
même qui imprime ce caraélère à l ’expreffion de
fes mouvements. De là v ien t , par exemple, que
notre Poéfîe , allez vive dans le Drame , eft un peu
froide dans l ’Épopée. E lle a une mélodie pour les
fentiments, elle n’en a point pour les images ; &
fi mon obforvation eft jufte , c’eit une nouvelle raifon
pour nous de rendre l ’Épopée aulfi dramatique qu’i l
eft poflible.
I -*’Harmonie du f i y le dans notre langue ne dépend
pas autant que dans les langues anciennes,
du mélange des fons plus lents ou plus rapides ,
liés & foucenus par des articulations faciles & dif-
tinéles qui marquent le nombre fans dureté. Mais
notre langue même, à une oreille délicate, offre
encore fonfiblement cette Harmonie élémentaire.
Commençons par avoir une idée nette & précife
du Rhythme, du Nombre , & du Mètre.
L e Rhythme eft dans la langue ce que dans la Mu-
fique on appelle Mefure; le Nombre en eft communément
le (ynonyme : mais pour plus de clarté,
on en fait l ’efpèce du Rhythme. Ainii, par exemple ,
on dit que le vers ïambique & le vers trochaïque
on: le'même Rhythme, & qu’ils font compofés de
Nombres différents.
Dans le fyftêmè profodique des anciens, la mefure
avoit plufieurs temps , & la fyllabe un temps
ou deux , félon qu’elle étoit biève ou longue. On
eft convenu de donner à la brève- ce caractère ° ,
& à la longue celui-ci ~. Ces éléments profodiques
fe combinoient diverfoment , & ces combinaifons
faifoient tel ou tel Nombre ; en forte que les Nombres
fe varioient fans altérer la mefure : la valeur
des notes étoit inégale , la fomme des temps ne
l ’étoit pas , & chacun de.s pieds ou Nombres du vers
ctoit Téquivalent des autres. A in f ï, dans le vers
hexamètre, le Rhythme étoit confiant & le mouvement
varié. .
L e Mètre étoit une foire de certains nombres déterminés
: i l réduifoir & limitoit le Rhythme, & dif-
tinguoit .les efpèces de vers.
L a meforeou Rhythme à trois temps n’a que trois
combinaifons, & ne produit que trois pieds ou nombres
; le tribrache , ° u ° ; le chorée ou tro-
ehée ; & Tiambe, u —. L a mefure à quatre
temps fe combine de cinq manières , en d a ctyle,
T y u ; fpondée , anapefte, ° ° “ ; amphi-
brache, ° — v ; & dypyrriche, u ° ° V .
Le s anciens avoient bien d’autres Nombres, dont
i l foroit fuperflu de parler ic i. O r ces Nombres ,
employés dans la Profe , lui donnoient une marche
frave ou lé g è r e , lente ou rapide , au gré de
oreille ; & fans avoir, comme lë vers , un Rhythme
précis & régulier , elle avoit des mouvements analogues
à ceux de l ’ame.
« L a Profo, dit Cicéron , n’admet aucun batte-
» ment de mefure, comme fait la Mufique ; mais
» toute fon action eft réglée par le jugement de l ’ o-
» reille , qui alonge ou abrège les périodes ( i l
pouvoit dire çncçre , qui les retarde ou les précipite
) , « félon qu’elle y eft déterminée par le
» fenfiment du plaifir : c’eft là ce qu’on appelle
» Nombre». O r le même Nombre tantôt fadsfaic
pleinement l ’o r e i lle , tantôt lui laiffe délirer un
Nombre plus ou moins rapide, plus ou moins fou-
tenu : Cicéron en donne des exemples ; & cette
diverfîté dans les fentiments dont l ’oreille eft af-
feélee, a le plus fouvent pour principe l ’analogie
des Nombres avec les mouvements de l ’ame , & le
report des fons avec les images qu’ils rappellent à
l ’efprit.
I l y a donc ici deux fortes de plaifîr , comme
dans la Mufique. L ’un, s’i l eft permis de le dire ,
n affeéle que l ’oreille ; c’eft celui qu’on éprouve à
la leéture des vers d’Homère & de V ir g ile , même
fans entendre leur langue : i l faut avouer que ce
plaifîr eft foible. L ’autre, eft celui de l ’expreffion ;
i l intéreffe l ’imagination & le fondaient , Sc i l eft
fouvent très-fenfible.
Cicéron divifo l e difeours en périodes & en in-
cifos; i l borne la période «à - vingt ^quatre mefures ,
& l ’incife à deux ou trois. D ’abord, fans avoir
égard à la valeur des fyllabes , i l attribue la lenteur
aux incifes & la rapidi:é aux périodes ; & en
e ffe t, plus les repos font fréquents, plus le ftyle
femble devoir être lent dans fa marche. Mais bientôt
i l confidère la valeur des fyllab e s dont la mefure
eft compolée, comme faifant l ’effence du Nombre ;
& avec raifon : car fi les repos , plus ou moins fréquents
, donnent au ftyle plus ou moins de lenteur
ou de rapidité, la valeur des fons qu’on y emploie
ne contribue pas moins à le précipiter où à le ralentir
y & i l eft évident qu’un même nombre de
fyllabes arrivera plus vite au repos , s’i l fe précipite
en daétyles, que s’i l fo trainoit en graves fpon-
dées. On ne doit donc perdre de vue , dans la théorie
des Nombres, ni la coupe des périodes., ni la valeur
relative des fons.
Tous les genres de Littérature n’exigent pas un
ftyle nombreux; mais tous demandent , comme je
l’ai d i t , un ftyle fatisfaifant pour l ’oreille.
Quamvis enim fu a ve s gravefque fen ten d c e ,
tamen f i inconditis verbis efferuntiir, offenâunt
aures, quarum efl ju dicium fuperbijjimum. C ic .
L a diélion philofophique eft affranchie de la fer-
vitude, des Nombres : Cicéron la compare à une
vierge modefte & naïve qui néglige de fe parer.
« Cependant rien de plus harmonieux*, d i t - il, que
» la r r o fe de Démocrite & de Platon » ; c’eft un
avantage que la raifon , la vérité même, ne doit pas
dédaigner. I l eft certain cependant, que dans u»
genre d’écrire où le terme qui rend l ’idée avec pré-
cifion eft quelquefois unique', où la vérité n’a qu’un
point qui fouvent même eft indivifible, i l n’y a pas
a balancer-entre l ’Harmonie & le fons ; mais i l eft
rare qu’on en foit réduit à facrifier l ’un à l ’autre, &
celui qui fait manier fo langue trouve bien l ’art de
les concilier. »
Cicéron demande pour le ftyle de l ’Hiftoire des
périodes nombreufes , femblables, d i t - i l , à celles
d’ Ifocrate ; mais i l ajoute que ces Nombres fatigue-
roient bientôt l ’o re iile , s’ils n’écoient pas interrompus
par des incifes. Ce mélange a de plus Davantage
de donner au récit plus d’aifance & de naturel
: or quand on eft o b lig é , comme l ’hiftorien,
de dire la vérité & de ne dire que la vérité, l ’on
doit éviter avec foin tout ce qui reffemble à l ’artifice.
Quintiiien donne pour modèle à l ’Hiftoire la
douceur du ftyle de Xcnophon, « fi éloignée, dit-il,
» de toute atfeéta.ion, & ,à laquelle aucune affec-
» tation ne pourra jamais atteindre».
I l en eft du ftyle oratoire comme de la narration
hiftoiique : la Profe n’en doit être ni tout à fait
dénuée de Nombres, ni tout à fait nombreufo ; mais
dans les morceaux pathétiques ou de dignité, C i céron
veut qu’on employé la période. « O n font
» bien , d i t - il, en parlant de fes péroraifons , que
» fi je n’y a ivpas attrapé le Nombre, j’ai fait ce que
» j’ai pu pour en approcher ». Cependant i l côn-*'
feille a l ’orateur d’éviter la gêne ; elle éteindroit
le feu de fon aftion '&c la vivacité des fentiments qui
doivent l ’animer f elle ôteroit au difeours ce naturel
précieux, cet air de candeur, qui gagne la confiance
& qui foui a droit de perfuader.
Quant aux incifes , i l recommande qu’on les travaille
avec foin : « Moins elles ont d’ étendue &
» d’apparence j plus l ’Harmonie s’y doit faire fontir;
» c’eft même dans ces occafîons qu’ elle a le plus
» de force & de charme ». O r , i l entend par Ha rmonie
, la mefure & le mouvement qui piaifont le
plus- à l ’oreille.
On voit combien cés * préceptes font vague s, &
i l fout avouer qu’i l eft difficile de donner des règles
au fentiment. Toutefois les principes de Y Ha rmonie
du ftyle doivent être dans la nature : chaque
penfée a fon étendue, chaque image fon caraélère,
chaque mouvement de l ’ame fon degré de force &
de rapidité. Tantôt la penfée eft comme un arbre
touffu dont, les branches s’entrelacent; elle demande
le développement de la période : tantôt les traits
de lumière dont l ’efprit eft frapé , font comme
autant d’éclairs qui fo fiiccèdent rapidement ; l ’incife
en .eft l ’image naturelle. L e ftyle -coupé convient
encore mieux aux mouvements impétueux de
l ’ame ; c’eft le langage du pathétique véhément &
paflionné : & quoique le ftyle périodique ait plus
d’invpulfion à raifon de fo mafle, le lly le coupé ne
laiffe pas d’avoir quelquefois autant & plus de vi-
e-efle : cela dépend des Nombres qu’on y emploie.
I l eft évident que dans toutes les langues le ftyle
coupé , le ftyle périodique , font au choix de l ’écrivain
, quant aux fufpenfions & aux repos ; mais
toutes les langues, &■ en particulier la nôtre , ont-
elles des temps appréciables, des quantités relatives
y des Nombres enfin déterminés ? V oye\ P r o sod
ie.
I l eft du moins bien décidé qu’elles ont toutes des
fyllabes plus ou moins fufoeptibles de lenteur, ou
de vitefte ; & cette variété fuffit à Y Harmonie de
la Profo , laq u e lle8, étant plus libre , doit être aufti
plus variée àe plus exprefiive que ce lle des vers ,
dont les Nombres font limité;. Hoye\ V ers.
I l eft vrai que la gêne d* notre fyntaxe eft effrayante
pour qui ne connoît pas encore les fou-
pie fl es & les reflources de la langue : l ’inverfion,
qui donnoit aux anciens l ’heureufe liberté de placer
les mots dans l ’ordre le plus harmonieux, nous eft
prefque abfolument interdire : mais cette difficulté
mêmen’apas rebuté les écrivains doués d’une oreille
fcnfible;& ils ont fu trouver, au befoin, des Nombres
analogues au fentiment, à la pen fée, au mouvement
de l ’ame "qu’ils vouloient exprimer.
I l feroit peut-être impoffibie de rendre Y Ha rmonie
continue dans notre Profe ; les bons écrivains
ne fo font attachés à peindre la penfée , que
dans les mots dont l ’efprk & l ’oreille dévoient être
vivement frapés. C ’eft auffi à quoi fo bornoit l ’ambition
des anciens ; & l ’on va voir quel effet pro-
duifont dans le ftyle oratoire & poétique des Nombres
placés à propos.
F ié ch ie r , dans i ’oraifon funèbre de M. de T u -
renne, termine •ainfï la première période : P o u r louer
la vie & p our déplorer la mort du. sage et vaillan
t Macchabée. S’i l eut d it , du vaillant & fa g e
Macchabée ; s’i l eût di ï , pour louer la 'v ie du fa g e
& vaillant Macchabée y & pour déplorer f a mort ;
la période n’avoit plus cette majefté fombre qui en
fait le caractère : ia caufo phyfique en eft dans la
fucceffion de i ’ iambe , de i ’anapefte, & du dichorée ,
qui n’eft plus la même dès que les mots font tranfi
pofés. O n doit foiïrir en effet que de ces .Nombres
les deux premiers fo foutiennent,' & que les deux
derniers , en s’écoulant, femblent laiffer tomber la
période avec la négligence & l ’abandon de la douleur.
Cet homme y ajoute 1 orateur., cet homme
que D ie u avoit mis autour d ’i f r a é l , comme un
mur d ’a ira in , où f e brisèrent tant de fo is toutes
les fo r ce s de U H f ie . . , venait tous les ans , comme
les moindres ifra élit es , réparer , avec f e s mains;
triomphantes , les ruines -du fancluaire. I l e ftaifé
de voir avec quel foin l ’analogie des Nombres , relativement
aux im a g e s , eft obforvée dans tous ces
repos : pour fonder un mur à3airain , i l a choifi le
grave fpondée ; & pour réparer les ruines du temple,
quels Nombres majeftueux i l a pris ! Si vous vouiez
en mieux fontir l ’effet , fubftituez à ces mots des
fynonymes qui n’ayent pas les mêmes quantités;
fuppofoz yicloneu fes à la place de triomphantes ;
temple y au lieu de fancluaire. « I l venoit tous les
» ans , comme les moindres ifraéiites , réparer avec
» fos mains viélorieu les les ruines du temple » :
vous ne retrouverez plus cette Harmonie qui vous
a frappé. Ce vaillant homme , repoujfant enfin
avec un courage invincible les ennemis qu’ i l
avoit réduits a une fu i t e honteufe , reçut le
coup mortel , & demeura comme enfeveli dans
fo n triomphe. Que ce foit par fentiment ou par
choix que l’orateur a peinç cette mort imprévue par