pelisses; il leur promit une récompense proportionnée à leur fidélité et à 'leurs
services, et leur demanda des otages, qu’ils accordèrent sans difficulté.
P R E M I È R E J O U R N É E .
Nous sortîmes du Kaire, M. de Rozière et moi, le 17 brumaire an 9 [9 octobre
1800], avec nos quatre cheykhs, deux interprètes, l’un Egyptien et l’autre Grec
deux domestiques Égyptiens et les Arabes qui conduisoient nos chameaux. Nous
étions montés sur des dromadaires.
Quelqu’indispensable que dût paroître une escorte, il étoit impossible d’en
conduire une dans un pays qui ne produit rien, où le transport de notre eau,
de nos équipages réduits au plus simple nécessaire, n’étoit pas sans quelque difficulté
: elle eût fait manquer le but que je me proposois, celui d’étudier un peuple
extrêmement méfiant, qui croit qu’on ne peut visiter le désert qu’il habite qu’avec
le projet de le conquérir.
La confiance la plus entière me parut le seul moyen de réussir avec les Arabes:
je n’exigeai d’eux qu’une condition; c’est que nous porterions nos habits Français.
Outre qu’un habillement auquel nous n’étions pas accoutumés nous eût été plus
incommode, ce déguisement auroit excité la méfiance des Arabes, sans rien ajouter
à notre sûreté.
La caravane, composée d’une partie des habitans de la presqu’île, qui avoit
apporté au Kaire du charbon et des marchandises débarquées à Soueys, nous avoit
précédés, et devoit camper dans le désert, à douze milles environ. Nous la rejoignîmes
à la fin du jour, après six heures de marche. L ’étendue du camp ne nous
permit d’en visiter qu’une partie ; tous, particulièrement les jeunes gens, parurent
nous voir avec une surprise mêlée de plaisir. Nous nous arrêtâmes dans plusieurs
groupes où l’on nous offrit du café. L ’air de sécurité de deux Européens seuls au
milieu d’eux sembloit exciter leur admiration.
D E U X I È M E J O U R N É E .
Le lendemain matin nous partîmes ; tous les yeux étoient fixés sur nous. Les
Arabes nous parurent plus étonnés lorsqu’ils nous virent descendre de dromadaire
et marcher sans armes au milieu d’eux (1).
Si nous cassions quelques cailloux, ils nous apportoient les plus transparens, ceux
qu ils croyoient les plus propres à battre le briquet. Si nous examinions leurs vêtc-
mens, jjs entroient dans le détail des nôtres. La forme de nos chapeaux, notre habit
court et-serré, les cuirs dans lesquels nos jambes et nos pieds étoient renfermés, leur
sembloiertt incommodes ou inutiles. Lorsque j’examinai leurs fusils et leurs poignards,
un d’entre eux me demanda où étoient mes armes; je lui répondis brusquement
en montrant les leurs : « Voilà mes armes; n’es-tu pas armé pour medé-
» fendre! — T u es un bon Français, me répondit-il ; tu vas avec tes amis à Tor (2). »
. Je desirois connoître le nombre des hommes et des chameaux qui composoient
| notre caravane : il ma été impossible de l’apprendre par les cheykhs (i). Après
plusieurs essais pour les compter, je les ai estimes à huit cents personnes, en y
j c o m p r e n a n t plusieurs enfans et quelques femmes ; il y avoit dix-huit cents à deux
mille chameaux, dont quatre-vingt-quatorze étoient chargés de marchandises pour
la Syrie, et accompagnés par une tribu de Tor avec laquelle nous n’avions pas
j traité. Un homme conduit trois chameaux ; cinq cents mettent quinze minutes
[ environ à défiler, et notre caravane y employoit plus de trois quarts d’heure.
Chaque homme porte un poignard ; mais je n’ai pas compté plus d’un fusil pour
trois hommes.
La journée de marche est continue. Ceux qui montent sur des dromadaires, vont
j quelquefois en avant et s arrêtent un instant pour prendre le café. L ’ordre qui s’éta-
I Mit dans le campement, la précision avec laquelle il s’exécute, méritent un détail
| particulier.
(1) J avois un fort beau sabre de mamlouk, que j’ai (2) Les Arabes avoient fait la même demande 1
toujours laisse suspendu au pommeau du bât démon dro- M. de Volney dans son voyage en Syrie,
madaire lorsque j’ai marché avec eux.
Le lieu du campement est déterminé par les broussailles qu’on rencontre dans
[ quelques parties basses du désert, dans lesquelles l’eau qui tombe une ou deux fois
I l’année, séjourne plus long-temps et fait germer les graines; la caravane s’y dirige
j et s’y repose après huit à dix heures de marche : la première tribu qui arrive se place,
j et les autres successivement ; ce qui se fait sans confusion. Elles forment un grand
f cercle; chaque tribu est placée dans la même portion du cercle, et se divise ensuite
1 en escouades composées des familles ou de ceux qui vivent en commun, au nombre
I de six à dix personnes ( z).
Dans un instant les chameaux sont déchargés, et vont seuls, ou conduits par un
[ enfant, aux broussailles, qui, quelquefois, sont à un mille du campement (3). Deux
I ou trois hommes de chaque escouade courent alors chercher quelques broussailles
[ ou plantes sèches, pendant qu’un de ceux qui sont restés bat le briquet, allume du
[ feu en agitant i’air avec le pan de sa robe, qu’il incline quelquefois pour recevoir
I le vent obliquement et le diriger sur le feu. Un autre fait rôtir et pile le café (4),
| pendant qu’un troisième délaye la farine et pétrit le rouga ou foutyr, espèce de
i galette sans levain, de cinq à sept millimètres d’épaisseur [ deux à trois lignes], et
I dune grandeur proportionnée au nombre de ceux qui font partie de l’escouade.
I Dans moins d’un quart d’heure cette pâte est cuite entre les cendres chaudes, les
I petits charbons et la crotte de chameau brûlée et souvent même encore en-
I flammée M. •
Bientôt les travaux extérieurs sont finis : on se place autour du feu ; on prend le
j café en mangeant le rouga. Quelques-uns y ajoutent de la farine et du riz bouilli
I avec un peu d’huile et quelques oignons; d’autres, des fèves ou des lentilles : le repas
(0 Les Turcs généralement n'expriment les quantités (3) Rien ne désigne la route; le pied des chameaux et
I que par peu ou beaucoup ; ils ne comptent ni leur âge ni celui des hommes ne laissent point de trace dans cette
I celui de leurs enfans, et répondent, si on leur en demande mer de sable et de cailloux.
| a cause, qu ils n’en ont pas besoin. (4) On fait brûler le café dans une cuiller de-fer; on le
(2) 11 est assez vraisemblable que, les caravanes étant broie ensuite avec un long bâton dans un mortier de terre
I composées des mêmes tribus et familles, l’ordre du cam- cuite.
E pement est toujours le même. (5) Si le nombre est trop grand, on fait plusieurs foutyr.