
Antifthene difoit : La vertu fuffit pour le bonheur*
Celui qui la poffede n’a plus rien à defirer, que la
perféverance 8c la fin de Socrate.
L’exercice a quelquefois élevé l’homme à la vertu
la plus fiiblime. Elle peut donc être d’inftitution
& le fruit de la difciplinc. Celui qui penfe autrement
ne connoît pas la force d’un précepte, d’une idée.
C ’eft aux avions.qu’on reconnoit l’homme vertueux.
La vertu ornera fon ame affez, pour qu’il
puiffe négliger la fauffe pamre de la Science, des
Arts, & de l’Eloquence.
Celui qui fait être vertueux n’a plus rien à apprendre
; & toute la Philofophie fe réfout dans la
pratique de la vertu.
La perte de ce qu’on appelle gloire eft un bonheur ;
ce font de longs travaux abrégés.
Le fage doit être content d’un état qui lui donne
la tranquille joüiffance d’une infinité de choies , dont
les autres n’ont qu’une contentieufe propriété. Les
biens font moins à ceux qui les poffedent, qu’à ceux
qui favent s’en paffer.
C ’eft moins félon les lois des hommes que félon
les maximes de la vertu, que le fage doit vivre dans
la république.
Si le fage fe marie, il prendra une femme qui foit
belle, afin de faire des enfans à fa femme.
Il n’y a , à proprement parler, rien d’étranger ni
d’impoffible à l’homme fage.
L’honnête homme eft l’homme vraiment aimable.
Il n’y a d’amitié réelle qu’entre ceux qui font unis
par la vertu.
La vertu folide eft un bouclier qu’on ne peut ni
enlever, ni rompre. C ’eft la vertu feule qui répare
la différence & l’inégalité des fexes.
•La guerre fait plus de malheureux qu’elle n’en
•emporte. Confulte l’oeil de ton ennemi ; car il ap-
percevra le premier ton défaut.
Il n’y a de bien réel que la vertu, de mal réel que
le vice.
Ce que le vulgaire appelle des biens & des maux,
font toutes chofes qui ne nous concernent en rien.
- Un des arts les plus importans 8c les plus difficiles,
c’eft celui de defapprendre le mal.
. On peut tout fouhaiter au méchant, excepté la
valeur-
La meilleure provifion à porter dans un vaiffeau
qui doit périr, c’eft celle qu’on fauve toujours avec
loi du naufrage.
Ces maximes fuffifent pour donner une idée de la
fageffe d’Antifthene ; ajoûtons-y quelques-uns de fes
difeoursfur lefquels on puiffe s’en former une de fon
caraûere. Il difoit à celui qui lui demandoit par quel
motif il avoit embraffé la Philofophie, c'efi pour vivre
bien avec moi ; à un prêtre qui l’initioit aux myfteres
d’Orphée, & qui lui vantoit le bonheur de l’autre vie,
pourquoi ne meurs-tu donc pas? auxThébains enorgueillis
de la vidoire de Leu&res, quiLs rejfembloient à des écoliets tout, fiers d'avoir battu Leur maître : d’un
certain lfmenias dont on parloit comme d’un bon flû-
teur, que pour cela mime il ne valoit rien ; car s'il valait
quelque chofe , il ne feroit pas fi-bonfiûteur.
D ’où l’on voit que la vertu d’Antifthene étoit chagrine.
Ce qui arrivera toûjOÙrs, lorfqu’on s’opiniâtrera
à fe former un cara&ere artificiel & des moeurs
fa&ices. Je voudrois bien être Caton ; mais je crois
qu’il m’en coûteroit beaucoup à moi & aux autres,
avant que je le fuffe devenu. Les fréquens facrifices
que je ferois obligé de faire au perfonnage fublime
que j’aurois pris pour modèle,me rempliraient d’une
bile âcre 8c cauftique qui s’épancheroit à chaque
inftant au-dehors. Et c’eft-là peut-être la raifon pour
laquelle quelques fages& certains dévots aufteres font
fifujets à la mauvaife humeur. Ils reffentent fans ceffe
U contrainte d’un rôle qu’ils fe font impofé, & pour
lequel la nature ne les a point faits ; & ils s’en prennent
aux autres du tourment qu’ils fe donnent à eux-
mêmes. Cependant il n’appartient pas à tout le,
monde de fe propofer Caton pour modèle.
.Diogene difciple d’Antifthene nâquit à Sinope
ville de Pont, la troifieme année de la quatre-vingt-^
onzième olympiade. Sa jeuneffe fut diffolue. Il fut
banni pour avoir rogné les efpeces. Cette avanturç
fâcheufe le conduifit à Athènes où il n’eut pas de
peine à goûter un genre de philofophie qui lui pro-
mettoit de la célébrité, & qui ne lui preferivoit d’abord
que de renoncer à des richeffes qu’il n’ayoit
point. Antifthene peu difpofé à prendre un faux
monnoyeur pour difciple, le rebuta ; irrité de fon
attachement opiniâtre, il fe porta même jufqu’à le
menacer de fon bâton. Frappe, lui dit Diogene ,.tu
ne trouveras point de bâton ajje^ dur pour m'éloigner de
toi, tant que tu parleras. Le banni de Sinope prit, en
dépit d’Antifthgne, le manteau, le bâton & la be-
face : c ’étoit l’uniforme de la fe&e. Sa converfion
fe fit en un moment. En un moment il conçut la hai^
ne la plus forte pour le v ic e , & il profeffa la frugalité
la plus auftere. Remarquant un jour une fou-
ris qui ramaffoit les miettes-quifedétachoient de fon
pain ; & moi aufjî, s’écria-t-il, je peux me contenter
de ce qui tombe de leurs tables.
Il n’eut pendant quelque tems aucune demeure fixe
; il vécut, repofa, enfeigna, converfa, par-tout
où le hafard le promena. Comme on différoit trop
à lui bâtir une cellule qu’il avoit demandée, il fe réfugia
, dit - on, dans un tonneau, efpece de maifons
à l’ufage des gueux, long-tems avant que Diogene
les mît à la mode parmi fes difciples. La féverité
avec laquelle les premiers cénobites fe font traités
par efprit de mortification, n’a rien de plus extraordinaire
que ce que Diogene 8c fes fucceffeurs exécutèrent
pour s’endurcir à la Philofophie. Diogene
fe rouloit en été dans les fables brûlans ; il embraf-
foit en hyver des ftatues couvertes de neige; il mar-
choit les piés nuds fur la glace ; pour toute nourriture
il fe contentoit quelquefois de brouter la pointe
des herbes. Q ui ofera s’offenfer après cela dé le voir
dans les jeux ifthmiques fe couronner de fa propre
main, 8c de l’entendre lui-même fe proclamer vainqueur
de l’ennemi le plus redoutable de l’homme,
la volupté?
Son enjoiiement naturel réfifta prefque à l ’aufté-
rité dfe fa vie. Il fut plaifant, v if , ingénieux, éloquent.
Perfonne n’a dit autant de bons mots. Il failli
t pleuvoir le fel 8c l’ironie fur les Vicieux. Les Cyniques
n’ont point connu cette efpece d’abftraûion
de la charité chrétienne, qui conîifte àdiftinguerle
vice de la perfonne. Les dangers qu’il courut de la
part de fes ennemis, & auxquels il ne parôît point'
qu’Antifthene fon maître ait jamais été expofé, prouvent
bien que le ridicule eft plus difficile à fupporter
que l’injure. Ici on répondoit à fes plaifanteries $vec
des pierres ; là on lui jettoit des os comme à un
chien. Par-tout on le trou voit également infenfible.
Il fut pris dans le trajet d’Athènes à Egine, conduit
en Crete, 8c mis à l’encan avec d’autres efclaves.
Le crieur public lui ayant demandé ce qu’il favoit :
commander aux hommes, lui répondit Diogene ; Sc
tu peux me vendre à celui qui a befoin d'un maître. Un
corinthien appellé Xeniade, homme de jugement
fans doute, l’accepta à ce titre, profita de fes leçons
, & lui confia l’éducation de fes enfans. Diogene
en fit autant de petits Cyniques ; 8c en très-peu
de tems ils apprirent de lui à pratiquer la vertu ,,à
manger des oignons, à marcher les piés nuds, à n’avoir
befoin de rien, & à fe moquer de tout. Les
moeurs des Grecs étoient alors très-corrompues. Libre
de fon métier de précepteur, il s’appliqua de
toute fa force à réformer celles des Corinthiens. U
fe montra donc dans leurs affemblées publiques ; il
y harangua avec là franchife & fa vehémence ordinaires
; 8c il réuffit prefque à en bannir les médians
, fi non à les corriger. Sa plaifanterie fut plus
redoutée que les lôis. Perfonne n’ignore fon entretien
avec Alexandre ; mais ce qu’il importe d’obfer-
v e r , c’eft qu’en traitant Alexandre avec la derniere
hauteur, dans un tems où la Grèce entière fe prof-
ternoit à fes genoux, Diogene montra moins encore
de mépris pour la grandeur prétendue de ce jeune
ambitieux, que pour la lâcheté de fes compatriotes.
Perfonne n’eut plus de fierté dans l’ame, ni de courage
dans l’efprit, que ce philofophe. Il s’éleva au-
deffus de tout événement, mit fous fes piés toutes
les terreurs, & fe joiia indiftinftement de toutes les
folies. A peine eut-on publié le decret qui ordon-
noit d’adorer Alexandre fous le nom de Bacchus de
l'Inde, qu’il demanda lui à être adoré fous le nom
de Serapis de Grèce.
Cependant fes ironies perpétuelles ne refterent
point fans quelque efpece de reprefaille. On le noircit
de mille calomnies qu’on peut regarder comme
la monnoie de fes bons mots. Il fut accufé de fon
tems, & traduit chez la poftérité comme coupable
de l ’obfcénité la plus exceffive. Son tonneau ne fe
préfente encore aujourd’hui à notre imagination prévenue
qu’avec un cortège d’images deshonnêtes ;
on n’ofe regarder au fond. Mais les bons efprits qui
s ’occuperont moins à chercher dans l’hiftoire ce
qu’elle d it, que ce qui eft la vérité, trouveront que
les foupçons qu’on a répandus fur fes moeurs n’ont
eu d’autre fondement que la licence de fes principes.
L’hiftoire fcandaleufe de Laïs eft démentie par
mille circonftances ; & Diogene mena une v ie fi frugale
& fi laborieufe, qu’il put aifément fe paffer de
femmes, fans ufer d’aucune reffource honteufe.
Voilà ce que nqus devons à la vérité, & à la mémoire
de cet indécent, mais très-vertueux philofophe.
De petits efprits , animés d’une jaloufie baffe
contre toute vertu qui n*eft pas renfermée dans leur
fe& e, ne s’acharneront que trop à déchirer les fages
de l’antiquité, fans que nous les fécondions. Faifons
plutôt ce que l’honneur de la philofophie 8c même
de l’humanité doit attendre de nous : réclamons contre
ces voix imbécilles, & tâchons de relever, s’il
fe peut, dans nos écrits les monumens que la recon-
noiffance 8c la vénération avoient érigés aux phi-
lofophes anciens, que le tems a détruits, 8c dont la
fuperftition voudrait encore abolir la mémoire.
Diogene mourut à l’âge de quatre-vingts-dix ans.
On le trouva fans v ie , enveloppé dans fon manteau.
L e miniftere public prit foin de fa fépulture. Il fut
inhumé vers la porte de Corinthe, qui conduifoit à
l ’Ifthme. On plaça fur fon tombeau une colonne de
marbre de Paras, avec le chien fymbole de la fe&e ;
& fes concitoyens s’emprefferent à l’envi d’éterni-
fer leurs regrets, & de s’honorer eux-mêmes, en enri-
chiffant ce monument d’un grand nombre de figures
d’airain. Ce font ces figures froides 8c muettes qui
dépofent avec force contre les calomniateurs de
Diogene ; & c’eft elles que j’en croirai, parce qu’elles
font fans paffion.
Diogene ne forma aucun fyftème de Morale;
il fuivit la méthode des philofophes de fon tems.
Elle confiftoit à rappeller toute leur dodrine à un
petit nombre de principes fondamentaux qu’ils
avoient toûjours préfens à l’elprit, qui didoient leurs
réponfes , 8c qui dirigeoient leur conduite. Voici
ceux du philofophe Diogene.
Il y a un exercice de l’ame, 8c iuji exercice du
corps. Le premier eft une fource fécondé d’images
fublimes qui naiffent dans l’amè, qui l’enflamment
& qui l’élevent. Il ne faut pas négliger le fécond,
parce que l’homme n’eft pas en fanté, fi l’une des
deux parties dont il eft Compofé eft malade.
Tout s’acquiert par l’exercice ; il n’en faut pas
même excepter la vertu. Mais les hommes ont travaillé
à fe rendre malheureux, en fe livrant à des
exercices qui font contraires à leur bonheur, parce
qu’ils ne font pas conformes à leur nature.
L’habitude répand de la douceur jufque dans le
mépris de la volupté.
On doit plus à la nature qu’à la loi.
Tout eft commun entre le fage & fes amis. II eft au
milieu d’eux comme l’Être bien-faifant 8c fuprême
au milieu de fes créatures. .
II n’y a point de fociété fans loi. C ’eft par la loi
que le citoyen joiiit de fa ville, 8c le républicain de
la république. Mais fi les lois font mauvaifes, l’homme
eft plus malheureux 8c plus méchant dans la fociété
que dans la nature.
Ce qu’on appelle gloire eft l’appas de la fottife ,
& ce qu’on appelle noblejje en eft le mafque. -
Une république bien ordonnée feroit l’image de
Fancienne ville du Monde.
Quel rapport, effentiel y a-t-il entre l’Aftronomie ,
la Mufique, la Géométrie, & la connoiffance de fon
devoir 8c l’amour de la vertu ?
Le triomphe de foi eft la confommation de toute
philofophie.
La prérogative du philofophe eft de n’être furpris
par auctin événement.
Le comble de la folie eft.d’enfeigner la vertu
d’en faire l’éloge, 8c d’en négliger la pratique.
Il feroit à fouhaiter que lé mariage fût un vain
nom, 8c qu’on mît en commun les femmes & les enfans.
Pourquoi ferait-il permis de prendre dans la Nature
ce dont on a befoin, 8c non pas dans un Temple
?
L’amour eft l’occupation des defoeuvrés.
L ’homme dans l’état d’imbécillité reffemble beau-”
coup à l’animal dans fon état naturel.
Le médifant eft la plus cruelle des bêtes farouches
, 8c le flatteur la plus dangereufe des bêtes privées.
Il faut réfifter à la fortune par le mépris , à la loi
par la nature, aux pallions par la raifon.
Aye les bons pour amis, afin qu’ils t’encouragent
à faire le bien ; 8c les méchans pour ennemis, afin
qu’ils t’empêchent de faire le mal.
Tu demandes aux dieux ce qui te femble bon, &
ils t’exauceraient peut-être, s’ils n’avoient pitié de
ton imbécillité.
Traite les grands comme le feu, 8c n’en fois ja-'
mais ni trop éloigné, ni trop près.
Quand je vois la Philofophie & la Medecine ,'
l ’homme me paraît le plus fage des animaux, difoit
encore Diogene ; quand je jette les yeux fur l'A Urologie
8c la Divination, je n’en trouve point de plus
fou ; 8c il me femble, pouvoit-il ajoûter, que la fuperftition
8c le defpotifme en ont fait le plus mifé-
rable.
Les fuccès du voleur Harpalus (c’étoit un des lieu«
tenans d’Alexandre) m’inclineraient prefque à croire
, ou qu’il n’y a point de dieux, ou qu’ils ne prennent
aucun fouci de nos affaires.
Parcourons maintenant quelques-uns de fes bons
mots. Il écrivit à fes compatriotes Vous m'ave£
» banni de votre ville , & moi je vous relégué dans vos
» maifons. Vous refie{ à Sinope , & je m'en vais à Atht-
- » nés. Je m'entretiendrai tous les jours avec les plus hon-
» ne tes gens , pendant que vops fere[ dans la plus mau-
» vaife compagnie ». On lui difoit un jour .• on fe moque
de toi, Diogene ; 8c il répondoit, & moi je ne me
finspoint moqué. Il dit à quelqu’un qui lui remontroit
dans une maladie qu’au lieu de fupporter la douleur.