
En voyant cette opération, pourra-t-on encore
s’imaginer que le fourd & muet n’a point fai A la
différence de la pofition grammaticale du mot
qu’on lui a p r é fen téd ’avec toutes les autres qui
appartiennent au même verbe ? Mais il fera en
état de faire la même chofe de toute autre per-
fonne, de tout autre nombre , de tout autre
temps, de tout autre mode, & de quelque con-
jugaifon que ce foit.
C’eft cette opération qui a convaincu plufieurs
académiciens dés favans de tous pays , que les
fourds & muets entendoient parfaitement la mê-
taphyfique des verbes, & qu’ils étoient capables
d’inftruâion aufli bien que ceux qui entendent
& qui parlent.
Les réponfes à deux cents queftions en trois langues
différentes , ( ce qui fait en tout fix cents, )
dans' des exercices publics, en préfence de S o n
E x c e l l e n c e M o n s e i g n e u r l e N o n c e d u
P a p e , & de quelques-uns de fes illuffres confrères
dans répileopat , ne paroiffenr point à nos
favans aufli convaincantes , parce qu’elles pouvaient
être l’effet de la mémoire, fans être accompagnées
de l’intelligence.
De la fécondité des fignes méthodiques 'd'après le
Jîgne de l’infinitif d’un verbe.
Une même opération ou difpofition de l’efprit,
ou du coeur , ou du corps, &c. peut s’exprimer,
tantôt- par un verbe , tantôt par un nom., foit
fubftantif , foit adjeéfif, & quelquefois par un
adverbe.
Puifque c’eft la même opération ou difpofition ,
il faut néceflairemefit un même ligne radical auquel
on ajoute d’autres Agnes qui indiquent pour
les verbes la différence de leurs perfonnes, de
leurs nombres, de leurs temps & de leurs modes
; & pour les noms , foit fubftantifs , foit adjectifs
, celle de leurs cas, de leurs nombres &
de leurs genres, qui enfin caraftérifent les noms
adjeétifs fubftantifiés ou adverbifiés.
Ce figne radical eft celui de l’infinitif du verbe.
J’en donne pour exemple le verbe aimer dans toutes
fes parties, foit aétives , ;foit paflives, & tous
les mots qui en dérivent : fayoir, Vamitié, l’amour
* aimé y aimée , aimable , amabilité , ami ,
amie , amiablement, amical, amicalement, amateur,
Tous ces mots ont le même ligne radical, qui
eft le préfent de l’infinitif du verbe aimer. Il s’exécute
en regardant l’objet dont il s’agit, & mettant
fortement fa main droite fur fa bouche , pendant
que la gauche eft fur le coeur r on rapporté en-
fuite la main droite avec une nouvelle Force fur le
coeur, conjointement avec la main gauche, & on
ajoute le figne de l’infinitif.
Il ne faut pas que le fourd & muet à qui l’on
dufte une leçon ou une lettre, fe trompe dans le
choix d’aucun de ces mots , qui font au nombre
de plus de deux cent quarante., en y comprenant
toutes les perfonnas, les nombres, les temps &
les modes du verbe aélif & du verbe palfif, le$
cas , les nombres & les genres des noms fubftantifs
& adjeâifs , & les adverbes.
S’il s’agit de quelque partie du verbe, on fait
d’abord le figne du pronom perfonnel, qui emporte
avec lui-même celui du nombre, enfuite le figne
radical, & les fignes de temps & de mode, félon
l’exigence du mot dont il s’agir.
Quand le verbe eft à YaEtify il n’eft pas nécef-
faire d’en avertir ; mais lorfqu’il eft au paflif, fl
faut abfolument en faire le figne, que nous avons
indiqué ci-devant.
Si je veux di&er Y amitié, je fais d’abord le figne
d’apoftrophe, en le traçant en l’air avec mon
doigt, & le figne- de Particle qui l ’accompagne.
Je fais enfuite le figne radical, & c’en eft allez
pour faire comprendre que c’eft ce nom fubftan-
tif que je demande.
Si c’eft l'amour 4jue je veux faire écrire, je fais
les mêmes fignes que pour l’amitîé , mais j’y ajoute
une plus grande aéüvité , tant fur la bouche que
fur le coeur, parce que l’amour eft plus ardent
que Y amitié y ( même dans le fens de religion ,
dans lequel nous le prenons toujours ).
Ces deux. mots aimé & aimée font deux adjectifs,
l’un au mafeulin , l’autre au féminin : il faut
„ajouter l’un de ces deux fignes au figne radical
&. au figne d’ adje&if.
Eft-il queftion de ce mot aimable ? Je fais le
figne radical , enfuite le figne d’adje&if ; mais
comme c’eft un adjeftif qui fe termine en able,
& qui dérive d’un verbe, il faut ajouter à ce figne
celui de poflible ou de néceflaire, comme nous
l’avons obfervé. '
En fubftantifiant cet adjeftif ( comme nous l’avons
dit, ci devant ) cela fait amabilité.
Le terme dràmi eft corrélatif : il fuppofe deux
perfonnes qui ont de l’amitié l’une pour l’autre.
Si je fuis moi-même un des deux amis , je me
montre moi-même & je fais le figne radical : j’indique
enfuite du bout du doigt la perfonne qui
eft mon ami, ou fon nom. Après cela , je fais
une fécondé fois le figne radical, en retournant
le bout de mon doigt vers moi-même, pour montrer
que l’amitié de cette perfonne fe rapporte à
moi, comme mon amitié fe rapporte à elle.
S’agit-il de ce mot amiablement ? Je fais le figne
radical & le figae d’adjedif ( poflible ou néceflaire
, félon le fens de la phrafe ) , j’y joins un
figne qui annonce qu’il n’y a pas de conteftation :
après cela j’apporte ma main fur mon côté droit,
pour faire entendre que c’eft un adjeéhf adver-
bifié.
Faut-il di&er ce mot amical ? Je fais le figne
radical, j’y joins un fouris gracieux, & quelques
petits foufflets d’amitié que je donne à un enfant,
& enfuite. le, figne d’adjeftif. En faifant les mêmes
fignes, & y ajoutant le figne d’adverbe, cela fait
amicalement.
Vamateur eft un homme qui fe connoît empeifl*
ture ou en fculpture, ou , &c. & qui fe plaît à en
voir. Je montre les objets aimés , & je fais le
figne radical.
Ce que je viens de dire peut s’appliquer également
à tous les infinitifs des verbes , & aux mots
qui en dérivent.
Comment on petit expliquer aux fourds & muets les
opérations fpirituelles , qui font l'objet de la
logique.
D’après ce qu’on vient de lire dans les deux
chapitres précédens, il eft aifé de comprendre
qu’avec les fourds & muets je n’ai point à craindre
qu’ils confondent, l’une avec l’autre aucune
des parties qui entrent dans le difeours.
Il me fuffit de donner par fignes à chaque mot
la fignification qui lui eft propre, pour qu’ils le
placent d’eux-mêmes dans la café qui lui convient.
( C’eft ce que ne pourroient faire la très-
grande partie de ceux qui n’ont pas fait leurs études
). Ils font donc en état de nous fuivre dans
tout ce que nous leur propofons clairement &
méthodiquement.
Voici de quelle manière nous leur expliquons
les opérations fpirituelles , qui font le premier
objet de la logique.
Je regarde avec attention les différens rayons
de ma bibliothèque, & les figures & les globes
qui font placés au-deflus des tablettes fupérieu-
res, & j’y Axe pareillement l’attention de nos
fourds & muets. Enfuite fermant les yeux & ne
voyant plus extérieurement aucun de ces objets ,
j’en retrace cependant la hauteur & la largeur ,
les différentes figures & leurs pofitions.
Je fais obferver plufieurs fois de fuite*, que ce
ne font plus les yeux de mon corps qui les aperçoivent,
mais que je les vois d’une autre manière
, comme s’il y avoit deux ouvertures au
milieu de mon fron t, par lefquelles ces objets
vinflent encore fe peindre dans ma tête , mes
yeux étant fermés.
Voilà ce que j’appelle voir par les yeux del'ef-
prit, & il n’eft aucun fourd & muet, qui n’en
fafîe fur le champ l’épreuve au dedans de lui-même
: bientôt ilsvfe plaifent à la multiplier & à la
diverfifier. x
C’eft dans Paris, & chez moi, que je donne
mes leçons, -mais je me tranfporte en efprit à
verfailles ( ma patrie ) , où j’ai fait venir les trois
plus anciennes de nos fourdes & muettes , pour
y pàffer huit jours de fuite. Elles y font aufli-tôt
que moi, & fe rappellent toujours avec un nouveau
plaifir le féjôur qu’elles y ont fait.
Je monte en efprit au château , & je rétrace ,
autant que je le puis, le grand efcalier & les premiers
appartemens : aufli-tôt les fourdes & muettes
continuent le tableau, mais fur-tout celui de
la galerie , qui les a tellement faifies d’admira-
tion, qu’elles ont changé ( toutes trois ) de couleur
en y entrant.
Nous defeendons enfuite en efprit dans le Parc.
Elles vont de bofqtiet en bofquet, & n’oublient
pas les effets d'es eaux, dont elles ont été étrangement
furprifes.
Je leur fais obferver que ce ne font plus les
yeux de leur corps qui voient ces différens objets :
leur corps n’a point changé de place ; il eft vis-
à-vis de la table fur laquelle nous écrivons : c’eft
aux yeux de leur efprit qu’ils font préfens , comme
fi elles les voyoient encore , & je leur dis
que la peinture intérieure qui fait l’objet de leur
amufement, eft ce que nous appelons une idée ,
ou la repréféntdtiàn d'un objet dans l'.efprit.
Vous avez maintenant dans l’efpPit, leur -dis-je
encore, l’idée du château de Verfailles, l’idée
des appartemens, l’idée des bofquets, &c. Toutes
ces chofes font matérielles & fenfibles ; vous
les avez vues de vos y eu x , mais ce qui vous les
repréfente maintenant au-dedans de vous-mêmes ,
eft ce que nous appelons votre imagination.
Vous avez vu qu’il vous a fallu deux heures
& demie pour vous tranfporter de Paris à Verfailles
, & plufieurs jours de fuite pour vous
amener de Lyon à Paris.'Votre corps ne peut
aller plus vite ; mais aufli-tôt qu?il vous plaît ,
votre efprit fe promène dans les jardins de Verfailles
, ou fur les bords du rhône, pendant que
ce même corps eft aflis fur un fiège, ou cru’il
marche dans les rues de Paris : voilà ce qui s’appelle
penfer : vous penfez aux beautés de Verfail?
les ; vous penfez au fleuve qui coule dans la
ville de Lyon.
Vous dites en Vous-mêmes , que le parc de
Verfailles eft beau : voilà ce que nous appelons
un jugement. Il renferme deux idées : vous avez
l’idée dii parc & l’idée de beauté ; vous les unif-
fez enfemble par un oui intérieur : c’eft ce que
nous appelons un jugement ajfirmatif ; au contraire
, vous dites en vous-mêmes que le bôulevart
de la porte Saint-Martin n’eft pas beau : voilà
encore deux idées, l’idée de bôulevart & l ’idée
de beauté ; mais vous les séparez par un non intérieur
: c’eft ce que nous appelons un jugement
négatif ; & lorfque vous écrivez fur la table ce
que vous avez penfé en vous-mêmes, ç’eft ce que
nous appelons une- propofiïiôn affirmative, ou une
propofitiàn négative.
Je vous demande fi vous voulez retourner à
Verfailles, où il m’a paru que vous vous plaiftez
beaucoup, & y demeurer toujours : vous me répondez
que vous le1 voulez bien', pourvu que j’y
aille aufli moi-même & que j’y refte.
Je vous/demande pourquoi vous y mettez cette
condition , & vous me répondez que c’eft
parce qu’il n’y a perfonne à Verfailles qui inf-
truife les fourds & muets : voilà ce que nous
appelons un raifonnement.
Il renferme plufieurs idées, que vous comparez
les unes avec les autres de cette manière ;
Verfailles eft un beau lieu ; j’aime Verfailles : je