
Dans toute langue , il n’eft aucun mot dont les
favans ne raflent entendre la lignification par l’a-
nalyfe, en fe fervant d’autres mots, autant qu’il
en eft néceffaire, & qui rendent fenfible ce qu’on
ne co'mprenoit pas.
Ces autres mots peuvent fe dire à quiconque'a
les oreilles duement organifées. Lorfqu’on les dit ,
& qu’ils ne font pas entendus, c’eli-à-dire com-
.pris , on les explique par d’autres mots ; & fi ces
derniers ne font pas encore a fiez intelligibles, on
en cherche d’autres qui le foient davantage :
enfin , il n’en refte aucun .dont on foit obligé
de dire qu’il eft impoflible d’en exprimer la figni-
fication.
Avec les fourds & muets, c’eft précifément la
même operation qui fe fait par écrit jufqû’à ce
qu on foit parvenu à des mots qui fonr compris
par lignes, & qui répandent la lumière fur ce qui
-éîoit obfcur. '■
Il eft rare que je fois obligé d’en venir à une
fécondé opération ; & fi cela arrivoit fouvent ,
ce feroit une preuve que je n’au-rois pas des idées
feien nettes, & que je ne faurois pas choifir mes
expreflions.
J ai donné dans mon inôitution méthodique un
exemple de ces fortes d’explications ; je penfe
qu’il fera très-utile de le répéter i c i , en y ajoutant
même quelques réflexions.
I l n’eft peut-être point de mot plus difficile à
expliquer par lignes-, que celui-ci je crois. Voici
de quelle manière je m’y prends pour y réuffir.
Après avoir écrit fur la table je crois, je tire quatre
ligne ainfi difpofées :
Je dis oui par l’efprit. Je penfe
que oui.
Je dis oui par le coeur. J’aime à
penfer que oui.
-Je -dis oui. de boucher
Je ne yojs pas de mes yeux.
Ce qui fignifie , mon efprit confent, mon coeur
adhère, ma bouche profefle, mais je ne vois point
■ de mes yeux. Je recueille enfuite ce qui eft écrit
fur ces quatrés lignes, & je le porte fur le mot
je c r o i s pour faire entendre que tout cela y eft
renfermé.,
S’agit-il, après cette explication, de diéter par les
lignes- méthodiques ce mot je croîs, je fais d’abord
le ligne du pronom perfônnel du fingulrer, ainfi
qu’il a été dit en fon- lieu : je porte, enfuite mon
index droit fur mon front,, dont la partie concave
..eft cenfée contenir mon efprit v c’cft-à-dire ma
faculté de penfer, & je faislefigne.de oui: après
cela je fais le même ligne de ouï en mettant mon
doigt fur la partie de moi-même qu’on regarde
ordinairement comme le liège de ce que nous appelons
notre coeur dans l’ordre fpirituél, c’eft-à-dire ,
:de notre faculté d'aimer ( quoiqu’il ait été dit
plufieurs fois que ces deux facultés, font fpirt-
tusllés, & n’occupent point de place ) : je fais
enfuite le même figne de oui fur ma bouche en
remuant mes lèvres. Enfin , je mets ma main fUr
mes yeux, & en faifant le figne de non, je mon-
tre que je ne vois pas.
Il ne me refte plus que le figne du préfent à
faire , & on écrit je crois ; mais en l’écrivant on
le comprend beaucoup mieux que la plupart de
ceux qui parlent & qui entendent : il eft inutile
de répéter ici que tous ces fignes fe font en un
clin-d’oeil.
D après ce que je viens de dire & ce que j’ai
expliqué précédemment fur la manière d’employer
différemment un même figne radical, il eft aifé
de comprendre comment il faudra di&er toutes
les perfonnes, les nombres , les temps & les modes
du verbe croire, foit à l’atftif, foit au paffif.
Quant aux mots qui en dérivent, la foi en eft
le nom fubftantif, la croyance en eft le participe
• fubftanrifié : croyable & incroyable font deux adjectifs
en ab-le : incroyablement eft le fécond de ces
deux adjeéfifs qui eft adverbifté; •
Le fidèle eft celui qui a été baptifé & qui croit,
Yinjidèle celui qui n’a point été baptifé. En fubf-
tantifîant cet adjeftif, cela fait F infidélité.
L'incrédule eft celui qui a été baptifé, mais qui
ne eroit plus : en fubftantifîant cet adje&if, cela
fait incrédulité.
Credibilis, is , e , eft un mot latin reconnu par
les meilleurs auteurs > St qui fignifie croyable j
mais on ne le fubftantifîe point en bon latin , on
ne „dit point credibilïtas, tatis : au contraire, en
françois nous n’avons point admis le mot crédible ;
mais nos théologiens & nos philofophes ont admis
le mot de crédibilité : s’il faut le diâer, nous le
repréfentons. comme un adjeftif fubftantifié tiré du
mot latin credibilis : nous ajoutons par conséquent
le figne dç latin.
Tel eft l’ufage d-e l’analyfe joint à celui des
fignes méthodiques, & voici le jugement qu’en,
a porté un favant du premier ordre..
L’Inftituteur des fourds & muets de Paris » a-
fait (dit M. l’Abbé de Conciillac ƒ » du langage
d’aéfion un art méthodique, auffi fimple que facile,
avec lequel il donne à fes Elèves des idées de
toute efpèce, 8c j’ofe dire des idées plus exaftes
St plus précifes que celles qu’on acquiert communément
avec le fecours de Fouie. Comme dans
notre enfance nous fommes réduits à juger de la
lignification des mots par les eirconftances où
nous les entendons prononcer , il nous arrive fou-
vent de ne-la faiftf qu à-peu-près, 8t nous nous
contentons de cet à-peu-près toute notre vie. il
n’en eft pas de même des fourds & muets1 qu’inf-
fru.it M. l’a- bô de l’Epée.Il n’a qu’un moyen pour leur
donner les idées qui ne tombent pas fous les fens,
c’eft d'analyfer & de les faire analyfer avec lui.
Il les conduit donc des idées fenfîbles aux idées
abftraites par des analyfes ftmples & méthodiques,
& on peut juger combien fon langage d’a&ion 2
d’avantsges fur les fons articulés de nos gouvernantes
& de nos précepteurs.
„ j ’ai cru devoir faifir l’occafion de rendre jui-
,ice aux talons de ce C i t o y e n ; dont je ne crois
nas être connu, quoique j’aie été chez lui, qu il
m’ait mis au fait de fa méthode ». ( M. l’Abbé
de Condillac, cours d’étude pour l’inftruâion ,
&c. tomeIer- prem. partie, chap. I e r * pag. i ï . )
J’ajoute à mon tour que j’ai cru devoir rapporter
ce témoignage 3 pour l’avantage d’une méthode
I-.-. .A Klô« V AèCtrrr nu? fo fervent tous ceux
Comment on peut faire comprendre en quelque degré
■ à des foùrds & muets ce que c'eft que d'attendre
auribus audire. '
Voici de quelle manière je m’y prends, lorfque
je veux expliquer cet article aux fourds & muets.
Je demande qu’on apporte une grande terrine ,
& je la fais remplir d’eau : lorfque l’eau eft bien
repofée, j’y laiffe tomber perpendiculairement une
boule d’ivoire, ou quelqu’autre chofe de fembia-
bie, que je tenois entre mes doigts : alors je fais
obferver le mouvement d’ondulation qui forfait
dans l’eau, & qui feroit beaucoup plus fenfible
dans un baffin ou dans la rivière ; mais les fourds'
& muets, qui Font fouvent aperçu dans l’un &
flans l’autre , fe le rappellent très-aifément. Enfuite
j’écris fur la table ce qui fuit ; je jette la boule dans
l'eau, l'eau s'écarte,- & va frapper Lès bords de la
terrine. Il n’eft aucun de ces mots qui ne foit entendu
des fourds-'ISk muets.
Après cela je prends un écran ou quelqù’autre
chofe de femblable , en l’agitant avec la main ,
je m’en fers pour faire voltiger de petits rideaux ,
des manchettes , des feuilles de papier, &c. Jê,
fouffle auffi fur la main de quelqu’un , & j’appelle
tout cela air : alors j ’écris de nouveau fur la table :
La chambre eft pleine d'air comme la terrine eft pleine
d'eau : je frappe fut la table , l'air s'écarte , & va
frapper les murailles de la chambre, comme l'eau
s'écarte , & va frapper les bords de la terrine.
Je prends enfuite ma montre à réveil, & plaçant
l’aiguille à l’endroit où elle doit être pour
opérer la détente, je fais fentir à chacun des fourds
St muets le petit marteau qui frappe fpn doigt
avec beaucoup de vîteffe : je leur dis alors que
nous avons tous un petit marteau dans Foreille ,
St que l’air en s’écartant pour aller frapper les
murailles de la chambre, rencontre notre oreille,
qu’il y entre, & qu’il fait remuer ce petit marteau,
comme je fais remuer avec le fouffle de ma
bouche le petit coin de mon mouchoir : ( c’eft mon
langage avec eux , je ne dois point ici le rendre
autrementr)
Enfuite je fais placer contre la muraille une
perfonne qui entend , 8c qui me tourne le dos ,
& je la prie qu’auffi-tôt qu’elle m’entendra frapper
fur la table, elle fe retourne 8c vienne vers moi.
Je frappedonc ', St elle exécuté ce dont nous
fommes convenus : alors je montre que 1 air a
rencontré fon oreille, qu’en y entrant il a ‘fait
remuer fon petit marteau , 8c que ç a été ce mouvement
qu’elle a fenti, qui l’a fait fe retourner
8c venir vers moi.
Après cela j’envoie la même perfonne dans une
autre chambre ; je frappe, 8c à l’inftant elle arrive
: je déclaré que la même opération s’eft faite
dans fon oreille, 8c lui a fervi d’avertiffement
pour venir nous trouver.
C ’eft ainfi que nous montrons la propagation
du fon par le moyen de l’ondulation de 1 air :
( nous expliquons auffi pourquoi cette propagation
eft plus lente que celle de la lumière. )
Quant à ce qui fe paffe dans l’intérieur de l’oreille
, MM. les Anatomiftes voudront bien fe reffou-
venir que nous parlons à des fourds St muets, 8c
qu’il n’eft pas queftron de rechercher ici une exactitude
phyfique.
Noos faifons comprendre aux fourds & muets
que s’ils n’entendent pas , c’éft parce qu ils nont
. pas ce marte au dans Foreille, ou qu’il eft trop
enveloppé pour que le mouvement de 1 air p^uiffe
y faire impreffion , ou enfin , parce que s il fe
remue & qu’il frappé, la partie fur laquelle il
agit eft comme paralytique.. >. >
Toutes' les fois ,que j’ai fait cette explication ,
elle a produit dans les fourds 8c muets des effets
bien différens , les uns témoignant une grande joie
de favoir ce que c’étoTt que d’entendre, 8c les
autres fe livrant à une trifteffe profonde, de ce.
qu’ils n’avcient point ce marteau dans 1 oreille ,
ou de ce qu’il y étoit enveloppé.
Les deux premières qui ont affifté à cetfé
leçon , en ayant rendu compte chez elles, nepou-
voient contenir leur mauvaife humeur , lorfqu’elles
apprirent que le chat de la maifon St le ferin avoient
chacun leur petit marteau dans l’oreille.
D’après ce que je viens de dire, on comprendra
facilement quelle eft l’idée que les fourds &
muets fe forment de notre faculté d’entendre.
Lorfqu’ils font tous dans mon cabinet, & que
fours yeux font tournés vers un tableau qu ils n y
avoient point encore v u , & qui attire toute leur
attention , fi je frappe du pied fur le parquet, ea
quelque nombre qu’ ils puiffent être, il n en eft
pas un feul qui ne fe retourne vers moi, parce
qu’ils ont fenri à leurs pieds une fecouffe qui les
a fuffifamment avertis que je voulois qu’ils me
regardaffent. ’
Quelques raônïens après- je leur fais entendre
qu’il y a dans mon anti-chambre une vingtaine de
perfonnes qui ne peuvent m’apercevoir, & que
- je. ne vois pas non plus, mais que je vais fpre
entrer, pour leur donner le plaifir de voir ce même
J tableau. •
Je les appelle donc à haute voix, St fur le champ
I elles accourent pour favoir ce dont il s’agit. Alors
| " les fourds & muets comprennent que ces perfon-
I nés ont éprouvé dans leurs oreilles une fecouffe
P p a