à la corriger. Sa voix n’étoit point harmonieufe ,
elle fut la rendre pathétique ; fa taille n’avoit rien
de majeftueux, elle l’ennoblit par les décences ; fes
yeux s’embelliffoient par les larmes, 8c fes traits
par Fexprefîion du fentiment : fon ame lui tint lieu
de tout.
On vit alors ce que la fcene tragique a jamais
reuni de plus parfait ; les ouvrages de Corneille 8c
de Racine repréfentés par des atteurs dignes d’eux.
En luivant les progrès 8c les viciflîtudes de la déclamation
théâtrale, nous effayons de donner une idée
des talens qu’elle a fignalés, convaincus que les principes
de l’art ne font jamais mieux fentis que par l’étude
des modèles. Corneille 8c Racine nous relient,
Baron 8c la Lecouvreur ne font plus ; leurs leçons
étoient écrites, li on peut parler ainfi, dans le vague
de l’a ir, leur exemple s’eft évanoiii avec eux.
Nous ne nous arrêterons point â la déclamation
comique ; perfonne n’ignore qu’elle ne doive être
la peinture fidele du ton 8c de l’extérieur des per-
fonnages dont la Comédie imite les moeurs. Tout le
talent confifte dans le naturel ; & tout l’exercice,
dans l’ufage du monde : or le naturel ne peut s’enfei-
gner, & les moeurs de la fociété ne s’étudient point
dans les livres ; cependant nous placerons ici une
réflexion qui nous a échappé en parlant de la Tragédie
, & qui eft commune aux deux genres. C ’eft que
par la même raifon qu’iin tableau deftiné à être vu
de loin, doit être peint à grandes touches, le ton du
théâtre doit être plus haut, le langage plus foûtenu,
la prononciation plus marquée quedans la fociété, oii
l’on fe communique de plus près, mais toujours dans
les proportions de la perfpeélive, c’eft-à-dire de
maniéré que l’exprelîion de la voix foit réduite au
degré de la nature, lorfqu’elle parvient à l’oreille
des fpe&ateurs. Voilà dans l’un & l’autre genre la
feule exagération qui foit permife ; tout ce qui l’ex-
cede eft vicieux.
On ne peut voir ce que la déclamation a é té, fans
preffentir ce qu’elle doit être. Le but de tous les arts
eft d’intérefler par l’illufion; dans la Tragédie l’intention
du poëte eft de la produire ; l’attente du fpec-
tateur eft de l’éprouver ; l’emploi du comédien eft
de remplir l’intention du poëte & l ’attente du fpec-
tateur. Or le feul moyen de produire 8c d’entretenir
l’illufion, c’eft de reflembler à ce qu’on imite. Quelle
eft donc la réflexion que doit faire le comédien en
entrant fur la fcene ? la même qu’a dû faire le poëte
en prenant la plume. Qui va parler ? quel eft fon
rang ? quelle ejl fa fituation ? quel efl fon caractère ? comment
s'ex primer oit-il s'il paroiffoit lui-même ? Achille
& Agamemnonfe braveroient-ils en cadence ? On peut
nous oppofer qu’ils ne fe braveroient pas en vers,
8c nous l’avouerons fans peine.
Cependant,, nous dira-1-on, les Grecs ont crû
devoir embellir la Tragédie par le nombre. 8c l’harmonie
des vers. Pourquoi, fi l’on a donné dans tous
les tems au ftyle dramatique une cadence marquée,
vouloir la bannir de la déclamation ? Qu’il nous foit
permis de répondre qu’à la vérité priver le ftyle héroïque
du nombre & de l’harmonie , ce feroit dépouiller
la nature de fes grâces les plus touchantes ;
mais que pour l’embellir il faut prendre fes orne-
mens en elle-même , la peindre, finon comme elle
a coûtume d’être, du moins comme elle eft quelquefois.
Or il n’eft aucune efpece de nombre que la
nature n’employe librement dans le ftyle, mais il
n’en eft aucun dont elle garde fervilement la périodique
uniformité. II y a parmi ces nombres un choix
à faire & des rapports à obferver ; mais de tous ces
rapports, les plus flateurs ceflent de l’être fans le
charme de la variété. Nous préférons donc pour la
poëfie dramatique, une proie nombreufe aux vers.
Oui fans doute : 8c le premier qui a introduit des
interlocuteurs fur la fcène tragique, Efchÿle lui-
même , penl'oit comme nous ; puifqu’obligé de céder
au goût des Athéniens pour les vers, il ira employé
que le plus fimple 8ç le moins cadencé de tous', afin
de fe rapprocher autant qu’il lui étoit poflible de
cette proie naturelle dont il s’éloignoit à regret.’
Voudrions-nous pour cela bannir aujourd’hui les
vers du dialogue ? non, puifque l’habitude nous
ayant fendus infenfibles à ce défaut de vraiflem-
blance, on peut joindre le plaifir de voir une penfée,'
un fentiment ou une image artiftement enchâffée
dans les bornes d’un vers, à l’avantage de donner
pour aide à la mémoire un point fixe dans la rime ,
8c dans la mefure-iin efpace déterminé.
Remontons au principe de l’illufion. Le héros dif-
paroît de la fcene, dès qu’on y apperçoit le comédien
ou le poëte ; cependant comme le poëte fait penfer
8c dire au perfonnage qu’il employé, non ce qu’il a
dit 8c penfé, mais ce qu’il a dû penfer 8c dire , c’eft
à l’aéteur à l’exprimer comme le perfonnage eût dû
le rendre. C’eft-là le choix de la belle nature, & le
point important 8c difficile tie l’art de la déclamation
La noblefle 8c la dignité font les décences du théâtre
héroïque : leurs extrêmes font l’emphafe 8c la familiarité
; écueils communs à la déclamation 8c au ftyle,’
& entre lefquels marchent également le poëte & le
comédien. Le guide qu’ils doivent prendre dans ce
détroit de l ’art, c’eft une idée jufte de là belle nature.
Refte à fa voir dans quelles fources le comédien
doit la puifer.
La première eft l’éducation. Baron avoit coûtume
de dire qu'un comédien devroit avoir été nourri fur les
genoux des reines; expreflionpeumefurée, mais bien
fende,
La fécondé feroit le jeu d’un aéleur confommé ;
mais ces modèles font rares, & l’on néglige trop la
tradition, qui feule pourroit les perpétuer. On fait,
par exemple, avec quelle finefle d’intelligence 8c
de fentiment Baron dans le début de Mithridate avec
fes deux fils , marquoit fon amour pour Xipharès &
fa haine contre Pharnace. On fait que dans ces vers,
Princes , quelques raifons que-vous me puiffie^ direa
Votre devoir ici n'a point dû vous conduire ,
Ni vous faire quitter en de f l 'grands befoins ,
' Vous le Pont, 'vous Colchos9 confiés à vos foins.
il difoit à Pharnace, vous le Pont9 avec la.hauteur
d’un maître 8c la froide févérité d’un juge ; & à Xipharès
, vous Colchps , avec L’expreffion d’un reproche
fenfible & d’une furprife mêlée d’eftime, telle
qu’un pere tendre la témoigne à un fils dont la vertu
n’a pas rempli fon attente. On fait que dans ce vers
de Pyrrhus à Andromaque ,
Madame, en Vembrajfant fonge£ à le ftuver,
le même a&eur employoit au lieu de la menace^
l’expreflion pathétique de l’intérêt 8c de la pitié ; 8c
qu’au gefte touchant dont il accompagnoit ces mots ,
en l'embrajfant, il fembloit tenir Aftyanax entre, les
mains, & le préfenter à fa mere. On fait que dans
ce vers de Severe à F élix,
Serve£ bien votre roi, ferve7_ votre monarque,
il permettoit l’un & ordonnoit l’autre avec les gradations
convenables au cara&ere d’un favori de
Décie , qui n’étoit pas intolérant. Ces exemples, &
une infinité d’autres qui nous ont été tranfmis par
des amateurs éclairés de la belle déclamation, de-,
vroient être fans celle préfens à ceux qui courent la
même carrière ; mais la plûpart négligent de s’en
inftruire, avec autant de confiance que s’ils étoient
par eux-mêmes en état d’y fuppléer.
La troifieme f mais celle-ci regarde l’aôion, donf(
nous parlerons dans la fuite) , c’eft l’étude des mor
numens -de l’antiquité. Celui qui fe diftingue le plus
aujourd’hui dans la partie dé l’aélion théâtrale , 8c
qui foûtient le mieux par fa figure l’illufion du merveilleux
fur notre fcene îyrique, M. Chafle doit la
fierté de fes attitudes, la noblefle de l'on gefte, 8c
la belle entente de fes vêtemens, aux chefs-d’oeuvre
de Sculpture & de Peinture qu’il a fçavamment observés.
La quatrième enfin, la plus féconde & la plus négligée
, c’eft l’étude des originaux, & l’on n’en voit
guere que dans les'livres. Le monde eft l’école d’un
comédien; théâtreimmenfe où toutes les pallions,
fous les états, tous les caraélères font en jeu. Mais
comme la plûpart de ces modèles manquent de no-
blefle 8c de correélion, l’imitateur peut s’y méprendre,
s’il n ’eft d’ailleurs éclairé dans fon choix. Il ne
fuflit donc pas qu’il peigne d’après nature, il faut encore
que l’étude approfondie des belles proportions
8c des grands principes du deflein l’ait mis en état de
la corriger.
L’étude de l’hiftoire 8c des ouvrages d’imagination
, eft pour lui ce qu’elle eft pour le peintre &
pour le fculpteur. Depuis que je Us Homere, dit un ar-
tifte célébré de nos jours (M. Bouchardon), les hommes
me paroiffent hauts de vingtpiés.
Les livres ne présentent point de modèle aux
y e u x , mais ils en offrent à l’efprit : ils donnent le
ton à l’imagination 8c au fentiment ; l’imagination
8c le fentiment le donnent aux organes. L’aûrice
qui liroit dans Virgile,
Ilia graves ocùlos conata attollcre, riirfùs
• 1déficit . ....................................
Tér fefe attolleris , cubitoque innixa levavit,
Ter tevolutd tbfo êfl, àculifque errantibus alto
Quoefivit ccelô lïicenï, ïngemuitque rêpertà.
L’afïrice qui liroit cette peinture fublime , appren-
droit à mourir fur le théâtre. Dans la Pharfale,
Afranius lieutenant de Pompée voyant fon armée
périr par la foif, deman.de à parler à Céfar ; il pa-
roît devant lu i, mais comment ?
Servata precanti
Ifiajeflas , non fracla malis ; interque priorem
poftunam , cajufque novos gerit omiiia victi ,
: Sed ducis , & veniam fecuro peciore pôfcit.
Quelle imagé , 8c. quelle leçon pour un a fleur intelligent
!
On a vû des exemples d’une belle déclamation
forts étude, 8c même, dit-on, fans efprit; oui fans
douté, fi l’on entend par efprit la vivacité d’une
eortéeption légère qui fé repofe fur les riens-, & qui
voltige fur les chofés. Cette forte d’efprit n’eft pas*
plus néceflaire pour jouer le rôle d’Ariane, qu’il ne
l ’a été pour conïpofer les fables de la Fontaine 8c
les tragédies de Corneille.
- Il n’en eft pas de même du bon efprit ; c’eft par
lui féul que le talent d’un a£leur s?étend & fe plie k
différons carafleres. Celui qui n’a que du fentiment,
ne joue bien que fon proprè rôle ; celui qui joint à
l’âme l ’intelligence , Fïniàgination & l’étude , s’af-
fefte & fe pénétré de tous les caràfleres qu’il doit
imiter ; jamais le même , 8c toûjours reflemblant :
ainfi Faîne, l’imagination, l’intelligence & l’étude,
doivent concourir à former un excellent Comédien.
C’eft par le défaut de cet accord, que l’un s’emporte
où il dévroit fe pofleder ; que l’auftë raifonne où il
devroit féntir : plus de nuances, plus dé vérité, plus
u illufion , & par conféquent plus d’intérêt.
• 11 eft d’àutres Caufes d’une déclamation dé£eftxiè\i-
fe ; il en eft de là part de l’ afteur', de la part du
poete, de la.part du.public lui-même.
L aéteur à qui la nature a refiifé les avantages de
fo. figure 8c de*l’organe, veut y fuppléer à force
U » quels font les moyens .qu’il employé ?
■' Tome IV, 1
Les traits dé fon vifage manquent de noblefle, il les
( charged’une expreflïon convulfive ; fa voix eft four-
de ou foible, il la force pour éclater : fes pofitions
naturelles n’ont rien de grand ; il fe met a la torture
, & femble par une gefticülation outrée vouloir
fe couvrir de fes bras. Nous dirons à cet aûeur ;
quelques applaudiflemens qu’il arrache au peuple :
Vous voulez corriger la nature , & vous la rendez
monftrueufe ; vous fentez vivement, parlez de même,
8c ne forcez rien : que votre vifage foit muet ;
on fera moins blefle de ion filence que de fés con-
torfions : les yeux pourront vouscénfurer, mais les
coeurs vous applaudiront, & vous arracherez des
larmes à vos critiques.
A l’égard de la vo ix, il en faut moins qu’on né
penfe pour être entendu dans nos falles de fpeûa-
cles , 8c il eft peu de fituatioris au théâtre où l’on
foit obligé d’éclater; dans les plus violentes même,
qiu ne fent l’avantage qu’a fur les cris & les éclats ■
l’exprefllon d’une voix entrecoupée par les fanglots*
ou etouffee par la paflîon ? On raconte d’une aélricé
célébré qu’un jour fa voix s’éteignit dans la déclaration
de Phèdre : elle eut l’art d’en profiter ; on
n’entendit plus que les accens d’une ame épuifée dé
fentiment. On prit cet accident pour un effort de la
paiïïon, comme en effet il poiivoit l’ê tre, & jamais
cette fcene admirable n’a fait fur les fpeftateurs une
fi violente impreflion. Mais dans cette aftrice tout
ce que la beauté a de plus touchant fuppléoit à là
fqiblefle de l’organe. Le jeu retenu demande uné
vive exprefliôn dans les yeux 8c dans les traits, 8c
nous ne balançons point à bannir du théâtre celui à
qui la nature a refufé tous ces fecours â la fois. Uné
voix ingrate, des yeux muets & des traits inanimés ,’
ne lâifferit aucun efpoir au talent intérieur de fema-
nifefter au-dehors.
- Quelles reffourees au contraire n’a point fur la
fcene tragique celui qui joint une voix flexible, fo-4
nore, & touchante, à une figure exprefîive 8c ma-4
jeftueufe ? & qu’il connoît peu fes intérêts, lorfqu’i!
employé un art mal-entendu à profaner en lui la noble
fimpliciîé de la nature ?
Qu’on ne confonde pas ici une déclamation fimplé
avec une déclamation froide, elle n’eft fou vent froide
que pour n’être pas fimple, & plus elle eft fimple,
plus elle eft fufceptible de chaleur ; elle ne fait point
fonner les mots, mais elle fait fentir les chofes; ellé
n’analyfe point la paflîon , mais elle la peint dans
toute fa force.
Quand les paflîons font à leur comblé, le jeu le
plus fort eft le plus vrai : c’eft-là qu’il eft beau de né
plus fe pofleder ni fe connoître. Mais les décences ?
lés décences exigent que l’emportement foit noble ,
8c n’empêchent pas qu’il ne foit exceffif. Vous vou-*
lez qu’HercuIe foit maître de lui dans fes fureurs i
n’entendez-vous pas qu’il ordonne à fôn fils d’aller
affafliner fa mere ? Quelle modération attendez-vous
d’Orofmane ? Il eft prince, dites-vous ; il eft bien
autre chofe, il eft amant, 8c il tue Zaïre. Hecube,
Clitemneftre, Mérope, Déjanire, font filles & femmes
de héros; oiii, mais elles font meres, & Fon
veut égorger leurs enfans. ' Applaudiffez à l’a&rice
(mademoifelle Duménil) qui oublie fon rang, qui
vous.oubfie, 8c qui s’oublie elle-même dans ces fi-
tuations effroyables, & laiffez dire aux âmes de glace
qu’elle devroit fe pofleder. Ovide a dit que l ’amour
fe rencontroit rarement avec la majefté. Il en
eft ainfi de toutes les grandes paflîons ; mais comme
elles doivent avoir dans le ftyle leurs gradations 8C
leurs nuances, l’aûeur doit les'obferver à l’exemple
du poëte ; c’eft au ftyle à fuivre la marche du fentiment
; c’eft à la déclamation à fuivre la marche du
ftyle, majeftueufe & calme, violente 8c impétueule
comme lui«
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