
l ’é ca r la te ; mais il n e d ifc e rn o it p o in t la fo rm e des
corps.
O n lu i fit d’ab o rd l’o péra tion fu r u n fe u l oe il.
A u m om en t o ù il c om m en ça d e v o i r , to u s les
o b je ts lu i pa rurent ap pliq ué s c o n tre fe s y e u x .
L e s o b je ts qui lu i é to ie n t le plus ag ré ab le s , '
fans qu ’ il pû t d ire p o u r q u o i , é to ie n t c eu x dont
la fo rm e é to it r é g u liè r e .
I l «è r e c o n n o ifib it po int les c o u leu r s qu ’i l a v o it
diHinguèeS à à une fo r te lum iè re ', é tan t aveugle.
I l n e d ifc e rn o it au cu n o b je t d’un a u t r e , q u e l q
u e différen tes qu ’ en fu ffen t le s fo rm e s .
L o r fq u ’o n lu i pré fen to it les o b je ts q u ’il con noif-
Ibit au p a ra v an t par le to uch er , il les c on fid é ro it
a v e c attention p o u r le s re c o n n o ître u n e autre
fo is ; mais b ien tô t il o u b lio it t o u t , a y an t trop de
ch o fe s à retenir.
I l é to it fo r t furpris de ne pas tro u v e r plu s b e l - -
le s q u e le s autres , les pe r fo n n e s qu ’il a v o it aimées
le mieu x.
I l fu t long -tems fans r e co n n o ître q u e le s tab leau x
rep réfen to ien t des corp s fo lid e s ; i l les reg a rd o it
c om m e des plans d ifférem ment co lo ré s ; mais
lo r fq u ’ il fut d é t rom p é , & qu ’en y p o rtant la main ,
i l ne t ro u v a qu e des fu r fa c e s , i l d emand a f i c’é to it
la v u e bu le to u ch e r q u i trom p o it.
I l é to it fu rptis qu’o n p û t fa ire ten ir dans un
p e tit e fp a ce la pe inture d’un objet plus g rand q u e
c e t e fp a c e ; par e x em p le , un v ifa g e dans un e miniatu
r e ; & c e la lu i pa roiffo it au fli im po ffib le q u e de
fa ire ten ir un b o iffe a u dans u n e p in te .
D ’ab o rd il ne p o u v o it fou ffr ir q u ’un e très-petite
lumiè re , & v o y o i t to u s les o b je ts fo r t g ro s ; mais
le s premiers fe rap etiffo ien t à m e fu re qu ’ il en
v o y o i t de plus gros.
Q u o iq u ’il fû t b ien q u e la chamb re o ù il é t o i t ,
é to it plus p e tite q u e la m a ifo n , i l n e p o u v o it
com p ren d re com m en t la ma ifo n p o u v o it pa roître
plu s g rand e q u e la chambre .
A v a n t qu ’on lu i eû t ren du la v u e , i l n’é to it pas
fo r t empre ffé d’acq ué rir ce n o u v e a u fens ; il ne
con n o iffo it p o in t c e q u i lu i m a n q u o i t , & fen to it
m ême qu ’ il a v o i r , à certa ins éga rds * d e s a v an ta g es
fu r le s au tre s h om m e s ; mais à pe in e com m en ça
* -il à v o i r d iftin& em en t, qu ’il fu t tran fpo rté de
jo ie .
U n an ap rès la premiè re o p é r a t io n , o n lu i fit
l ’o péra tion fu r l’ autre oe i l , & e lle réu ffit é g a le m
en t ; i l v it d’ ab ord de c e fé c o n d oeil les o bjets
b e au c o u p plus gros qu e d e l’ a u t r e , mais c ep en dant
moins g ro s q u ’il ne les avo ir v u s d u premie r
oe il : 8c lo r fq u ’il reg a rd o it le même o b je t des d eu x
y e u x à-la-fois , il d ifo it qu e c e t o b je t lu i pa ro iffo
it un e fo is plus g rand qu ’a v e c fo n premie r oe il
to u t feu l.
M . C h e fe îd e n pa rle d ’autres aveugles-n é s , à qui
i l a v o ir ab a ttu d e même la c a ta r a â e , & dans le f - j
quels U avoir obfervé les mêmes phénomènes ’
quoiqu’aV'ec moins de détail.
Comme ils n’avoient pas befoin de faire mouvoir
leurs yeux pendant leur cécité, ce n’étoit
; que peu-à-peu qu’ils apprenoient à les tourner
vers les objets.
Il réfulte de ces expériences , que le fens de la
vue fe perfeâionne en nous petit à petit ; que ce
fens eft d’abord très-confus, & que nous apprenons
à v oir , à peu-près comme à parler.
Un enfant nouveau-né, qui ouvre pour la première
fois les yeux à-la lumière, éprouve fans
doute toutes les mêmes chofes que nous venons
d’obferver dans V aveufle-nk. C ’eft le toucher &
l’habitude qui reâifient les jugemens de la vue.
Revenons préfentement à l’auteur de la lettre
fur les aveugles. On cherche, dit-il, à reftituerlavue
à des aveugles-nés , pour examiner comment fe fait
la vifion ; mais je crois qu’on pourroit profiter
-autant, en queftionnant' un aveugle de' bon/ens...
Si l’on vouloit donner quelque certitude à ces
expériences, il faudroit du moins que le füjet fût
préparé de longue-ma>in, & peut-être qu’on le
rendit philofophe... Il feroit très à propos de ne
commencer les obfervations que long-tems après
1 opération : pour cet effet il faudroit traiter le
malade dans l’obfcurité, 8c bien s’affurer que fa
bleffure eft guérie, 8c que les yeux font fains.Je
ne voudrois point qu’on l’exposât d’abord au grand
jour.... Enfin, ce feroit encore un point fort délicat
que de tirer parti d’un fujet ainfi préparé, & de
l’interroger avec affez de fineffe pour qu’il ne dît
précifément que ce qui fe paffe en lui.... Les.plus
habiles gens & les meilleurs efprits , ne font pas
trop bons pour une expérience fi philofophique
& fi délicate. »
Finiffons cet article avec l’auteur de la lettre ,
par la fameufe queftion de M. Moiineux.
On fuppofeun aveugle-né , qui' ait appris -, parle
toucher, à diftingüer un globe d’un cube ; on
demande f i , quand on lui aura reflitué la vue, il
diftinguera d’abord le globe du cube fans le toucher.
M. Moüneux croit que non, & M. Loke
eft de fon avis , parce que l’aveuglé ne petit
favoir que l’angle avancé du cube , qui préïTe fa
main d’une manière inégale, doit paroître à fes
yeux tel qu’il paroît dans le cube.
L’auteur de la lettre fur les aveugles, fondé fur
l’expérience de Chefeîden, croit avec raifon que
l’avengle-né verra d’abord tout confufément , &
que bien loin de diftingüer d’abord le globe du
cube, il ne verra pas même dillirj&ement deux
figures différentes : il croit pourtant qu’à la longue
, 8c fans le fecours du toucher, il parviendra
à voir diftinâement les deux figures : la raifon
qu’il en apporte , 8c à laquelle il nous paroît difficile
de répondre, c’eft que Vaveugle-n’ayant pas
befoia de toucher pour diftingüer les couleurs ks
unes des autres, les limites des couleurs lui f u i ront
à la longue pour difeerner la figure ou le
contour des objets. Il verra donc un globe &
un cube , o u , fi l’on v eu t, un cercle & un
carré ; mais le fens du toucher n'ayant aucun
rapport à celui de la vue , il ne devinera pas que
l’un de ces deux dbrps eft celui qu’on appelle globe,
& l’autre celui qu’on appelle cube ; & la vifion ne
lui rappellera en aucune manière la fenfation qu’il
a reçue par le toucher.
Suppofons préfentement qu’on lui dife que l’un
de ces deux corps eft celui qu’il fentoit globe pat;
le toucher, 8c i’aütre celui qu’il fentoit cube ,
faura-t-il les diftingüer ? L’auteùr répond d’abord
qu’un homme greffier & fans connoifiance prononcera
au hafard ; qu’un métaphyficien , fiïr-tôut
s’il eft géomètre, comme Saunderfon, examinera
les figures ; qu’en y fuppofant „certaines .lignes
tirées, il verra qu'il peut démontrer de l?une toutes
les propriétés du cercle, que le toucher lui a
fait connoître, & quÙl peut démontrer de l’autre
figure toutes les propriétés du carré. 11 fera donc
bien tenté de conclure : voilà le cercle, voilà U
carré ; cependant > s’il eft pru-ck-nt, il fufpendra
encore’ fon jugement ;. car , pourroit-il dire ,
peut-être que quand j’appliquerai mes mains fur
ces deux figures, elles fe transformeront Tune
dans l’autre ; de manière que la même figure
pourroit me fervir à démontrer aux aveugles les
propriétés du cercle , & à ceux qui voyent les
propriétés du carré ? Mais non, auroit dit Sauri-
derfbn , je me trompe ; ceux à qui je démontrois
les propriétés du cercle & du carré , & en qui
la vue &ie-toucher étoient parfaitement d’accord ,
m’entendoient fort bien , quoiqu’ils ne touchaf-
fent pas les figures fur lesquelles je faifois mes
démonftrations , & qu’ils fe contentaient de les
voir. Us ne voyoient donc pas un carré quand
je fentois un cercle, fans quoi nous ne nous fuf-
fions jamais entendus ; mais puifqu'ils m’enten-
doient; tous les hommes voyent donc les uns
comme les autres : donc je vois carré ce qu’ils
voyent carré, & par conféquent ce que je fentois
carré ; & par la même raifon je vois cercle
ce que je fentois cercle. >»
Nous avons fubftituê ici avec l’auteur le-cercle
au globe, & le carré au cube, parce ' qu’il y a
beaucoup d’apparence que celui qui fe fert de fes
yeux pour la première fois, ne voit que des fur-
faces , 8c ne fait ce que c’eft que faillie ; car la
faillie d’un corps confiite en ce que quelques-uns
de fes points paroiffent plus voifins de nous que
les autres : o r , e’eft par l’expérience jointe au toucher
, & non par la vue feule , que nous jugeons
des. diftances.
De tout ce qui a été dit jufqu’ici fur le globe &
fur le cube , ou fur le cer-fle & le carré , concluons
avec l’auteur qu’il y a des cas où le rai-
fonnement 8c l’expérience des autres peuvent
é c la ir c ir la v u e fur la relation du to u ch e r , Sc affu-
r e r , p o u r ainfi d ire , l’oeil qu ’ il eft d’a c c o rd a v e c
le taét.
L a lettre finit par q u e lq u e s réfle x ion s f i r c e qui
a r r iv e ro it à u n h omme qu i au ro it v u dès fa na.Lf-
f a n c e , 8c q u i n’ auro it p o in t eu le fens d u to u ch
e r , & à un h omme en qu i le fens de la v u e
8c du to u ch e r fe c o n tred iro ien t p e rp é tu e llem en t.
N o u s r e n v o y o n s n o s leéleurs à ces réfle x ion s : e lle s
n o u s ' en rap p e llen t u n e autre à peu -p rès de la
m êm e e fp è c e q u e fa it l’ au teur dans le corps de la
lettre^ S i un h om m e , d i t - i l , q u i n ’aurpit v u qu e
pen d an t un jo u r o u d e u x , fe t ro u v o it con fon d u
ch e z un p eu p le d'aveugles , il fau d ro it q u ’il prît
le parti de fe t a i r e , ou c e lu i de pa ffer p o u r un
fo u : il leu r an n on c e ro it to u s 'le s jo u rs qu e lq u e
n o u v e a u m y f t è r e , qu i n’en fe ro it un q u e p ou r
eu x , & q u e les e fp r its -fo r ts fe fa u ro ten t b o n g ré
de ne pas c ro ire . L e s d ç fen feu r s de la re lig ion ne
pou r ro ien t-ils pas t-ifer un g rand parti- d ’une incréd
u lité fi opiniâtre '■> & c ep en d an t fi peu fo n d é e ? »>
C e s o b fe rv a tio n s , au fli ph ilo fop h iq n es qu ’in gé-
n ieu fe s , ne font po u r tan t p o in t fufnfantes p o u r
fa ire c on n o ître les v ra is p ro c éd é s de l ’art n o u v
e a u d ’inftruire les a v e u g le s .
H eu reu fem en t q u e nous p o u vo n s aufli r e c o u r i r ,
p o u r en d é v e lo p p e r les p r in c ip e s , à l’e x c e llen t traité
qu e M . H a ü y a fa it im prim er fu r .c e t o b je t. Q u ’ri
nous fo it d o n c é ga lem en t permis de rap proch er
ic i la m é tho de d e c e fa v a n t refpe étab le in s tituteur
des a v e u g le s , de c e lle qu e nous v en o n s
de rap po rter de M . l ’ab bé de l ’E p é e , en fa v e u r des
fourds, 8c muets.
I l fera fans d ou te in téreffan t d’e n v ifa g e r à la
fo is , . 8c dans le même cad re , l’art m e rv e illeu x
q u i fe fa it entend re a u x fou rd s & mu'ets, 8c l’art
non m o in s fu rpren an t qu i fe ren d fen fible au x
a v e u g le s . C e traité e ft in titu lé :
ESSAI fur T éducation des aveugles, ou expofè de différent
moyens 9 vérifiés par l’expérience , pour l'es
mettre en état de lire à laide du ta(l, d'imprimer
des livres dans-lef quels ils puijfent prendre des
connoijfances de langues, d'hifloire, de géographie, de mùfique&c. d'exécuter différent travaux relatifs
aux métiers &c. ; dédié au roi, par M. H a u Y , interpreie de Sa Majeflé, de l'amirauté de France , & de Vhôtel-de-vill'e de Paris ; membre & profef-
feur du bureau académique d écriture , pour la
leêlure & vérification des écritures anciennes 6* étrangères. A Paris, imprimé par les enf ans-aveugles
, fous la direàion de M. ClouJîer, imprimeur
du roi ; & fe vend, à leur seul bénéfice , en leur
maifon d'éducation, rue Notre-Dame-des Victoires ,
. 1786.
A v a n t de passer à l’e xp fio tion des p ro c éd é s
d e M . H p ü y , no us d e v on s cite r ic i le ju g e -