Ter & à pratiquer: des figures entaffées, de grands
mots qui ne difent rien de. grand, des mouvemens
empruntés,qui ne partent jamais du coeur & qui n’y
arrivent- jamais, iie fuppofént ni 'dans l’auteur ni
dans le connoiffeur aucune élévation dans l’efprit,
aucune fenfibilité dans~l’ame :mais la vraie éloquence
étant l’éiîianatiôfîd’une- aine à la fois fimple, forte
, grande , & lènfible ,-il faut réunir toutes ces qualités
pour y exceller y & pour-fa voir comment on y
excelle. Il s’enfuit qu’un grand critique en éloquence,
doit être éloquent lui-même. Ofons le dire à l’avantage
dés; âmes fenfiblés,’ celui qui fe pénétré vivement
dû beau, du touchant, du fublime, n’eft pas
loin dè l’exprimer;; & l’ame qui en reçoit le fentiment
avec une certaine Chaleur, peut à fon tour de
produire. Cette difpofition à la vraie éloquence ne
■ comprend ni les avantages de l’élocution, ni cette
liarmônie entre le gëffe ,le ton, & le vifage qui com-
pofe l ’éloquence -extérieure (V>ye\ DÉ clam a-
~*tïôn). Il s’agit ici d ’une éloquence interne, qui fe
fait jour à-travers le langage le plus inculte & la plus
'grolîîerè exprefliori ; il s’agit de l’éloquence du pay-
fan du Danube, dont la ruftique fublimité fait fi peu
d ’honfteùr à l’art, & en fait tînt à la nature ; de cette
éloquence'fans laquelle l’orateur n’eft qu’un décla-
•mateür,'•& le critique qu’un froid Ariftarque.
Par la même raifon un critique en Morale doit
Savoir en lui,finon-les vertus pratiques, du moins
le germe de ces vertus. Il n’arrive que trop fouvent
ue les moeurs d’un homme éclairé font en contra-
iélion avec fes principes, quelquefois avec fes fen-
■ îimens. II n’eft donc- pas effentiel au critique en Morale
d?être vertueux, il fiiffit qu’il fôit né pour l’ê-
*re ; mais alors , quel 'métier que celui du critique ?
-avoir à fie condamner fans ceffe en approuvant les
gens de bien ! Cependant il ne feroit pas à fouhaiter
que le critique en Morale fût exempt de pallions &
de foibleffes : il faut juger les hommes ën hômme
vertueux, mais en homme ; fe connoître, connoître
fes femblables, & fiavoir ce qu’ils peuvent avant d’examiner
ce qu’ils doivent ; fie mettre à la place d’un
pere, d’un fils, d’un ami, d’un citoyen., d’un fujet,
d’un roi lui-même, & dans la balance de leurs devoirs
pefer les vices & les vertus de leur état ; concilier
la nature avec la fociété, mefurer leurs droits
& en marquer les limites, rapprocher l’intérêt per-
fonnei du bien général, être enfin le juge non le tyran
de l’humanité : tel feroit l’emploi d’un critique
fupérieur dans cette partie ; emploi difficile & important
, fur-tout dans l’examen de l’Hiftoire.
C ’eft-là qu’il feroit à fouhaiter qu’un philofophe
auffi ferme qu’éclairé, ofât appeller au tribunal de
la vérité, des jugemens que la flaterie & l’intérêt
ont prononcé dans tous les fiecles. Rien n’eft
plus commun dans les annales du monde , que
les vices & les vertus contraires mis au même rang.
La modération d’un roi jufte, & l’ambition effrénée
d’un ufurpateur ; la fiévérité de Manlius envers fon
fils, & l’indulgence de Fabius pour le fien ; la foû- :
million de Socrate aux lois de l’aréopage, & la hau-
-teur de Scipion devant le tribunal des comices, ont eu
-leurs apologiftes & leurs cenfeurs. Par-là l’Hiftoire,
-dans fa partie morale, eft une efpece de labyrinthe
•où l’opinion du lefteur ne celle de s’égarer ; c’eft un
guide- qui lui manque : or ce guide feroit un critique
capable de diftinguer la vérité de l’opinion, le droit
de l’autorité, le devoir de l ’intérêt, la vertu de la
’ gloire elle-même ; en un mot de réduire l’homme,
quel qu’il fût,. à la condition de citoyen ; condition
qui eft la bafe des lois, la réglé des moeurs, & dont
.aucun homme en fociété n’eut jamais droit de s’affranchir.
Voy*{ C i t o y e n .
Le critique doit aller plus loin contre le préjugé ;
Ül-doif confidérer non-feulement chaque homme en
particulier, mais encore chaque république cofflifiô
citoyenne de la terre, & attachée aux autres parties
de ce grand corps politique, par les mêmes devoirs
qui lui attachent à elle-même lès membres dont elle
eft formée : il ne doit voir la fociété ën général, que
comme un arbre immenfë dont chaque homme eft
un rameau, chaque république une branche, & dont
l’humanité eft le tronc. De-là le droit particulier &
le droit public, que l’ambition feule a diftingués, &
qui ne font l’un & l’autre que le droit naturel plus
-bu moins étendu, mais fournis aux mêmes principes.
Ainfi le critique jugeroit non-feulement chaque
homme en particulier fuivant les moeurs de fon fie-
cle & les lois de fon pays , mais encore les lois
les moeurs de tous les pays & de tous les fiecles, fuivant
lès principes invariables de l’équité naturelle:
Quelle que foit la difficulté de ce genre de critique
, elle leroit bien compenfée par fon utilité.:
quand il feroit vrai, comme Bayle l’a prétendu, que
l’opinion n’influât point fur les moeurs privées , il eft
du moins inconteftable qu’elle décide des aûions
publiques. Par exemple, il n’eft point de préjugé
plus généralement ni plus profondément enraciné
dans l’opinion des hommes, que la gloire attachée
au titre de conquérant ; toutefois nous ne craignons
point d’avancer que fi dans tous les tems les Philofo-;
phes, les Hiftoriens, les Orateurs, les Poètes, en
un mot les dépofitaires de la réputation & les dif-
penfateurs de la gloire , s’etoient réunis pour attacher
aux horreurs d’une guerre injufte le même op-*
probre qu’au larcin & qu’à l’affaffinat, on eût peu
vu de brigands illuftres. Malheureufement les Philo-
fophes ne connoiffent pas affez leur afeendant fur
les efprits : divifés, ils ne peuvent rien; réunis, ils
peuvent tout à la longue : ils ont pour eux la vérité ,1
la juftice, la raifon, & ce qui eft plus fort encore J
l’intérêt de l’humanité dont ils défendent la caufe.
Montagne moins irréfqlu, eût été un excellent
critique dans la partie morale de l’Hiftoite: mais peu
ferme dans fes principes, il chancelle dans les con-
féquences ; fon imagination trop féconde, étoit pour,
fa raifon ce qu’eft pour les yeux un cryftal à plu-,
fieurs faces, qui rend douteux l’objet véritable à
force de le multiplier.
L’auteur de l’efprit des lois eft le critique dont
l’Hiftoire auroit befoin dans cette partie : nous le citons
quoique vivant; car il eft trop pénible & trop
injufte d’attendre la mort des grands hommes pour;
parler d’eux en liberté.
Quoique le modèle intelleftuel d’après lequel un
critique fupérieur juge la Morale & l’Eloquence, en-;
tre effentiellement dans le modèle auquel doit fe rap-'
porter la Poéfie, il s’en faut bien qu’il fùffife à la
perfe&ion de celui-ci : combien le modèle de la Poé-i
fie en général n’embraffe-t-il pas de genres différens
& de modèles particuliers ? Bornons-nous au poème
dramatique & à l’épopée.
Dans la comédie, quel ufage du monde, quelle
connoiffance de tous les états ! combien de vices ,
de pallions, de travers, de ridicules à obferver, à
analyfer, à combiner, dans tous les rapports, dans
toutes les fituations, fous toutes les faces poffibles l
combien de carafteres ! combien de nuances dans le
même caraftere ! combien de traits à recueillir, de
contraires à rapprocher! quelle étude pour former le
feul tableau du Mifantrope ou du Tartuffe ! quelle
étude pour être en état de le juger ! Ici les réglés de
l’art font la partie la moins importante : c’eft à la vérité
de l’expreflion, à la force des touches, au choix
des fituations & des oppofitions, que le critique doit
s’attacher ; il doit donc juger la comédie d’après les
originaux ; & fes originaux ne font pas dans l’art,
mais dans la nature. L’avare de Moliere n’eft point
l’avare de Plaute $ ce n’eft pas même tel avare e^
particulier, mais un affemblage de traits répandus
dans cette efpece de caraftere ; & le critique a dû les
recueillir pour juger l’enfemble, comme l’auteur
pour le compofer. Voye^ C omédie.
Dans la tragédie, à l’obfervation de la nature fe
joignent dans un plus haut degré que dans la comédie,
l’imagination & le fentiment; & ce dernier y
domine. Ce ne font plus des câra&eres communs ni
des évenemens familiers que l’auteur s’eft propofé
de rendre ; c’eft la nature dans les plus grandes proportions
, & telle qu’elle a été $ieIquefois lorfqu’-
elle a fait des efforts pour produire des hommes &
des chofes extraordinaires. Voye^ T r a g éd ie . Ce
n’eft point la nature repoféë, mais la nature en con-
traftion, & dans cet état de fouffrance où la mettent
les pallions violentes, les grands dangers, &
l’excès du malheur. Où en eft le modèle ? Eft-ce dans
le cours tranquille de la fociété ? Un ruiffeau. ne
donne point l ’idée d’un torrent, ni le calme l’idée
de la tempête. Eft-ce dans les tragédies exiftantes ?
Il n’en eft aucune dont les beautés forment un modèle
générique : on ne peut juger Cinna d’après OEdipe
, ni Athaîie d’après Cinna. Eft-ce dans l’Hiftoire?
Outre qu’elle nous préfenteroit en vain ce modèle,
fi' nous n’avions en nous dequoi le reconnoître & le
faifir ; tout événement, toute fituation, tout perfon-
nage héroïque ne peut avoir qu’un caraftere de beauté
qui lui eft propre, & qui ne fauroit s’appliquer à
ce qui n’eft pas lui ; à moins cependant que rempli
d’un grand nombre de modèles particuliers, l’imagination
& le fentiment n’en généralifent en nous l’idée.
C ’eft de cette étude confommée que s’exprime,
pour ainfi dire,le chyle dont l’ame du critique fe nourrit
, & qui changé en fa propre fubftance, forme en
lui ce modèle intellectuel , digne production du génie.
C ’eft fur-tout dans cette partie que fe reffem-
blent l’orateur, le poète, le muficien, & par confé-
quent les critiques fuperieurs en Eloquence, en Poéfie
, & en Mufique : car on ne fauroit trop infifter fur
ce principe, que le fentiment feul peut juger le fentiment
; & que foumettre le pathétique au jugement
de l’efprit, c’eft vouloir rendre l’oreille arbitre des
■ couleurs, & l’oeil juge de l’harmonie.
Le même modèle intellectuel auquel un critique fupérieur
rapporte la tragédie, doit s’appliquer à la
partie dramatique de l’épopée : dès que le poète épique
fait parler lès perfonnages,d’épopée ne différant
plus de la tragédie que par le tifiu de l’aCtion, les
moeurs, les fentimens, les caraCteres, font les mêmes
que dans la tragédie, & le modèle en eft commun.
Mais lorfque le poète paroît & prend la place ;
de fes perfonnages, l’aCtion devient purement épique
: c’eft un homme infpiré aux yeux duquel tout
s’anime ; les êtres infenfibles prennent une ame ; les
abftraits , une forme & des couleurs ; le foufle du
génie donne à la nature une vie & une face'nou-
velle ; tantôt il l’embellit par fes peinturés, tantôt
il la trouble par fes preftiges & en renverfe toutes les
lois ; il franchit les limites du monde ; il s ’élève dans
les efpaces immenfes du merveilleux ; il crée de nouvelles
fpheres : les deux ne peuvent le contenir ; &
il faut avoiier que le génie de la Poéfie confidéré fous
ce point de vue, eft le moins abfurde des dieux qu’ait
adoré l’antiquité payenne. Qui ©fera le fuivre
dans fon enthoufiafine, fi ce n’eft celui qui l’éprouve
? Eft-ce à la froide raifon à guider l’imagination
dans fon ivreffe ? Le goût timide & tranquille viendra
t-il lui préfenter le frein ? O vous qui voulez
voir ce que peut la Poéfie dans fa chaleur & dans
fa force, laiffez bondir en liberté ce courfier fougueux
; il n’eft jamais fi beau que dans fes écarts ; le
manège ne feroit que rallentir fon ardeur, & con-
traindre l’aifance noble de fes mouvemens: livré à
lui-meme, il fe précipitera quelquefois ; mais il confervera,
même, dans fa chûte, cette fierté & cette
audace qu’il perdroit avec la liberté. Prefcriyez au
f ? 1p,& aiî madrigal des réglés gênantes ; mais Iaif-
xez à 1 epopée une carrière fans bornes ; le génie n’en
connoit point : c’eft en grand, qu’on doit critiquer
les grandes chofes, il faut donc les concevoir en
grand, cèft-a-dire avec la même force, la même
élévation, la même chaleur qu’elles ont été produites.
Pour cela il faut, en puifer le modèle, non dans
les beautés de la nature, non dans les productions
de 1 art, mais dans l’un & l’autre favamment approfondies
; & fur-tout dans une ame vivement péné-
tree du beau, dans une imagination affez aûive ÔC
affez hardie pour parcourir la carrière immenfe des
poffibles dans l ’art de plaire & de toucher.
Il fuit des principes que nous venons d’établir,
qu il n’y a de critique univerfellement fupérieur que
le public , plus ou moins éclairé fuivant les pays
& les fiecles , mais toûjours refpeftable en ce qu’il
comprend les meilleurs juges dans tous les genres,
dont les opinions prépondérantes l ’emportent, & fe
réunifient à la longue pour former l’avis général. Le
public eft comme un fleuve qui coule fans ceffe, &c
qui dépôfe fon limon. Le tems vient où fes eaux pures
font le miroir le plus .fidele que puiffent conful-
ter les Arts.
A l’égard des particuliers qui n’ont que des prétentions
pour titres, la liberté de fe tromper avec
! confiance eft un privilège auquel ils doivent fe borner
, & nous n’avons garde d’y porter atteinte.
On peut nous oppoler que l’on naît avec le talent
de la critique. Oui, comme on naît poète, hiftorien ,
orateur, c’eft-à-dire avec des difpofitions à le devenir
par l’exercice & l’étude.
Enfin l’on peut nous demander, fi fans toutes les
qualités que nous exigeons, les Arts & la Littérature
n’ont pas eu d’excellens juges. C ’eft une queftion de
fait fur les Arts ; nous nous en rapportons aux artistes.
Quant à la Littérature, nous ofons répondre
qu’elle a eu peu de critiques fuperieurs, & moins e n core
qui ayent excellé en différentes parties.
On n’entreprend point d’en marquer les claffes.
Nous avons indiqué les principes ; c’eft au le&eur à
les appliquer : il fait à quel poids il doit pefer Cicéron
, Longin , Petrone, Quintilien , en fait d’éloquence
; Ariftote, Horace, & Pope, en fait de Poéfie
: mais ce que nous aurons le courage d’avancer
quoique bien fûrs d’être contredits par le bas peuple
des critiques, c’eft que Boileau, à qui la verfification
& la langue font en partie redevables de leur pureté ,
Boileau, l’un des hommes de fon fiecle qui avoit le
plus étudié les anciens , & qui poffedoit le mieux
l’art de mettre leurs beautés en oeuvre ; Boileau n’a
jamais bien jugé que par comparaifon. De-là vient
qu’il a rendu juftice à Racine, l’heureux imitateur
d’Euripide, & qu’il a méprifé Quinault, & loué froidement
Corneille, qui ne reffembloient à rien, fans
parler du Taffe qu’il ne connoiffoit point ou qu’il n’a
jamais bien fenti. Et comment Boileau qui a fi peu
imaginé, auroit-il été un bon juge dans la partie de
l’imagination ? Comment auroit-il été un vrai con-
noiffeur dans la partie du pathétique, lui à qui il n’eft
jamais échappé un trait de fentiment dans tout ce
qu’il a pû produire ? Qu’on ne dife pas que le genre
de fes oeuvres n’en étoit pas fufceptible. Le fentiment
& l’imagination favent bien s’épancher quand
ils abondent dans l’ame. L’imagination qui dominoit
dans Malebranche, l’a entraîné malgré lui dans ce
qu’il appelloit la recherche de la vérité, & il n’a pû
s^empêcher de s’y livrer dans le genre d’écrit où il
étoit le plus dangereux de la fuivre. C ’eft ainfi que
les fables de la Fontaine ( cet auteur dont Boileau
n’a pas dit un mot dans fon Art poétique (font femées
de traits auffi touchans que délicats, de ces traits qui