
Ce que j’avance ic i , auroit fans doute befoin
de l’appui de quelque auteur digne de fo i , ou de
quelque monument hiftorique, qui en conflataf-
lent l’authenticité ; mais la tranfmigration des
manufactures eft fi moderne , eft fi connue, que
j’ai moi-même parlé à des ouvriers qui avoient
vu quelques - uns de ces Lucquois qui étoient
pattes en France pour y communiquer leurs opérations.
Quant aux Génois , j’ai eu occafion de con-
noître une partie de ceux qui nous ont donné
les connoiflances les plus étendues furie s velours
plein & à jardin, dont nous avons tiré les
velours mignature.
Parmi ces Génois, quelques-uns font encore
exiftans à Lyon : ils étoient alors deux frères,
qui ont fabriqué les premiers les velours plein
6» à jardin, & leur père étoit employé à rafer le
velours plein. Ils avoient d’abord pané à Tours;
mais attirés par la renommée de la ville de L y on ,
ils y vinrent, & furent accueillis comme on y
reçoit ordinairement les talens fupérieurs. Ces
détails, que j’ajoute ic i, n’ont pour but que de
rappeler à ceux qui les connoiffent, une époque
qu’ils ne peuvent avoir oubliée entièrement ,
& de déterminer par des faits connus ce que je
n’ai pas craint d’avancer.
Quant au pafiage des Lucquois en France, il
paroit qu’on peut le fixe.r à la fin du fiècle dernier.
Ils vinrent à Avignon ; mais ayant trouvé
cette ville déjà habile dans le talent qu’ils vou-
1 oient y exercer, ils n’y furent par cette raifon
reçus avec aucune autre diftin&ion que celle
d’habiles ouvriers.
Il n’eft pas vraifemblable, comme le prétendent
les Avignonnais , que les premiers peignes
d’acier aient été fabriqués dans cette v ille-, on
n’y en a trouvé aucune marque ni aucun uften-
file : mais il peut être vrai qu’ils s’en fo'ient fer-
vis les premiers en France , & qu’ils les aient
tirés de l’Italie, avec laquelle ils ont toujours
eu une très - grande liaifon, comme étant fous
une même domination.
Quelques Piémontois ont prétendu que la
connoiffance des peignes d’acier en Europe
étoit auffi ancienne que celle de la fabrique des
étoffes de foie ; ils affurent que les Vénitiens
& les Caiabrois ont les premiers fabriqué en
Europe de ces étoffes , & qu’ils ont eu en
même temps connoiffance des peignes d’acier ,
parce que , difent ils , les Indiens, les Chinois
& les Perfes s’en fervoient alors.
Il eft fans doute poffible que ces trois peuples
, chez qui l’art de fabriquer les étoffes de
foie eft beaucoup plus ancien qu’en Europe ,
puifque c’eft a’eux que les Européens en ont eu les
premières connoiffances, aient employé les peignes
d’acier dans leurs manufactures ; mais du
moins, rien , à mon avis, ne prouve que l’ufage
de cet uftenfile foit auffi ancien en France que
nos fabriques, en adoptant même l’idée des fa-
bricans qui prétendent que l’invention nous en
appartient.
Ils prétendent que le dépériffement très-prompt
des dents des lifieres, tant qn’on les a faites en
canne , a engagé à aplatir au marteau du fil de
fe r , pour les faire avec ce métal ; qu’enfuite le
laminage de l’or & de l’argent a fait naître l’idée
de laminer du fil de fer & de l’employer pour
les dents des peignes. Il eft vrai que le laminage
de l’or & de l’argent a un rapport immédiat
avec celui des dents de peignes ; mais on n’en
peut rien conclure pour le temps & le lieu de
cette invention.
Quoi qu’il en foit de l’invention des peignes
d’acier, il eft certain qu’elle a procuré aux manufactures
d’étoffes de foie un avantage d’autant
plus confidérable , que ces fortes de peignes ren-
dent une très-grande quantité d’étoffes, à la fabrication
defquelles on les emploie par préférence
, plus parfaites que ceux qii’on fait ordinairement
en canne : mais cette utilité à fes bornes
; & telle étoffe réuffit très - bien avec un
peigne de canne , qui n’en admettroit point d’acier
; c’eft à l’ouvrier intelligent à faire ce dif-
cernement.
Les peignes d’acier ne font à ma Connoiffance L
que dans les fabriques d’étoffes de foie. Je ne
crois pas même qu’on puiffe les employer pour
les étoffes de coton, de laine ou de fil ; ou s’il
y en a quelques - unes, le nombre en eft fort
petit ; car ces matières font peu capables d’ef-
fuyer le choc d’un peigne, qui ne fiiuroit avoir
autant d’élafticité que ceux de canne ; les frot-
temens même déchireroient les brins de la chaîne,
& les mettroient hors d’état de fervir.
D’ailleurs, ces étoffes ne font pas fufceptibles
d’un maniment carteux, comme le font celles de
foie : il ne s’agit dans leur fabrication que de
leur donner une certaine épaiffeur, & de faire I
joindre également les duites de la trame dans
toute la longueur de l’étoffe, pour leur donner
toute la perfection dont elles font fufceptibles :
au furplus, les fils de la chaîne de ces fortes d’étoffes
ne font ordinairement paffés entre les dents
que deux par deux , & n’y effuient pas des ;
frottemens confidérables y c’eft pourquoi les
peignes dort les dents font de canne , & parconfé-
quent flexibles , leur conviennent beaucoup plus,
pourvu que leurs hauteur, largeur & épaiffeur
forent déterminées dans de juftes proportions.
On pourroit, fans contredit , employer les
peignes d’acier à la fabrique de toutes fortes d’étoffes
de foie , même dans les comptes les
plus fins, fans que leur qualité en fut aucunement
altérée ; &. même celles qui ont été ainft
fabriquées , ont un maniment p'us carteux , &
éclat au-deffus de celles auxquelles on a employé
des peignes de canne.
Cet avantage eft attitré ment capable de déter*'
miner les fabricans à ne fe fervir que de peignes
d’acier ; mais toutes les fortes de foie ne font
pas en état de fupporter le frottement de leurs
dents. Je ne parle p?s même du nombre de
brins qu’on mettroit entre chacune ; car deux
fils d’une certaine qualité de loie pourroient ne
pas paffer entre deux dents, tandis qu on y en
feroit mouvoir huit ou dix d’une autre qualité,
& même dont les brins feroient plus gros, fans
recevoir la moindre atteinte.
Il faut, dans la fabrication des étoffes, em-
; ployer les foies de toutes les qualités , fuivant
qu’on les a préparées pour les chaînes des différentes
étoffes : elles diffèrent entre elles en
groffeur, en nerf, en apprêt ; & ces différences
exigent plus ou moins de ménagement dans
remploi qu’on en fait : il faut combiner les frottemens
que peuvent effuyer telle ou telle efpèce
de, foie, & que les uftenfiles qu’on y emploie
{ôtent proportionnés à leur force. Si , par^ exemple
, on vouloit faire une étoffe avec une foie
fine & qui eût reçu peu d’apprêt, & qu’on voulût
y employer un remiffe de gros fil & un peigne
à fortes dents , il eft certain que les difficultés
feroient lans nombre , & l’etoffe defec-
tueufe & fans éclat.
Lorfque la foie eft fine , quelle a reçu peu
d’apprêt, & qu’elle a été ourdie Ample| on doit
fe îervir de peignes de canne par préférence à
ceux d’acier : il y a encore une raifon déterminante
pour les fabricans , qui leur fait pretèrer
les premiers aux autres , c’eft que Ceux d acier
font les plus coûteux ; mais il me femble que
cette différence ne devroit faire impreflïon que
fur les ouvriers, qui font quelquefois obliges de
fe fournir de peignes ; car les fabricans retrouvent
aifément fur la fuperiorite de leurs étoffés , ce
qu’un peigne d’acier leur coûte de plus : auffi
beaucoup de fabricans ont-ils pris le parti de les
fournir eux - mêmes à leurs ouvriers , a qui la
modicité du gain ne permet fouvent pas de faire
cette dépenfe.
Les peignes d’acier conviennent parfaitement
à la fabrication des gros - de - Tours , des gros-
de - Florence | des gros-de-Naples , des moëres ,
des gros fatins , auxquels on ne donne aucun apprêt
après les avoir fabriqués ; des velours de
tout genre, fur - tout quand on veut les rendre
carteux : car fi on veut les rendre moelleux , le
peigne d’acier leur devient contraire.
On peut établir pour règle generale, que toutes
les étoffes qu’on fabrique à la tire, & qui
font fufceptibles d’avoir un corps carteux , doivent
être faites avec des peignes d’acier ; mais
celles qui après la fabrication doivent recevoir
un apprêt , feront faites avec les peignes de
canne.
Le peigne d’acier , employé dans la fabrication
des étoffes de foie qui ne font pas fufceptibles
d’apprêt, n’a fur ceux de canne aucun
autre avantage que de donner a l étoffé une
force plus confidérable , & de tenir la quantité
des fils qui paffent entre chaque dent , écartés
les uns des autres : enforte que , fi on a mis,
par exemple , huit fils entre chaque dent , ces
huit fils ne forment point un cordon ; mais ils
font diftinas & féparés les uns des autres; &
même on en reconnoîtra la pofition fur 1 étoffe à
l’aide d’un microfcope : par conféquent la trame
eft mieux & plus fortement contenue par des
fils qui s’étendent en furface, que par d’autres
qui ne forment, pour ainfi due , qu’un feul brin ;
& tous les intervalles qui régnent entre chaque
fil de cet affemblage, forment une régularité fur
l’étoffe, qui en augmente encore la beauté.
Les peignes de canne ne fauroient produire
le même effet, parce que la flexibilité des dents
ne penfcet pas aux fils de la trame de fe joindre
auffi intimement, & même les fils qui fe meuvent
entre chaque dent, couvrent la trame en
entier, parce que les dents fléchiffant fous le
coup de battant, les brins de foie fe trouvent
à cet in fiant moins refferrés, s’écartent à droite
& à gauche, & ne gardent aucun ordre entre
eux.
Lorfqu’on aperçoit fur l’ étoffe quelque trace
produite par l’épaiffeur des dents , on juge que
le peigne de canne qui la fabrique eft fort de
dents , ce qui provient de ce que la foie trop
gênée entre elles n’y coule pas avec la facilite
qui lui eft néceffaire fi ces traces font inégales
, c’eft une preuve que les dents n’ont pas
été tirées parfaitement d’épaiffeur*
J’ai dit qu’on n’employoit pas de peignes d’acier
à la fabrication des étoffes qui font defti-
nées à recevoir de l’ apprêt ; en voici la raifon.
Ces étoffes font ordinairement les plus légères,
auxquelles l’apprêt répare ce qui manque du
côté de la matière ; cet apprêt dérange l’ordre
que le peigne avoit établi entre les fils de la
chaîne dans toute la longueur de l’étofte ; &
l’expérience a appris que , lorfqu’une pareille
étoffe eft fabriquée avec un peigne de canne ,
les fils de la chaîne fe rangent, pour ainfi dire ,
d’eux-mêmes fur la trame , & ne font prefque
plus fufceptibles de fe déranger ; & comme ils
fe trouvent moins intimement liés, ils fe pénètrent
plus aifément des drogues qui entrent dans
la compofition de cet apprêt.
Toutes les étoffes dont le fond eft fatin , feront
mieux fabriquées avec des peignes de canne ,
parce que la beauté du fatin dépend de l’égalité
dans la difperfion de la chaîne, ce qui fait
qu’on n’y voit aucunement la trame : auffi plus
la chaîne couvre la trame, plus le fatin eft v«-
, louté.
Ceux qui fabriquent des fatins avec des peignes
d’acier, ont intention de leur donner de
la force , que ceux de canne ne leur donnent
jamais ; mais ils n’acquièrent cette force qu’aux