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L ’exemple féal d’Amyot fuffit pour juftifier cette
théorie. V o y e z fa traduction de D a p h n i s & C h l o é ;
voyez le charme de c e vieux ityle dans un ouvrage
effenciellement n a ï f ; c’eft la langue propre’ du
fujet j & cette traduction paroît un original. V o y e z
la traduction des H o m m e s i l lu f t r e s de Plutarque,
par le même auteur ; vous croyez lire une parodie
, la N a ï v e t é devient baffeffe : la langue ne
comportoit point encore-une femblable traduction ,
les traits badins & mefquins du vieux jargon n’étoient
pas faits pour peindre les héros de la Grèce & de
Rome.
C e c i peut * fervir de principe pour l ’emploi du
f ty le marotique. N e l ’employez jamais que dans
des fujets e ffen c ie llem en t n a ï f s . Si vous avez à
dire des chofes élevées ou feulement raifonnables ;
fervez-vous d’une langue faite , fervez - vous de
votre langue. L e ftyle marotique femble parodier
la raifon , .en la produifant fous un habillement
grotefque , qui dégénère même fouvent en gjrof-
fièreté burlefque. V o y e z , dans les C o n f e i l s a u n
j o u r n a l i j l e , la comparaifon que fait V o lta ire de
quatre vers de Boileau avec des vers de Rouffeau
qui difent la même chofe en ftyle marotique : voyez
toute la doCtrine de Voltaire fur cet article. En
général, le ftyle marotique défigure & déshonore
les épi très & les allégories de Rouffeau, parce
qu’i l y eft employé à contre-fens. I l em b e llit ,
par la raifon contraire, les contes de L a Fontaine
; i l donne à fes vers une gaieté plus franche,
un badinage plus piquant, une N a ï v e t é plus originale.
Quand, dans l e D i a b l e d e P a p e f i g u i è r e ,
conte dont le mérite confifte principalement dans
l ’emploi très-heureux des exprefïions & des tours
marotiques , le diable fe fâchant contre le manant ,
qui l ’a trompé ', dit ;
Vous voici donc, Phlipot la bonne bête !
- Çà , çà, galons-le en enfant de bon lieu
A vous je reviendrai,
Maître Phlipot, & tant vous galerai,
Que ne jouerez ces tours de votre vie...
Dans huit jours d’hui je fuis à vous, Phlipot,
Et touçhçî-là, ceci fera mon arme ;
ce ton eft affurément très - n a ï f L a nuance du
Bas s’y fait fentir, & elle n’y gâte rien ; tout eft
a f fo r t i, la diCtion , les perfonnages, & les çhofes.
Lorfqu’au contraire Rouffeau dit ;
Soucis cuifants, au partir de Califte,
Jà commençoient à me fupplicier.
Quand Cupidon, qui me vit pâle & trifte ,
Me dit: Ami , pourquoi te foucierï
Lors m’envoya, pour me folacier.
Tout fon cortège & celui de fa mère’.
Songes plaifanrs & jpyeufe chimère, . »
arrêtons - nous ici â confidérer quel eft l’effet du
j^rgo# marotique dans ce commencement d’épi-
N À I
gramme ; c’eft d’abord de bien peffuader que le
poète ne fe foucié nullement de Califte , & n’a
point eu de fouets c u i f a n t s à f o n p a r t i r . S’il
étoit véritablement affligé du départ de Califte ,
i l pourroit vouloir, foulager (a douleur en la chantant,
c a v â f o l a n s c eg rum t e j î u d i n e am o r em : mais
i l n’emploieroit pas un jargon d’emprunt; un fenti-
n\ent vrai eut exigé un langage vrai. Reprenons la
fuite de l ’épigramme ;
Q u i, ài’enfeignapt à raprocher les temps .
Me font jouir, malgré l’abfence amère,
Des biens pafles ôc de ceux que j’attends :
voyez comme l ’auteur, ayant â finir par un trait
allez raifonnable , quitte tout à coup fon jargon
marotique, & reprend le langage de la raifon.
( L ’Éd i t e u r . )
( N . ) N A Ï F , N A T U R E L . S y n o n y m e s .
C e font deux adje&ifs également propres â qualifier
les. penfées & les exprefïions qui tiennent à
la nature du fujet que l ’on traite»
C e qui eft n a i f naît du fujet & en fort fans
effort ; c’ eft l ’oppofo de réfléchi, & c’eft le fenti-
ment feul qui l ’infpire aux bons efprits. Ce qui eft
n a t u r e l appartient aufli au fujet , mais i l n’éclot
que par la réflexion ; i l n’eft oppofé qu’au recherché,
& c’eft à la fineffe de l ’efprit qu’i l eft donné d’én con-
noître les bornes.
T e l le que cette aimable rougeur, q u i, tout â
coup & fans le confentement de la volonté , trahit
les mouvements fecrets d’une âme ingénue ; le
N a i f échape à un génie éclairé par un efprit jufte,
& guidé par une fënfïbilité fine & délicate ; mais
i l ne doit rien à l ’art ; i l ne peut être ni com-r-
mandé ni retenu. « On diroit qu’une penfée n a t u -
» r ç l l e r devrojt venir à tout le monde , dit le
» P . Bouhours ( M a n i è r e d e b i e n p e n f e r , dialo-
» gue \ i j . )~; on l ’a vo it, ce femble, dans la tête
» avant que de la lire ; elle paroît aifée à trouver,
» & ne coûte rien dès qu’on la rencontre ; elle
» vient encore moins de l ’efprit de celui qui la
» penfe, que de la chofe dont on.parle.
/ » Toute penfée naïve eft naturelle ; mais toute
» penfée naturelle n’eft pas naïve ». ( M- B e a u *
z é e . )
(N.) N A ÏV E T É , C A N D E U R , IN G É N U IT É .
S y n o n y m e s »
L a N a ï v e t é eft l ’exprefïîon Ja plus fimple & la
plus naturelle d’une idée , dont le fonds peut être
fin & délicat; & cette expreffion fimple a tant de
g râ c e , & d’autant plus de mérite qu’elle eft le
chef-d’oeuvre de l ’art dans ceux à qui e lle n’eft pas
naturelle.
L a Ç a n d e u r eft le fentiment Intérieur de la pureté
de fon âme, qui empêche de penfer qu’on ait rien £
diffimuler.
N A K
V I n g é n u i t é peut être une fuite de la fottife ,
quand elle n’eft pas l ’effet de ^’inexpérience : mais
fa N a ï v e t é n’eft fouvent que l ’ignorance des chofes
de convention, faciles â aprendre & bonnes à dé-
daigner j & la C a n d e u r eifc la première marque
d’une belle âme. V o y e \ Sin c é r ité , F ranchise,
N a ïv e t é , Ingénuité. ( D u c lo s . )
(N .) N A Ï V E T É ( une) , N A I V E T É ( i^ )
S y n o n y m e s .
Ce qu’on ap pelle u n e N a ï v e t é , eft une penfée,
un trait d’imagination , un fentiment qui nous
échape malgré nous , & qui peut quelquefois nous
faire tort â nous-mêmes : - c’eft l ’exprefïion de la
légèreté, de la vivacité , de l ’ignorance, de l ’imprudence,
de l ’imbécilité, fouvent de tout cela â
la.fois. T e l le eft la réponfe de la femme à fon
mari agonifant, qui lu i défîgnoit un autre mari :
n Prends un t e l , i l te convient, crois-moi ». H é la s * !
dit la femme, j ’y f o n g e o i s .
L a N a ï v e t é confifte dans je ne fais quel air
fimple & ingénu, mais fpirituel & raifonnable , tel
que celui d’un villageois de bon fens ou d’un
enfant qui a de l ’efprit; e lle fait les charmes du
difeours. T e l eft le ton de ce madrigal admirable
d’un poète affez.peu eftimé d’ailleurs.
Vous n'écrivez que pour écrire,
C’eft pour vous un amufemetit ;
Moi qui vous aime tendrement,
Je n’écris que pour vous le dire.
: Dans u n e N a ï v e t é , i l n’ y a ni réflexion, ni trav
a il, ni étude; e lle échape comme e lle fe préfènte.
I l y a de tout cela dans l a N a ï v e t e ; elle fuppofo
qu’on a examiné, comparé , choifi y mais le travail
ne paroît pas.
U n e N a ï v e t é ne convient qu’a un fo t , qui. parle
fans être sur de ce qu’i l dit. L a N a ï v e t e ne peut
appartenir qu’aux grands génies, aux vrais talents,
aux hommes fupérieurs. ( L ’ a b b é B a t t e u x . )
N A R R A T IO N , f. f. B e l l e s - L e t t r e s . P o é f i e .
L a N a r r a t i o n eft l ’expofé des faits, comme la
Defcription eft l ’expofé des chofes ; & celle-ci eft
comprife dans c e lle - là , toutes les fois que la D e f cription
des chofes contribue à rendre les faits
plus vraifemblables , plus intéreffants, plus len-
fibles..
I l n’eft point de genre de Poéfîe où la N a r r a t
io n ne puiffe avoir lieu : mais dans le Dramatique
, e lle eft accidentelle & paffagère y au lieu
que dans l ’Ép iqu e, e lle domine & remplit le fonds.
Toutes les règles de la N a r r a t i o n font relatives
aux convenances & à l ’intention du poète.
Qu el que* foit le fujet , le devoir de celui qui
raconte, pour remplir l ’attente de celui qui l ’écoute,
®ft d’inftruire & de perfuader : ainfi , les premières
réglés de la N a r r a t i o n font la clarté & la vraifem-
biance.
N À R
L a Clarté confifte à expofer les fa ifs , d’un ftyle
qui ne laiffe aucun nuage dans les idées , aucun
embarras dans les efprits. I l y a dans les faits des
circonftances qui fe fuppofent & qu’i l fero it, fu-
perflu d’expliquer. I l peut arriver aufïi que celui
qui raconte ne foit pas inftruit de tou t , ou qu’i l
ne veuille pas tout dire ; mais ce qu’i l ignore ou
veut diffimuler , ne le difpenfe pas d*être clair
dans ce qu’i l expofe. L ’obfcurité même qu’i l laiffe
ne doit être que pour les perfonnages qui font en
fcène. Le s circonftances des faits , leurs eaufes ,
leurs moyens , le fpeétateur , ou le le& eu r , veut
tout favoir ; & fi fa d e u r eft difpenfe de tout éclaircir
le poète ne l ’eft pas. I l eft vrai qu’i l a droit
de jeter un vo ile fur l ’avenir ; mais s’i l eft habile ,
i l prend foin que ce voile foit tranfparent, & qu’i l
laiffe entrevoir ce qui doit arriver dans un lointain
confus & v a gu e , comme on découvre les objets éloignés
à la foible lumière des étoiles : &
Sublujïrique aliquid dant cernere noâis in umbrât
C ’eft un nouvel attrait pour le l e d e u r , un nouveau
charme qui fe mêle à l ’intérêt qui l ’attache &
l ’attire ;
Haud aliter, longinqua petit qui forte viator
Mcenia , fi pofitas altïs in collibus arc es,
Hune etiam dubias oculis , videt ,- incipit ultra
Leetior ire vium, placidumqup urgere laborem «
Vida»
A l ’égard du préfent & du p a ffé , tout doit ê t r e
aux ieux du led eu r fans nuage & fans équivoque.
Le s éclairciffements font faciles dans l ’Épopée ,
où le poète cède & reprend la parole quand bon
lu i femble. Dans le Dramatique , i l faut un peu
plus d’art pour mettre l ’auditeur dans la confidence y
mais ce qu’un adeur ne fait pas ou ne doit pas
dire, quelque autre peut le favoir & le révéler : ce
qu’ils n’ofent confier à perfonne , ils fe le difent
à eux-mêmes; & comme dans les moments paf*
fionnés i l eft permis de penfer tout h au t, le fpec-
tateur entend la penfée. C ’eft donc une négligence
inexcufable , que de laiffer , dans l ’expofttiou des
faits , une obfcurité qui nous inquiète & qui nuit â
l ’illufion.
S i les faits font trop compliqués, la méthode
la plus fa g e , en travaillant, c’eft de les réduire
d’abord à leur plus grande fimplicité ; & à mefure
qu’on aperçoit d^ns leur expofé quelque embarras
à prévenir, quelque nuage à diffiper, on y répand
quelques traits de lumière. L e comble de l ’art eft
de faire en forte que ce qui éclaircit la N a r r a t
i o n foit aufli ce qui la décore : c’étoit le talent de
Racinë.
L e poète eft en droit de fu/pendre la curiofité ;
mais i l faut qu’i l la fàtisfaffe : cette fufpenfion n’eft
même permife qu’autant qu’e lle eft motivée ; & i l
n’y.a qu’un poème folâtre, comme celui de l ’A r io f té ,