
des ouvrages de MM. Bonnet & Amman, & par
mes propres réflexions, comment on doit s’y prendre
pour enfeigner aux fourds & muets à parler ,
je dirai fur ce fujet tout ce qui eft néceflaire pour
ceux qui voudront à préfent ou dans la fuite inf-
truire des fourds & muets.
Une difpute férieufe qui s’eft élevée entre l’inf-
tituteur des fourds & muets de Leipfick & celui de
Vienne en Autriche conjointement avec moi ( M.
l’abbé de l’E p ée,) fera le fujet de la troifième
partie.
P r e m i è r e p a r t i e .
L ’ i n s t r u c t i o n des fourds & muets n’eft point
une oeuvre aulli difficile qu’on le fuppofe ordinairement.
Il ne s’agit que de faire entrer par leurs
yeux dans leur efprit, ce qui eft entré dans le nôtre
par les oreilles. Ces deux portes oüverjes en tout
temps, préfentent l’une & l’autre un chemin qui
conduit au même terme , lorfqu’on ne s’égare ni à
droite ni à gauche de celui des deux dans lequel
on s’eft engagé.
Comment on doit s*y prendre pour commencer Vinf-
truEtion des Sourds 6* Muets.
Dans quelque langue que ce foit, ce n’eft point
la prononciation des mots qui fait entendre leur
lignification.
En vain dans la nôtre nous eût-on répété cent
& cent fois les noms de porte & defenêtre-, & c . &c.
&c. nous n’y aurions attaché aucune idée , fi on
n’eût pas montré en même-temps les objets qu’on
vouloit défigner par ces noms.
Le figne de la main ou des yeux a été le feul
moyen par lequel nous avons appris à unir l’idée
de ces objets avec les fons qui frappoient nos
oreilles.
Toutes les fois que ces mêmes fons fe faifoient
entendre, ces mêmes idées fe préfentoient à notre
efprit, parce que nous nous fouvenions des
fignes qu’on nous avoit fait en les prononçant.
C’eft une route précifément femblable qu’il s’agit
de tenir avec les fourds & muets.
On a commencé, dès le premier jour de.leur
inftruâion, à leur apprendre un alphabet manuel,
tel que celui dont les écoliers fe fervent dans les
Collèges pour converfer avec leurs compagnons
d’une extrémité de la claffe à l’autre.
Les fourds & muets ne confondent pas plus les
Afférentes figures de chacune de ces lettres qui
frappent fortement leurs y eu x , que nous ne confondons
les différens fons qui fe font entendre à
nos oreilles.
Nous écrivons donc, je dis nous , parce que
nous fommes fouvent aidés dans nos opérations
avec les fourds & muets , par d’autres perfonnes ;
nous écrivons en gros caraftères avec du crayon
blanc fur une table noire ces deux mots la porte,
& nous la montrons.
A l’inftant, ils appliquent cinq ou fix fois leur
alphabet manuel fur chacune des lettres qui com-
pofent le mot porte, (ils l’épèlent avec leurs doigts)
& en font entrer dans leur mémoire le nombre &
l’arrangement : auffi-tôt ils l’effacent & l’écrivent
eux-mêmes avec leur crayon, en caraâères plus
ou moins formés, (peu nous importe ) enfuite iis
l’écriront autant de fois que vous leur préfenterez
ce même objet.
Il en eft de même de toute autre chofe qu’on leur
montre, & dont on écrit le nom d’abord fur la table,
en gros caractères, & enfuite en caraftères
ordinaires fur autant de différentes cartes qu’on
leur met entre les,mains, & que leurs compagnons
s’amufent à leur faire deviner les unes après les
autres , en fe moquant d’eux lorfqu’ils s’y trompent.
L’expérience nous apprend que tout lourd &
muet qui a quelque aâivité dans l’efprit, apprend
de cette manière en moins de trois jours plus de
quatre-vingts mots.
Prenez alors chacune des cartes fur laquelle un
de ces mots eft écrit, & préfentez-la à ce nouveau
difciple, il portera tour-à-tour fon doigt fur chacune
des parties de lui-même dont la carte préfen-
tée contiendra le nom.
Mêlez & brouillez les cartes tant qu’il vous
plaira, il ne fe trompera fur aucune ; ou s’il vous
plaît d’écrire vous-même quelques-uns de ces noms
fur la table , il portera pareillement fon doigt fur
chacun des objets dont vous aurez écrit les noms,
& par ce moyen vous prouvera clairement qu’il
comprend la fignification de chacun d’eux.
Ce fera ainfi qu’en très-peu de jours le fourd &
muet entendra, non-feulement la fignification de
tous les mots qui expriment les noms des différentes
parties qui nous compofent depuis la tête
jufqu’aux pieds, mais encore de ceux qui repré-
fentent tous les objets qui nous environnent, &
qu’on peut leur montrer à mefure qu’on en écrit
les noms lur la table & fur les cartes qu’on lui
met entre les mains.
Cependant on ne fe borne point dès-lors à cette
efpèce d’infiruélion , toute amufante qu’elle foit
pour les fourds & muets.
Dès le premier ou les premiers jours, on leur
fait écrire en leur conduifant la main , ou l’on
écrit pour eux le préfent de l’indicatif du verbe
porter, & on le leur explique par fignes en cette
manière :
Pluûeurs fourds & muets étant autour de la
table, je place le Candidat à côté de moi fur ma
droite.
Alors je/nets Yindex de ma main gauche fur le
mot j e , & pendant ce même temps je me montre
moi-même avec Yindex de ma .main droite , en
m’en frappant moi-même doucement fur ma poitrine
à diverfes reprifes.
Enfuite je vais pofer Yindex de ma main gauche
fur le mot porte, & prenant un gros Livre in-4 •
ie le porte fucceflivement fous mon bras, dans
les pans de ma robe, fur mon épaule , fur ma tête
& fur mon dos, le tout en marchant, & avec
l’extérieur d’un homme qui fe fent chargé : aucun
de ces mouvemens n’échappe à l’attention du fourd
& muet.
Je reviens à la table ; & pour faire entendre la
fécondé perfonne, je mets Yindex de ma main gauche
fur le mot tu \ en même-temps je porte Yindex
de ma main droite fur la poitrine du fourd &
muet, & je l’en frappe doucement plufieurs fois ,
en lui faifant obferver que je le regarde , & qu’il
doit auffi me, regarder.
Je mets enfuite mon doigt fur le mot portes ,
(2 e perfonne ) & je lui donne le livre in-40. en
lui faifant figne de taire à fon tour ce qu’il m’a vu
faire à moi-même le premier : il fe met à rire ,
prend le livre, & exécute très-bien fa commiflion.
Il s’agit alors de la troifième perfonne du fin-
gulier : je mets Yindex de ma main gauche fur i l ,
& avec Yindex de ma main droite je montre quelqu’un
qui eft à.un de mes côtés, ou derrière moi,
en faifant obferver que je me le regarde pas ,
(parce que je parle de lu i, mais non à lui. ) Je lui
donne de même ou je lui fais donner, fans le regarder
, le Livre in-4®. : il le porte én toutes les
manières expliquées ci-deffus , & vient le remettre
fur la table.
Alors je tire avec le crayon une ligne horifon-
tale fous les trois perfonnes du fingulier , parce
que l’explication en eft finie.
Nous procédons enfuite à celle des perfonnes
du pluriel. Je mets Yindex de ma main gauche fur
le mot nous, & je porte Yindex de ma main droite
premièrement fur moi-même , & enfuite fur tous
ceux qui entourent la table, fans en excepter un
feul ; enfin une fécondé fois fur moi-même pour
montrer que je n’oublie perfonne, & nous nous
mettons tous à porter la table.
Nous paffons alors à la fécondé perfonne du
pluriel, & mettant mon index gauche fur le mot
vous, je montre avec ma main droite la perfonne
qui eft à ma gauche, & fucceflivement tous ceux
qui entourent la table jufques & y compris le
fourd & muet jqui eft à ma droite ; mais au lieu
de me montrer moi-même , je me retire à l’écart:
les autres portent la table , & je fais obferver que
je fuis à mon aife, n’étant chargé d’aucun fardeau.
Il ne nous faut plus que la troifième perfonne
dü pluriel. Etant revenu à la table, je mets mon
index gauche fur i ls , & avec ma main droite je
montre tous ceux qui entourent la table, en commençant
par celui qui eft à ma gauche , jufqu’à
celui qui eft à la main droite du fourd & muet :
quant à lui je le retire : nous nous mettons tous
deux à l’écart, reftant à notre aife pendant que
les autres foutiennent & portent le poids de la
table;
If eft inutile de dire combien cette opération
amufe notre nouveau fourd & muet. Cependant
voici une petite difficulté.
Il faut qu’il faffe lui-même ce qu’il m’a vu faire
fur chacune des perfonnes du fingulier & du
pluriel.
Ï1 commence donc, & dès la première opération
il fe trompe, fans que ce foit fa faute. Ayant
Yindex de fa main gauche fur je , il m’apporte celui
de fa main droite fur ma poitrine, parce qu’il a
cru que je m’appelois j e , ayant vu que fur ce mot
je m’étois montré moi-même plufieurs fois.
Pour corriger cette erreur, je fais venir tout de
fuite cinq ou fix de ceux qui faifoient tout-à-l’heure
partie du nous, du vous & du ils , mais dont chacun
, dès qu’il eft vis-à-vis de la table , fe montre
lui-même en ayant le doigt fur j e , montre enfuite
celui qu’il regarde & devant lequel il fe retourne,
en ayant le doigt fur tu ; & enfin un troifième
qu’il ne regarde point, & devant lequel il ne fe
retourne pas, en ayant le doigt fur il.
Alors notre fourd & muet fait comme les autres
s’appeler lui-même j e , & le refte ne fouffVe plus
de difficulté.
C ’eft ainfi que pour ne point faire perdre de
temps au fourd & muet, nous avons atfec lui dès
les premiers jours un langage qui fignifie quelque:
chofe.
Il faut néceffairement qu’il nous comprenne
s’il n’eft pas comme le cheval & le mulet, qui
font fans intelligence, & dès-lors il entend ce
qu'il écrit, lorfque d’après ce modèle du préfent
du verbe porter, on lui fait conjuguer je tire, tu
tires, &c. je traîne, tu traînes, &c,-
En un mot, dès ces premiers jours il entend
toute phrafe qui n’eft compofée que d’une des fix
perfonnes du préfent d’un verbe de la première
conjugaifon, fuivie de fon régime, telles que
font celles-ci : je tire la table ; tu traînes la chaife ;
il préfente le fauteuil ; nous regardons le miroir ÿ
vous pouffeç la porte ; ils ferment la fenêtre, parce
que tous ces verbes expriment des avions dont?
les fignes fe faififfent en un inftant, & qu’en prenant
à témoin les yeux des fpe&ateurs, ce figne
annonce que ces opérations font préfentes.
Il n’eft point encore temps de donner une explication
détaillée des verbes.
Ce que nous venons de dire du préfent de l’indicatif
du verbe porter, n’eft qu’une efpèce d’anticipation
que nous regardons comme très-utile ,
parce qu’elle nous fournit plus de moyens de développer
l’intelligence des fourds & muets, que
fi nous commencions par les déclinaifons des noms
fubftantifs & adje&ifs & des pronoms , félon l’u-
fage des méthodes ordinaires.
D’ailleurs elle les amufe davantage, eu égard
au nombre de petites phrafes qu'elle leur fait entendre
, & cette confidération doit être d’un grand
poids dans l’inftru&ion des fourds & muets , qu’il
s’agit d’ attirer à l’étude par le plaifir qu’ils trouvent
en s’y appliquant.