Une vaine délicatefle nous porte à rire de ce qui
fait frémir nos voifins, & de ce qui pénétroit les
Athéniens de terreur ou de pitié : c’eft que la vigueur
de l’ame & la chaleur de l’imagination ne font pas au
même degré dans le cara&ere de tous les peuples. Il
n’en eft pas moins vrai qu’en nous la réflexion du
moins fuppléeroit au fentiment, & qu’on s ’habitue-
roit ici comme ailleurs à la plus vive expreflion de
la nature > il le goût méprifable des parodies n y
difpofoit l’efprit à chercher le ridicule à côté du fu-
blime : de-là cette crainte malheureufe qui abat &C
refroidit le talent de nos afteurs. Voyc^ P a r o d i e -
Il efl dans le public une autre efpece d’hommes
qu’affe&e machinalement l’excès d’une déclamation
outrée. C ’eft en faveur de ceux-ci que les Poètes
eux-mêmes excitent fouvent les comédiens à charger
le gefte & à forcer l’expreflion, furtout dans les
morceaux froids & foibles , dans lefquels au défaut
des chofes ils veulent qu’on enfle les mots. C’eft une
obfervation dont les aûeurs peuvent profiter pour
éviter le piège où les Poètes les attirent. On peut
divifer en trois claffes ce qu’on appelle les beaux
vers : dans les uns la beauté dominante eft dans l’ex-
preflion : dans les autres elle eft dans la penfée ; on
conçoit que de ces deux beautés réunies fe forme
l ’efpece de vers la plus parfaite & la plus rare. La
beauté du fond ne demande pour être fentie que le
naturel de la prononciation ; la forme pour éclater
& fe foûtenir par elle-même, a befoin d’une déclamation
mélodieufe & fonnante. Le poète dont les
vers réuniront ces deux beautés, n’exigera point de
l’aéleur le fard d’un débit pompeux ; il appréhende
au contraire que l’art ne défigure ce naturel qui lui
a tant coûté : mais celui qui fentira dans fes vers la
foiblcffe de la penfée ou de l’expreflion, ou de l’une
& de l’autre, ne manquera pas d’exciter le comédien
à les déguifer par le preftige de la déclamation : le comédien
pour être applaudi fe prêtera aifément à l’artifice
du poète ; il ne voit pas qu’on fait de lui un
charlatan pour en impofer au peuple.
Cependant il eft parmi ce même peuple d’excel-
lens juges dans l’expreflion du fentiment. Un grand
prince fouhaitoit- à Corneille un parterre compofé
de miniftres, & Corneille en demandoit un compofe
de marchands de la rue faint Denis. Il entendoit
par-là des efprits droits & des âmes fenfibles, fans
préjugés, fans prétention. C’eft d’un fpeftateur de cette
claffe, que dans une de nos provinces méridionales,
l’aftrice (mademoifelle Clairon) qui joue le rôle
d’Ariane avec tant d’ame & de vérité, reçut un jour
cet applaudiffement fi fincere & fi jufte. Dans la fee-
ne où Ariane cherche avec fa confidente quelle peut
être fa rivale, à ce vers Efi-ce Mégijle, Eglé, qui le
rend infidèle, l’aôrice vit un homme qui les yeux en
larmes fe penchoit vers elle, & lui crioit d’une voix
étouffée : c'efl Phedre, défi Phedre. C’eft bien - là le
çri de la nature qui applaudit à la perfeétion de l’art.
Le défaut d’analogie dans les penfées, de liaifon
dans le ftyle , de nuances dans les fentimens, peut
entraîner infenfiblement un afteur hors de la déclamation
naturelle; C ’eft une réflexion que nous avons
faite, en voyant que les tragédies de Corneille étoient
conftamment celles que l’on déclamoit avec le plus
de fimplicité. Rien n’eft plus difficile que d’être naturel
dans un rôle qui ne l’eft pas. .
Comme le gefte luit la parole, ce que nous avons
dit de l’une peut s’appliquer à l’autre : la violence de
la paflion exige beaucoup de geftes,& comporte même
les plus expreflifs. Si l’on demande comment ces
derniers font lufceptibles de nobleffe, qu’on jette les
yeux fur les forces du G uide, fur le Poetus antique, fur
le Lapcoon, &c. Les grands peintres ne feront pas cette
difficulté. Les réglés défendent, difoit Baron, de lever
les bras au-defjus de la tête ; maisfi la paffion les y.porte
y ils feront bien : la paffion en fait plus qtie les rtglis'i
Il eft des tableaux dont l’imagination eft émûe, &
dont les yeux feroient bleffés : mais le vice eft dans
le choix de l’objet, non dans la force de l’expreflion.
Toutce qui feroit beau en peinture, doit être beau
fur le théâtre. Et que ne peut-on y exprimer le def-
efpoir de la foeur de Didon, tel qu’il eft peint dans
l’Enéide ! Encore une fois, de combien de plaifirs
ne nous prive point une vaine délicatefle ? Les Athéniens
plus fenfibles & aufli polis que'nous, voyoient
fans dégoût Philoôete panfant fa bleflure, & Pilade
effuyant l’écume des levres de fon ami étendu fur 1®
fable.
L’abattement de là doiileitr permet peu de geftes ;
la réflexion profonde n’en veut aucun : le fentiment
demande une àftion fimple comme lui : l’indignation
, le mépris, là fierté, la menace, la fureur concentrée
, n’oftt befoin que de l ’expreflxon des yeux
dû vifage ; un regard , un mouvement de tête ,
voilà leur aftion naturelle; le gefte ne feroit que
l’affoiblir. Que ceux qui reprochent à un aéteur de
négliger le gefte dans les rôles pathétiques de pere ,
ou dans les rôles majeftueux de rois, apprennent
que la dignité n’a point ce qu’ils appellent des bras.
Augufte tendoit fxmplement la main à Cinna, en lui
difant : foyons amis. Et dans cette réponfe :
Connoffe^- vous Céfar pour lui parler ainfi?
Céfar doit à peine laiffer tomber un regard fur Ptole^
mée.
Ceux-là fur-tout ont befoin de peu de geftes, dont
les yeux & les traits font fufceptibles d’une expref-
fion vive & touchante. L’expreflion des yeux & du
vifage eft l’ame de la déclamation ; c’eft - là que les
pallions vont fe peindre en caraéteres de feu ; c’eft
de-là que partent ces traits, qui nous pénètrent lorf-
que nous entendons dans Iphigénie, vous y ferer ma
fille : dans Andromaque, je ne t’ai point aimé cruel,
quai -je donc fait ? dans Atrée, reconnois-tu ce fang ?
&c. Mais ce n’eft ni dans les yeux feulement, ni feulement
dans les traits ,-que le fentiment doit fe peindre
; fon expreflion réfulte de leur harmonie, & les
fils qui les font mouvoir aboutiffent au liège de l’ame.
Lorfque Alvarès vient annoncer à Zamo're & à
Alzire l’arrêt qui les a condamnés, cet arrêt funefte
eft écrit fur le front de ce vieillard, dans fes regards
abattus, dans fes pas chancelans ; on frémit avant
de l’entendre. Lorfque Ariane lit le billet deThefée,1
les caraûeres de la main du perfide fe répètent comme
dans un miroir fur le vifage pâliffant de font
amante, dans fes yeux fixes & remplis de larmes ,
tdans le tremblement de fa main. Les anciens xi’a-
voient pas l’idée de ce degré d’expreflion ; & tel eft
parmi nous l’avantage des falles peu vaftes, & du
vifage découvert. Le jeu mixte & le jeu muet dévoient
être encore plus incompatibles avec les maf-
ques ; mais il faut avoiier aufli que la plûpart de nos
afteurs ont trop négligé cette partie, l’une des plus
éffentielles de fo déclamation.
Nous appelions jeu mixte ou compofe, l’expreflion
d’un fentiment modifié par les circonftances, ou de
plufieurs fentimens réunis. Dans le premier fens ,
tout jeu de théâtre eft un jeu mixte : car dans l’expreflion
du fentiment doivent fe fondre à chaque,
trait les nuances. du caradere & de la fituation du-,
perfonnage ; ainfi la férocité de Rhadamifte doit fe,
peindre même dans l’expreflion de fon amour ; ainfi
Pyrrhus doit mêler le ton du dépit & de la rage à'
l’expreflion tendre de ces «paroles d’Andromaque
qu’il a entendues., & qu’il répété en frémiffant :
Ceft Hector: - . & . . . .
Vnlà fes y euxfa bouche, & déjà fon audace 'ÿ
C'efl lui-même ; c’efi toi cher épousa que j ’embrajpf
Rien de plus varié-daos fes détails que le monologue'
de Camille ali 4e a de des Horaces ; friais fâ dofrlelir
eft un fentiment continu qui doit être comme le fond
de ce tableau. Et c’eft-là que triompheTadrice, qui
joue ce rôle avec autant de vérité que de noblefle,
d’intelligence que de chaleur. Le comédien a donc
toujours au moins trois expreflions à réunir, celle du
fentiment, celle du caradere , & celle de la fitua-
tion : réglé peu connue, & encore moins obfervée»
Lbrfque deux ou plufieurs fentimens agitent une
ame , ils doivent fe peindre en même tems dans les
traits & dans la v o ix , même à-travers les efforts qu’on
fait pour les diflimuler. Orofmane jaloux veut
s’expliquer avec Zaïre ; il defire & craint l’aveu qu’il
exige ; le fèeret qu’il cherche l’épouvante, & il brûle
de le découvrir: il éprouve de bonne-foi tous ces
mouvamens confus , il doit les exprimer de même.
La crainte,la fierté, la pudeur, le dépit, retiennent
quelquefois la paflion : mais fans la cacher, tout doit
trahir un coeur fenfible. Et quel art ne demandent
point ces demi-teintes, ces nuances d’un fentiment
répandues fur l’expreflion d’un fentiment contraire,
for-tout dans les feenes de difîimulation où le poète
a fuppofé que ces nuances ne feroient apperçûes que
des fpedateurs, & qu’elles échapperoient à la pénétration
des personnages intérefles ! Telle eft la difli-
mulation d’Atalide avec Roxane, de Cléopâtre avec
Antiochus, de Néron avec Agrippine. Plus les per-*
fonnages font difficiles à féduire par leur caradere
& leur fituation, plus la difîimulation doit être profonde,
plus par çonféquent la nuance de faufleté eft
difficile à ménager. Dans ce vers de Cléopâtre, c’en
efl fait, je me rends, & ma colere expire ; dans ce vers
de Néron, avec Britannicus je me réconcilié y l’expreffion
ne.doit pas être celle de la vérité, car le men-
fonge ne fauroit y atteindre : mais combien n’en doit-
elle pas approcher? En même tems que le fpeda-
teür s’apperçôit que Cléopâtre & Néron diflimulent,
il doit trouver vraiflemblable qu’Antiochus & Agri-
pine ne s’en apperçoivent pas, & ce milieu à faifir eft
peut-être le dernier effort de l’art de la déclamation.
Laiffer voir la feinte au fpeftateur, c’eft à quoi tout
comédien peut réuflir.; ne la laiffer voir qu’au fpec-
tateur,c’left ce que les plus confommés n’ont pas toû-
jours le talent de faire.
De tout ce que nous venons de dire , il eft aifé
de fe former une jufte idée du jeu muet. Il n’eft point
de feene, foit tragique, foit comique, où cette efpece
d’aûion ne doive entrer dans les filences. Tout
perfonnage introduit dans une feene doit y être inr
téreffé, tout ce qui l’intéreffe doit l’émouvoir, tout
ce qui l’émeut doit.fe peindre dans fes traits & dans
fes geftes : c’eft le principe du jeu muet ; & il n’eft
perfonne qui ne. foit choqué de la négligence de ces
aûeurs, qu’on voit infenfibles & fourds dès qu’ils
ceffent de parler, parcourir le fpeâacle d’un oeil indifférent
& diftrait, en attendant que leur tour vienne
de reprendre la parole.
En évitant cet excès de froideur dans les filences
du dialogue, on peut tomber dans l’excès oppofé. Il
eft un degré où les paflions font muettes, ingentes
fiupent : dans tout autre cas, il n’eft pas naturel d’écouter
en filence un difeours dont on eft violemment
émû, à moins que la crainte, le refpeâ:, ou telle autre
caufe, ne nous retienne. Le jeu muet doit donc
être une expreflion contrainte & un mouvement reprimé.
Le perfonnage qui s’abandonneroit à l’a&ion
devroit, par la même raifon, fe hâter de prendre la
parole : ainfi quand la difpofition du dialogue l’obligé
à.-fe .taire, on doit, entre voir dans l’expreffion
muette & retenue de fes fentimens, la raifon qui lui
•ferme la bouche.
Une circonftance plus critique eft celle où le poète
fait taire l’aâéür à contre-tems. On ne fait que
trop cômbien l’ambition des beaux vers a nui à la
vérité du dialogue. Voyc{ Dialogué. Combien de
fois un perfonnage qui interromproit fon interlocuteur
, s’il fuivoit le mouvement de la paflion, fe voit-
il condamné à laiffer achever une tirade brillante ?
Quel eft pour lors le parti que doit prendre l’aéteur
que le poète tient à la gêne ? S’il exprime par fon jeu
la violence qu’on lui fait, il rend plus Tenfiblë encore
ce défaut du dialogue, & fon impatiencé fe
communique au fpeélateur ; s’il diflimule cette impatience
, il joue faux en fe pofledant où il devroit
s’emporter. Quoi qu’il arrive -, il n’y a point à balancer
: il faut que l’aéteur foit vrai, même au péril
du poète;
Dans une circonftance pareille, Paftrice qui joue
Pénélope (mademoifelle Clairon) a eu l’art de faire
d’un défaut de vraiffemblance infôûtenable à la lecture
, un tableau théâtral de la plus grande beautés
Uliffe parle à Pénélope fous le nom d’un étranger:
Le poète, pour filer la reconnoiffance, a obligé Pac-
trice à ne pas lever les yeux fur fon interlocuteur :
mais à mefure qu’elle entend cette v o ix , les gradations
de la furprife, de Pefpérance, & de la joie, fe
peignent fur fon vifage avec tant de vivacité & de
naturel, le faififfement qui la rend immobile tient
le fpeélateur lui-même dans une telle fofpenfion *
que la contrainte de Part devient l ’expreflion de la
nature. Mais les auteurs ne doivent pas compter fui?
ces coups de force, & le plus sûr eft de ne pas mettre
les aâeurs dans le cas de jouer faux;
Il ne nous refte plus qu’à dire un mot des repos
de la déclamation, partie bien importante & bien
négligée. Nous avons dit plus haut que la déclamation
muette avoit fes avantages fur la parole : en efc
fet la nature a des fituations & des mouvemens que
toute l’énergie des langues ne feroit qu’affoiblir ,
dans lefquels la parole retarde l’aéfion, & rend l’ex-
preflion traînante & lâche. Les peintres dans ces fituations
devroient fervir de modèle aux poètes &
aux comédiens. L ’ Agamemnon de Timante, le faint
Bruno en oraifon de le Sueur, le Lazare du Rembran ,
la defeerite de croix du Carrache, font des morceaux
fublimes dans ce genre. Ces grands maîtres ont laifle
imaginer & fentir au fpeftateur ce qu’ils n’auroient
pû qu’énerver, s’ils a voient tenté de le rendre. Homère
& Virgile avoient donné l’exemple aux peintres.
Ajax rencontre Uliffe aux enfers, D idon y ren*
contre Enée. Ajax & Didon n’expriment leur indi-*
gnation que par le filence : il éft Vrai que l’indignation
eft une paffion taciturne, mais elles ont toutes
dés momeiis où le filence eft leur expreflion la plus
énergique & la plus vraie;
Les aéfeurs né manquent pas de fe plaindre $ que
lès Poètes ne donnent point lieu à ces filences élo-
quens, qu’ils veulent tout dire , & ne laiflent rien à
l’aéfion. Les Poètes gémiffent de leur côté de ne pouvoir
fe repofer fur l’intelligence & le talent de leurs
afteurs pour l’expreflîon des réticences. Et en général
les uns & les autres ont raifon ; mais l’ââeur qui
fent viveifrént, trouve encore dans l’expreflion du
poète affez de vuides à remplir;
Baron, dans le rôle d’Uliffe, étoit quatre minutes
à parcourir en filence tous lés changemens qui frap-
poient fa vûe en entrant dans fon palais.
Phedre apprend que Theféé eft vivant. Racine
s’eft bien gardé d’occuper par des paroles le premier
moment de cette fituation;
Mon époux efl vivant, (ÆndHe , c’efi affe£,
J ’ai fait P indigne aveu d ’un amour qui l ’oufràge >
I l vit y je ne Veux pas etifàvoir davantage;
C ’eft au filence à peirtdre l’horreur dont elle eft
faifie à cette nouvelle, & le refte de la,feene n’en
eft que le dévéloppement.
Phedre apprend de la bouche de Thefée, qu’Hip