élévation qui donne lieu de penser que les eaux du lac étoient autrefois beaucoup
plus hautes, et qu’à l’époque où elles s’étendoient jusqu’à la montagne,
elles venoient aussi baigner le pied des monumens.
Je ne ferai point ici la description du Qasr-Qeroun ; M. Jomard en a donné
les plans et les dessins exacts (i). Je me permettrai seulement de dire que je n en
crois pas la construction aussi ancienne que celle des temples de la haute Egypte.
D ’abord ses ruines ne paroissent pas porter l’empreinte des ravages du temps,
mais seulement d’une dévastation opérée par la main des hommes. Ensuite on
voit, à l’entrée, des rustiques à la manière des Grecs, sur des débris de piliers
avancés. Peut-être aussi étoit-ce une fabrique ajoutée dans des temps postérieurs.
Le docteur Pococke a gravé son nom sur celui des pieds-ffroits de la première porte
d’entrée qui est à gauche, et Paul Lucas, sur celui qui est à droite. Je venois de
faire une reconnoissance qui présentoit un grand intérêt ; je ne pus résister au
plaisir de la constater, et j’écrivis ces mots sur le pied-droit a gauche, au-dessus du
nom de Pococke :
P . D . M A R T I N , I N G É N I E U R F R A N Ç A I S , A P A R C O U R U
L A P A R T I E S E P T E N T R I O N A L E D U B I R K E T - Q E R O U N , -,
L E 1 7 N I V O S Ë , A N 9 D E L A R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E [ 7 J A N V I E R 1 8 0 1 ] .
Du haut du monument, j’examinai attentivement avec une bonne lunette le prolongement
de la montagne que j’avois laissée au bord du lac, et je n y vis,'sur une
distance à perte de vue, aucune coupure qui pût faire sùpposer 1 ouverture du Lycus
de d’Anville. Le sol va toujours en montant par une pente' douce depliis le lac,
et finit par atteindre le haut de la montagne. On voit dans un grand éloignement
le mamelon que ce géographe désigne”, dans sa carte de l’Égypte moderne ' sous
le nom de Haram Medtûé cl-Hebjad. Le pourtour du Qasr-Qeroun présente encore
quelques murs sur pied tant à l’est qu’à l’ouest, même un petit monument en
avant de l’entrée; mais il n’y a pas un seul morceau de granit. La'diagonale des
chambres carrées du Qasr est à peu près sud-nord ; la face principale, ou bien 1 entrée
, est au sud-est. Si l’on étend sa vue sur l’horizon, on remarque assez près et au
Sud une crête tranchante du sol, qui indique évidemment l’ancienne limite du lac.
Je partis du Qasr-Qeroun à midi précis, et je pris ma route directement au
sud-est. Le sol sur lequel nous marchions est un rocher pur, légèrement recouvert
de sable, et parsemé de petits tas de pierres et de briques cuites, mais en très-
petite quantité; ce qui m’a fait penser qu’en donnant à ces débris le nom de Bclal
Qeroun, on en a tiré une conséquence un peu hasardée : du moins je suis persuadé
que s’il y a eu quelques constructions sur cette roche , elles Sont d’une
époque très-récente et de beaucoup postérieure au retrait des eaux du lac, dune
très-petite importance, et ne peuvent, en aucune manière, donner l’idée dune
ancienne ville, qui eût été d’ailleurs d’autant plus mal située que ce-lieu a toujours
été dépourvu de terre végétale.
Nous allions d’un assez bon pas, parce que nos chameaux étoient partis une
(i) Voyez pl. 6p et yo, A . vol. IV .
bonne
bonne demi-heure avant nous. Vers deux heures, nous nous trouvâmes à la hauteur
d’une fabrique à gauche sur le bord du lac. Je m’aperçus qu’à partir de ce point,
une crête assez élevée s’étend parallèlement à ce bord. A une demi-heure de distance
, je vis une seconde fabrique sur la même crête. Ce sont vraisemblablement
les lieux auxquels Pococke donne les noms de Kasr Cophou et de Kasr Cobal^Lcs
Arabes me dirent qu’on désignoit toutes ces fabriques sous le nom général de
Qdsr-Benât. Sur les bords du lac, et au pied de la montagne que nous avions alors
à droite vers le lac Garâh, 5e trouvent des salines exploitées par les habitans de
Nazleh; on a creusé, pour l’usage de celles-ci, des puits d’où l’on tire l’eau salée,
qu’on laisse évaporer sur le sol, et qui donne un sel très-beau et très-estimé.
Depuis le Qasr-Qeroun, la pente est insensible; mais à trois heures je reconnus
qu’elle devenoit plus forte, et à trois heures un quart nous arrivâmes sur la crête
qui termine le désert. Là, j’éprouvai un plaisir difficile à dépeindre. Depuis quarante-
huit heures, mes yeux avides de découvertes, et parcourant sans cesse tout ce qui
étoit autour de m oi, ne se fixoient que sur des rochers et du sable ; l’image de
la mort se peignoit seule à mon imagination, sans me donner cependant aucune
impression de tristesse ou de malaise. J’avois été loin d’éprouver les privations
et les incommodités ordinaires des voyages dans le désert : j’avois fait le mien avec
tout l’agrément possible ; et je doute que jamais un Européen, dans quelque circonstance
qu’il se trouve, puisse en faire un semblable. Toujours l’esprit tendu sur
mes opérations, je n’avois nullement souffert de la chaleur, qui, quoiqu’au mois
de janvier, s’élevoit de vingt-deux à vingt-quatre degrés, entre dix heures du matin
et trois heures après midi; je n’avois pas fait ouvrir une seule fois les outres pour
boire, dans le chemin d une station à l’autre : mais, au plaisir que me fit éprouver
la première vue de la verdure, et de la nature en mouvement, je sentis que mon
corps avoit été, à mon insu, dans un état de tension continuel.
Nous^apercevions au loin le village de Nazleh, dans la même direction sud-est
que nous avions suivie depuis le Qasr-Qeroun. Les Arabes, qui avoient suspendu
leurs courses.dans toute la traversée du désert, firent alors caracoler leurs chevaux
autour de moi, m’accablant de saluts, de souhaits et de protestations d’amitié. Ils
s’écriûient, dans leur jo ie , qu’ils ramenoient sain et sauf le Sammâlou Modabber,
mot qui signifie régulateur, et qui leur sert à rendre notre mot ingénieur ; et ils me
donnoient un grand témoignage de leur estime, en ajoutant à ce titre le nom
de leur tribu. J’avoue que je n’étois pas insensible à ces démonstrations. Ils m’a-
voient identifié avec eux ; ma figure hâlée par le soleil, mon épaisse moustache,
et mon costume de Bédouin, auroient défié le plus habile physionomiste : aussi,
parmi les habitans que nous rencontrâmes bientôt, je m’aperçus qu’aucun ne soup-
çonnoit la présence d’un Français dans ce groupe d’Arabes.
Nous arrivâmes à Nazleh à cinq heures. Ce village, assez considérable, est situé
a environ trois lieues des bords du lac, sur la rive gauche d’un large canal qui fait
suite au Bahr el-Ouâdy, dont j’ai déjà parlé. Autrefois Nazleh n’étoit arrosé que par
un ruisseau qui vient de Médine : mais, depuis que la digue de Minyeh a été rompue,
le territoire est inondé, au point que je vis encore de grandes flaques très