
Vh’ftoire générale, la maréchale d’Ancre répondit
à fes juges, qu’elle avoit gouverné Catherine de
Médicis, par le pouvoir que les âmes fortes
doivent avoir fur les foibles ; 8c que ce beau
génie dans tous les genres, fait encore dire à
Mahomet, dans la tragédie de ce nom, qu’il veut
dominer *par le droit qu un efprit vajle & ferme en
fes de feins, a fu t C efprit grojfier des vulgaires humains.
Tels font les uniques droits naturels d’autorité
fur fes femblables ; les autres dépendent des conventions
civiles , & on ne fauroit foupçonner
qu’elles aient eu pour objet l ’efclavage de la
fociété. v t - a
Ce gouvernement étrange, ou le prince elt
un pâtre 8c le peuple un troupeau , où l’on outrage
la nature continuellement 8c de fang-froid,
le defpotifme , enfin, ne fut jamais infpiré par
elle ; les hommes en ont eu l’exemple 8c non pas
l ’idée.
Après que les hommes eurent imaginé des êtres
d’une efpèce au-deffus de la leur , à qui ils attribuèrent
des effets dont ils ignoroient les caufes ,
ils en firent leurs fouverains , & i l dut leur pa-
roître plus naturel de s’y foumettre qu’à leurs
femblables , de qui ils n’avoient ni les mêmes
maux à craindre, ni les mêmes biens à efpérer.
Les tems de l’enfance de l ’efpèce humaine, c’eft-
à-dire, ceux où elle a été reproduite dans la nature
, où bien toutes les fois que les fociétés fe font
renouvellées , après avoir été détruites par l’antiquité
; ces tems , dis-je , ont été ceux de la parfaite
égalité parmi les hommes : la force y domi-
n o it, mais on pouvoit la fuir , fi on ne pouvoit
y réfilter. Ainfi la première fujettion générale
dut être à l ’autorité des dieux. Ce n’eft que le
tems & l ’habitude de voir exercer en leurs noms
cette autorité par un homme, qui ont pu vaincre
la répugnance naturelle du pouvoir de quelques-
uns fur tous.
L a preuve que les premiers qui tenteront de
s’arroger ce pouvoir, ne s’y croyoient pas auto-
rifés par eux-mêmes, ni que les autres fuflent
difpofés à leur o b é ir , c’eft que tous les légifla-
teurs primitifs, ont eu recours à quelque divinité
pour faire recevoir, fous fes. aufpices, les loix
qu’ils donnèrent aux peuples qu’ils inftituerent.
On trouve dans les traditions des plus anciennes
nations du monde , le règne des dieux & des
demi-dieux ; & , comme dit Montaigne , toute police
à un dieu à fa tête.
L e chef n’en étoit que le miniftre ; il annoncent
fes volontés, tranfmet-toir fes ordres, 8c n’en
donnoit jamais de lui-même. Souvent ces ordres
étoient cruels, 8c un favant antiquaire a judi-
cieufement remarqué que la théocratie a pouffé
la tyrannie au plus horrible excès où la démence
humaine puiffe parvenir.
Infenfîblement les repréfentans du monarque
divin fe mirent à fa place ; ils n*eurent qu’un
pas à faire , on s’accoutuma à les confondre ; ils
refterent en poffeflïon du pouvoir abfolu qu’ils
n’avoient fait jufqu’alors qu’exercer , comme
fondés de procuration.
Mais cette erreur des peuples fur leurs def-
potes, qui , pour l’être davantage, laiffoient fub-
fifter les apparences de la théocratie, pouvoir
ceffer , 8c les hommes s’appercevoir qu’ ils n’o -
béiffoient plus qu’à leurs femblables : il valut
mieux fe réduire à une opinion moins faftucufe
& plus folide.
On fe contenta d’avoir reçu de la divinité un
pouvoir abfolu fur la' vie 8c fur les biens de fes
femblables : ce partage fut encore affez beau.
Samuel en fit celui de Saül , en le donnant aux
Hébreux pour Roi ; 8c il s’eft trouvé des hommes
affez vils 8c affez bas pour faire entendre au
maître que cette peinture de Saül contenoit le
•tableau des droits du fouverain. « L ’illuftre
» Boffuet, dit le comte de Boulainvilliers, a
» abufé des textes de l’écriture , pour former de
» nouvelles chaînes à la liberté des hommes, 8c
» pour augmenter le faite 8c la dureté des rois.
Je ne dis pas que #le comte dè Boulainvilliers
ait raifon dans cette imputation , 8c que les vues
de l’évêque de .Meaux aient été celles qu’il lui
reproche : mais il faudroit ignorer les principaux
faits de l ’hiftoire, pour ne pas convenir que dès
qu’ils le purent , les fauteurs des fuperftitions %
également avides de richeffes 8c d’autorite , cherchant
à acquérir l’une 8c l’autre par la ruine 8c
l’efclavage de tous, s’ efforcèrent de perfuader
le pouvoir fans borne des fouverains qu’ils tentèrent
eux-mêmes de fubjuguer, apres s’en etre
fervis pour élever leur puiflance ; mais qu’ils
exaltèrent tant qu’ils en eurent befoin, prêchant
à tous l’obéiffance abfolue à un feu l, pourvu que
celui-là leur fût fournis ; faifant tout dépendre de
lui , pourvu qu’il dépendît d’eux.'
On peut voir dans Suidas ,dans Méqeray 8c dans
beaucoup d’autres hiftoriens, combien ils abu-
ferent, à la ruine de la foc iété, de cette maxime,
toute puijfance vient d’en haut : maxime qui femble
difpenfer ceux qui voudroient s’ en p révaloir,
des apparences même de la jullice.
On auroit penfé plus jufte 8c parlé p|us ^en
fément; l ’autorité dés fouverains en eût été plus
affermie, fi l’on eût dit: Toute puijfance vient de la
nature & de la raifon, par qui tout homme doit
régler fe s avions y car toute puiffance n’eft établie
8c ne doit s’exercer que par elles. C ’eft la raifon
qui a voulu-que les hommes réunis, en fociété ,
ne pouvant être gouvernés par la multitude , re-
miffent à un feul ou à phifîeurs, fuivant leur
nombre 8c l’étendue des poffeffions qu’i-ls avoient
à conferver , le pouvoir- de les /gouverner , fuivant
les conventions ôc les loix de la fociété qu ils
avoient formée*
C ’eft encore la raifon qui veut que ceux à qui
cette autorité eft confiée en ufent, non félon la
force dont ils font dépofitaires, mais conformément
à ces mêmes lo ix , qui, dàns le fa it , bornent
toute leur puiffance au pouvoir de les faire exécuter.
On demandoit à Archidamus qui eft-ce
qui gouvernoit à Sparte: ce font les loix , d it - il,
& puis le magijlrat , fuivant les loix. I l faudroit
pouvoir faire cette réponfe de tous les gouver-
nemens du monde.
Je fais bien que Grotius n*a pas été le feul
qui ait penfé d’une façon contraire à ces principes.
Hobbes ne leur paroît pas plus favorable;
mais il ne faut attribuer ce qu’il femble dire
d’analogue aux maximes du premier, qu’à fes
malheurs perfonnels , 8c à la néceffité des preonf-
tances dans lefquelles il s’eft trouvé. C e philosophe
s’eft enveloppé ; il en eft de fes ouvrages
politiques , comme du prince de Machiavel y ceux
qui n’ont vu que le fens apparent qu’ils présentent
, n’ont point compris le véritable.
Hobbes avoit un autre but : en y regardant
de près, on voit qu’il n’a fait l’apologie du fouverain
, que pour avoir un prétexte de faire la
fatyre de la-,divinité , à laquelle il le compare ,
8c à qui il n’y a pas un honnête homme qui voulût
reffembler.
Cette idée lumineufe 8c jufte ne fe trouveroit .
pas ic i , fi elle fe fût préfentée plutôt à l’un des
plus beaux génies de ce fiècle , qui eft l ’auteur dè
l’article H O B B ES de ce dictionnaire. Elle explique
toutes les contradictions apparentes de l ’un
des plus forts logiciens, 8c des plus hommes de
bien de fon tems.
Comment en effet préfumer qu’un raifonneur fi
profond ait penfé qu’un être quelconque pût
donner fur lu i, à un autre être de la même efpèce,
un pouvoir indéfini , 8c qu’en conféquence de
cette conceflïon , celui-là p û t, à la vérité , être
malfaifant, mais jamais injufte ? Comment imaginer
qu’il ait cru que celui que le droit de la
guerre permettoit de tuer dans l’état de nature,
fe foumet à toutes fortes de fervices 8c d’obéif-
fances envers celui qui veut bien lui conferver
la vie à cette condition , 8c que cette obligation
eft , fans reftridion , à tout ce qu’il voudra ?
Cette propofition annonce très - diftindement
plufieurs contradictions. 1^. Le vainqueur, d’après
cet affreux fyftême , pourroit exiger du
vaincu qu’il s’ôtât la v ie , qu’il l’ôtât à fon père,
à fa femme , à «fes enfans, enfin, qu’ il facrifiât ce
qu’ il a de plus cher, 8c il ne s’eft fournis à cet
cfclavage infâme, que pour le conferver.
a°. S’il eft vrai qu’il foit dans la nature que
le plus 'fort tue le plus foible qui lui réfifte, il
n’eft pas vrai qu’il y foit qu’il le faffe efclave.
On n’en verroit point dans l’état de nature ;
qu’en feroit-on? Elle permet de tuer, parce qu’ il
lui eft fort indifférent fous quelle forme un être
Finances, Tome I,
exifte ; il ne s'agit pour elle que d’une modification
de plus ou de moins, 8c elle fe fait toujours
fans aucune peine 8c fans aucuns frais de fa part ;
mais elle ne peut fouffrir aucun efclavage, parce
qu’il ne lui eft utile à rien, 8c qu’ elle n’a donné
ce droit à aucun être fur un autre.
Où les obligations ne font pas réciproques,
les conventions font nullçs ; pour avoir été dite ,
cette vérité n’en eft pas moins une. N ’ eft-ce pas
abufer des mots 8c de la faculté de raifonner , que
de dire , Le magijlrat qui tient fon pouvoir de la lo i,
nejl pas fournis à la loi ? Malgré tous les'fophifmes
qu’on peut faire pour foutenir cette aflertion inhumaine
, il eft clair qu’en tranfgreffant la loi qui lui
donne l’autorité , le magiftrat renverfe les fonde-
mens de fon pouvoir ; qu’en y fubftituant fa volonté
, il fe remet dans l’état de nature par rapport
aux autres , 8c les y reftitue par rapport à lui ; que
chacun reprend alors contre lu i, comme il reprend
contre tous , le droit de n’avoir pour règle que
fa volonté ; droit auquel on n’avoit renoncé ,
que parce qu’il y avoit renoncé lui-même ; 8c
qu’enfin , en violant le pade foc ia l, il difpenfe
envers lui de fon exécution , force tous ceux qui
s’y font fournis à rentrer dans le droit naturel de
pourvoir à leur défenfe , qu’ils n’avoient aliénée
que pour y fubroger la loi qui punit les infractions
faites à la foc iété, comme un moyen moins
violent 8c plus certain d’aflurer leur confervatiott
générale 8c individuelle.
Si Hobbes eût réellement prétendu, comme il
le d it, 8c comme le penfe férieufement Grotius,
qu’un peuple qui a remis fon droit a un tyran , ne
fubfjle plus y ne pourroit - on pas lui répondre
qu’en ce cas le tyran ne fubfifte plus lui-même ?
Sur quoi fubfifteroit - il ? L a multitude , ( comme
l’appelle Hobbes, après Ce droit rem is ) , diroit
au tyran : « Je ne fuis plus le peuple de qui
» vous tenez le droit que vous voulez exercer ,
» puifque votre éledion m’anéantît : n’étant plus
» ce que j ’étois lorfque j ’ai contracté avec vous ,
» étant une autre perfonne,je ne fuis plus tenu
» d’aucune des conditions ; y> 8c ce raifonnement
fêroit jufte.
Les puiflances avec lefquelles des fouverains
détrônés ont contradé des obligations d’état ,
étant fur le trône, peuvent-elles , lorfqu’ ils ne
font plus que des perfonnes privées , exiger d’eux
l’exécution de ces conventions ? Si pendant que
le roi Jacques régnoic en Angleterre, la France
eût fait avec lui un traité par lequel il fe fût
engagé à lui céder quelque port de ce royaume ,
n’eût-elle pas été ridicule de vouloir forcer le
même roi Jacques , n’étant plus que fimple particulier
$ 8c fon penfionnaire à faint-Germain , à
remplir les conditions du traité , ,8c à remettre
I le port promis ? I l en eft de même de la multitude
, fi elle ceffc d’être peuple auflî-tôt qu’elle a
conféré à Un autre le droit de la gouverner.
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