
L a gloire de M. de Montefquieu, fondée fur des
ouvrages de g én ie , n’exigeoit pas fans doute qu'on
publiât ces fragments qu’i l nous a laiffes ; niais ils
feront un témoignage étemel de l ’intérêt que les
grands hommes de la nation prirent à cet ouvrage ;
& l'on dira dans les fîècles à venir : Voltaire & Montefquieu
eurent parc auffi à l ’Encyclopédie. (M. Diderot.)
Nous terminerons cet article par un morceau'
qui nous paroît y avoir un raport effenciel, &
qui a éte lu à V Académie françoife Le 14 Mars
3 757* Vempreffement avec lequel on nous l'a
demandé, & la difficulté de trouver quelque autre
article de VEncyclopédie auquel ce morceau appartienne
auffi directement , excufera peut - être'
la liberté que nous prenons de paroître ici à la fuite
de deux hommes tels que Montefquieu. MM. de Voltaire & de
Réflexions fu r Vufage & fu r l’abus de la Phi-
lo f ophie dans les matières de Goût (1). L ’efprit
phiiofophique , II célébré chez une partie de notre
nation & fi- décrié par l'au tre , a produit dans les
Sciences & dans les Belles-Lettres des effets contraires
: dans les Sciences, i l a mis des bornes fé-
vères à la manie de tout expliquer, que l'amour des
lyftêmes avoir introduite ; dans les Belles - Lettres ,
i l a entrepris d’analyfer nos plaifirs & de foümettre à l ’examen tout ce qui eft l ’objet du Goût. S i la
fage timidité de la Phyfique moderne a trouvé des
contradicteurs , eft-il furprenant que la hardieffe
des nouveaux littérateurs ait eu le même fort ? elle
a du principalement révolter ceux de nos écrivains
qui penfent qu en fait de Goût, comme dans des
matières plus férieufes, toute opinion nouvelle &
paradoxe doit être profcrite par la feule raifon
q u e lle eft nouvelle. I l nous femble au contraire
que dans les fujets de fpéculation & .d’agrément on
ne fauroit laifler trop de liberté à i ’induftrie , dût-
e lle n etre pas toujours également heureufe dans
fes efforts. C ’eft en fe permettant les écarts', que le
génie enfante les choies fublimes; permettons de
même à la raifon de porter au hafard, & quelquefois
fans fuccès, fon flambeau fur tous les ohjets de
nos plaifirs, fi nous voulons la mettre à portée, de
découvrir au génie quelque route inconnue : la fé-
paration des vérités & des fophifmes fe fera bientôt
d’ elle-même , &nous en forons ou plus riches ou du
moins plus éclairés.
U n des avantages de la Philofophie appliquée
aux matières de G-out, eft de nous guérir ou de
nous garantir de la foperftition littéraire ; elle juf-
jine notre eftime pour les anciens, en la rendant
raifonnabie ; e lle nous empêche d’encenfer leurs
h ) L'Académie de Marfeflle a couronné en 1765 un Dif-
jtpurs-, dans lequel M. l’abbé La Serpe a démontré que la
perfechon des Lentes 8c ia corruption des moeurs croient la
vraie fource de la décadence du Goût,
fautes; elle nous fait voir leurs égaux dans plu-1
fieurs de nos bons écrivains modernes , qui , pour
s etre formes fur eu x , fe croyoient, par une incon-
fequence modefte, fort inférieurs à leurs maîtres.
Mais 1 analyfe métaphyfîque de ce qui eft l ’objet
du fentiment ne peut - elle pas faire chercher des
raifons à ce qui' n en a p oin t, émouffer le piaifir en
nous accoutumant a difeuter froidement ce que nous
devons fentir avec chaleur, donner enfin des-entraves
au génie , & le rendre efoiave & timide ? Effayons de
répondre à ces queftions.
L e G o û t , quoique peu commun , n’ eft point arbitraire
; cette vérité eft également reconnue de
ceux qui réduilènt le Goût a féntir, & de ceux qui
veulent le contraindre â raifonner : mais i l n’ étend
pas fon reffort fur toutes les beautés dont un ouvrage
de l ’art eft fufceptible. I l en eft de fraparites
& de fiiblimes , qui faifîffent également tous les
eiprics, que la nature produit fans effort dans tous
les fîècles & chez tous les peuples , & dont par
conféquen: tous les efprits, tous le s fîècles , & tous
les peuples font juges. I l en eft qui ne touchent
que les âmes fenfibles & qui gliffent fur les autres.
Les beautés de cette efpèce ne font que du fécond
ordre , car ce qui eft grand eft préférable à ce qui
n’eft que fin: elles font.néanmoins celles qui demandent
le plus de fagacité pour être produites ,
& de délicateffe pour être fondes ; auffi font-elles
plus fréquentes parmi les nations chez lefquelles
les agréments de la fociété ont perfectionné l ’art
de vivre & de jouir. C e genre de beautés, faites
pour le petit nombre, eft proprement l ’objet du
G o û t , qu’on peut définir, le talent de démêler dans
les ouvrages de £ art ce qui doit plaire a u x âmes
fenfible s & ce qui doit les blefer.
Si le Goût n’eft pas arbitraire , i l eft donc fondé
fur des principes . ineonteftables ; & ce qui en eft
une fuite néceffaire, i l ne doit point y avoir d’ouvrage
de l ’art dont on ne puifle juger en y appliquant
ces principes. En éffet l a fource de notre
piaifir & de notre ennui eft uniquement & entièrement
en nous ; nous trouverons donc au dedans
de nous-mêmes, en y portant une vue attentive ,
des règles générales & invariables de Goût-, qui
feront comme la pierre de to u c h e a l ’épreuve de
laque lle toutes les p ro d u c t io n s ,du talent pourront
être foumifes. Ainfi , le même efprit philofophi-
que qui nous o b l i g e , faute de lumières fo f f i fa n te s K
de fufpendre â chaque jnftant nos pas dans l ’étude
de la nature & des objets qui font hors de nous >
doit au contraire, dans tout ce qui eft l ’objet d u
Ç o u t , nous porter à l a difeuffion : mais i l n’ignore
pas en même temps que cette difeuffion doit avoir
un terme. En quelque m a tiè re - que ce f o i t , nous
devons d é f e fp é r e r de remonter jamais aux p r em ie r s '
principes, qui font toujours pour nous derrière un
nuage; vouloir trouver la caufe* métaphyfique de
nos plaifirs , feroit . un projet auffi chimérique
que d’entreprendre d’expliquer l ’ a & i o n des objets
fur nos fe n s . Mais comme on a fu r éd u i r e à un
pe.it nombre de fenfations l ’origine de nos ccn-
noiflances , on peut de même réduire les principes
de nos plaifirs, en matière de Goûty â un petit nombre
d’obfervations inconteftables fur notre manière
de fentir. C ’eft jufques là que le philofophe remonte
; mais c eft la qu’i l s’arrête, & d’o ù , par
une- pente naturelle , i l defoend enfuite aux confé-
quences.
L a jufteffe de l ’efprit, déjà fi rare par elle - même,
ne fuffit pas dans cette analyfe; ce n’eft pas même
encore affez d’une am'e délicate & fenfîble; i l faut
de p lu s , s’i l eft permis de s’exprimer d e là forte,
ne manquer d’aucun des fens qui compofent le Goût.
Dans un ouvrage de Poéfîe, par exemple , on doit
parler tantôt à l ’imagination , tantôt au fentiment,
tantôt à l a raifon, mais toujours à l ’organe ; les
vers font fine efpèce de chant fur. lequel l ’oreille
eft fi inexorable , que la raifon même eft quelquefois
contrainte de lui fai-ré de légers fàcrifices.
Am fi, un philofophe dénué d’organe , eû t-il d’ailleurs
tout le refte , fera un mauvais juge en matière
de Poéfîe. I l prétendra que le piaifir qu’elle nous
procure eft un piaifir d’opinion ; qu’i l faut fe contenter
, dans quelque ouvrage que ce f o i t , de
parler a l ’efprit & a lam e : i l jetera même, par des
raisonnements captieux, un ridicule apparent fur le
foin d arranger des mots pour 'le piaifir de l ’oreille.
C eft ainfi qu’un phyficien, réduit gu foui fenti-
ment du toucher, prétendroit'que les objets éloignes
ne peuvent agir fur nos organes, & le prouve
roit par des fophifmes auxquels on ne pourroit
repondre qu’en lui rendant l ’ouïe & la vue. Notre
philofophe croira n’avoir rien ôté à un ‘ ouvrage de
Poéfîe , en confervant tous les termes 8c en les
tranfpqfant pour détruire la mefure ; & i l attribuera
a un préjugé , dont i l eft efclave lui - même
fans le vouloir , l ’efpèce de langueur que l ’ouvrage
lu i paroît avoir contractée par ce nouvel état. I l ne
s apercevra pas qu’en rompant la mefure & en ren-
verfatit les mots , i l a détruit l ’harmonie qui ré-
fultoit de leur arrangement & de leur liaifon. Que
diroit-on. d un mufïcien q u i , pour prouver que lé
piaifir de la mélodie eft: un piaifir d’opinion , dé-
natureroit un air fort agréable, en tranfpofant au
hafard les fonsdont i l etc compofé ? ' '•
C e n eft pas ainfi que le vrai philofophe jugera
du piaifir que donne la Poéfîe. I l n’accordera for
ce point ni tout à la nature ni tout à l ’opinion ;
i l rec'bnnoitra que , comme la Mufique a un effet
général for tous les peu ples, quoique la Mufique
des uns ne plaife pas' toujours aux autres, dé même
tous les peuples font fenfibles à l ’harmonie poétique
, quoique leur Poéfîe foit fort différente. C ’eft:
en examinant avec attention cette différence, qu’ il parviendra
a déterminer jufqu’à quel point l ’nabicude
influe fur le piaifir que nous font la Poéfîe & la
Mufique , ce que l ’habitude ajoûte de réel à ce
p ia if ir , & ce que l ’opinion peut auffi y joindre
d illufoire : car i l ne confondra point le piaifir d’habitude
avec1 celui qui eft purement arbitraire &
d opinion ; diftinCtion qu’on n’a peut-être pas affez
faice en cette matière , & que néanmoins l ’expérience
journalière rend inconteftable. I l eft des plaifirs
qui dès le premier moment s’emparent de nous;
i l en eft d’autres qui , n’ayant d’abord éprouvé de
notre part que de l ’éloignement ou de l ’indifférence
, attendént, pour fe taire fentir, que l ’ame ait
été fuffifamment ébranlée par leur aCtion, & n’en
font alors que plus vifs. Combien de fois n’eft-il
pas arrivé qu’une Mufique qui nous avoit d’abord
déplu , nous a ravis enfuite , lorfque l ’o r e ille , à
force de l ’entendre , eft parvenue à en déméler toute 1 expreffion & la fineffe ? Les plaifirs que l ’habitude
fait goûter peuvent donc n’ êcre pas arbitraires , &
même avoir eu d’abord le préjugé contre eux.
I C eft ainfi qu un li11érateur-,philofophe confervera
a 1 oreille tous fes droits : mais en même temps ,
& c eft la furtout ce qui le diftingue, i l ne croira
pas que le foin de fatisfaire l ’organe difpenfe de
l ’obligation encore plus importante de penfer.Comme
i l fait que c’eft la première lo i du Style d’être d
l ’uniffon du fu je t, rien ne lui infpire plus de dégoût
, que des idées communes exprimées avec recherche
& parées du vain coloris dé la verfîfîca-
tion : une Profe médiocre & naturelle lu i paroît
préférable à la Poéfîe qui au mérite de l'harmonie
ne joint point celui des chofes ; e’eft parce qu’i l
eft fenfibie aux beautés d’image , qu’i l n’en veut
que de neuves & de frapantes; encore leur préfère-
t-il les beautés de fentiment, & furtout celles qui
ont 1 avantage d’exprimer d’une manière noble & tou*
chante des vérités utiles aux hommes.
I l ne foffit pas à un philofophe d’avoir tous les
fons qui compilent le G oû t, i l eft: encore néceffaire
que l ’exercice dé ces fens n’ait pas' été’ trop
concentré dans un foui objet. Malebranche ne pouvoir
lire fans ennui les meilleurs vers , quoiqu’on
remarque dans fon ftyle les 'grandes qualités du
p o ète, l ’imagination , le fentiment, & ^harmonie :
mais trop exclufîvement appliqué à ce qui eft l ’objet
d e là raifon, ou plus tôt du raifonnemenr, fon
imagination fe bornoit à enfanter : des hypothèfes
philofophiques ; & le' degré de fentiment dont i l
étoit pourvu, à les embraffer avec ardeur comme
des vérités. Quelque harmonieufe que foit fa profe ,
l ’harmonie poétique étoit fans charme pour lui , foit
qu’en effet la fenfibilité de fon oreille fut bornée
à l ’harmonie de la profe , foit qu’un talent naturel
lui fît produire de la profe harmonieufe fans qu’i l
s’en aperçût, comme fon imagination le forvoit fans
qu’i l s’en doutât, ou comme un inftrument rend des
accords fans l e favoir.
_ Ce n’eft: pas feulement à quelque ^défaut de fenfibilité
dans 1 ame ou dans l ’organe, qu’on doit attribuer
les faux jugements en matière! de Goût. L e
piaifir que nous fait éprouver un ouvrage de l ’A r t ,
vient ou peut venir de plufieurs fources differentes ; 1 Analyfe phiiofophique confîfte donc à favoir les
diftinguer & les féparer toutes, afin de ràporter à
chacune ce qui lu i appartient, & de ne pas attribuer