Entrez dans une petite v ille de province , rarement
vous y trouverez un ou deux libraires : i l en
eft qui en font entièrement privées. Les juges, les
chanoines , l ’évêque , le fobdélégué , l ’é lu , le receveur
du grenier à fe l, le citoyen a i le , perfonne n’a
de liv re s , perfonne n’a l ’efprit cultivé ; on n’eft
pas plus avancé qu’au douzième fiècle. Dans les capitales
des provinces , dans celles même qui ont des
Académies, que le Goût eft rare !
I l faut la capitale d’un grand royaume pour y
établir la demeure du Goût ; encore n’eft - i l le
partage que du très-petit nombre , toute la popula
ce en eft exclue. I l eft inconnu aux fam ille s,
bourgeoifes, où l ’on eft continuellement occupé
du foin de fa fortune , des détails domeftiques , &
d’une groftière oifîveté , amufée par une partie de
jeu. Toutes les places qui tiennent à la judicature ,
à la finance, au commerce, ferment la porte aux
beaux Arts. C ’eft la honte de l ’efprit humain, que
l e G o û t , pour l ’ordinaire, ne s’ introduife que chez
l ’oifîveté opulente. J’ai connu un commis des bureaux
de V erfaillçs, né~avec beaucoup d’e fp r it , qui
d ifo it , Je fois bien malheureux, je n’ai pas le temps
d’avoir du Goût.
Dans une v ille te lle que Paris , peuplée de plus
de fix-cents-mjJle peifonnes , je ne crois pas qu’il
y en ait trois-mille qui ayent le Goût des beaux
Arts. Qu’on repîéfente un chef - d’oeuvre dramatique
, ce qui eft fi rare & qui doit l ’être, on d i t ,
T o u t Paris eft enchanté ; mais on en imprime trois-
m ille exemplaires tout au p lus.
Parcourez aujourdhui l ’Afie , l ’Afrique , la moitié
du N o rd , où verrez-vous le Goût de l ’Éloquence, de
la Poéfie, de la Peinture , de la Mufique ? prefque
to u t l’Ünivers eft barbare.
L e G o û t eft donc comme la Philo fophie; i l
appartient à un très-petit nombre d aines privilégiées.
L e grand bonheur de la France fut d’avoir dans
Louis X IV un roi qui étoit né avec du Goût.
Pauci quos cequus amavit
Jupiter y eut ardens evçxitad atherçL virtus ,
D is genitï potuére.
C ’eft en vain qu’Ovide a dit que Dieu nous créa
pour regarder le c i e l , E r e Ho s a d fyde ra tollere
vultus ; les hommes font prefque tous courbés vers
l a terre.) ( V o l t a i r e , )
N o u s join dron s , à cet excellent ar tic le , le f r a g -
ment fu r le G o û t , que le préjident de Montef-
quieu defiinoit à VEncyclopédie ; ce f/agment
a été trouvé imparfait dans f e s papiers : Vauteur
n a p a s eu le temps d 'y mettre la dernière
main ; mais les premières penfées des grands
maîtres méritent d'être confervées à la pofiéritéy
çomme les efquijfes des grands peintres.
E f fa i fu r le Goû t dans les chofes de la nature
& de Part. Dans notre manière d’être a& u e l l c ,
notre ame goûte trois fortes de plaifirs : i l y en a
qu’elle tire du fond de fon exiftence même ; d’autres
qui réfoltent de -fon union avec le corps; d’autres
enfin qui font fondés fur les plis & les préjuges
que de certaines inftitutions , de certains ufages, de
certaines habitudes lui ont fait prendre.
C e font ces différents plaifirs di-, notre ame qui
forment les objets du G o û t, cofnme le beau , le
b o n , l ’agréable, le naïf, le d é lica t, le tendre, le
gracieux , le je-ne-fais-quoi , le n o b le, le grand,
le foblime , le majeftueux , &c. Par exemple,
lorfque nous trouvons du plaifir à voir une chôfe
avec une utilité pour nous, nous difons qu elle eft
bonne ; lorfque no'us trouvons du plaifir à la voir ,
fans que nous y démêlions une utilité préfente, nous
l ’appelons belle.
Les anciens n’avoient pas bien démélé ceci ; ils
regardoient comme des qualités pofitives toutes les
uali tés relatives, de notre ame : ce qui fait que ces
ialogues où Platon fait raiionnët Socrate, ces
dialogues fi admirés des anciens, font aujourdhui
infoutenables , parce qu’ils font fondés for une Phi-
lofophie fauffe ; car tous ces raifonnements tirés fur
le b on , le beau , le pa rfait, le fa g e , le fo u , le
dur, le mou , le fe c , l ’humide, traités comme des
chofes pofitives , ne lignifient plus rien.
Les fources du beau, du bon , de l ’agréable, & c ,
font donc dans nous-mêmes ; & en chercher les rai-
fons, c’ eft chercher les caufcs des plaifirs de notre
ame.
Examinons donc notre ame , étudions-la dans fes
actions & dans fes pallions, chercho ns-la dans fes
plaifirs ; c’eft là où elle fé manifefte davantage. L a
P o éfie, la Peinture, la Sculpture, l ’Architecture,
la Mufique r - la Danfe , les différentes fortes de
jeux , enfin les ouvrages de la nature & de l ’A r t ,
peuvent lu i donner du plaifir : voyons pourquoi,,
comment , & quand ils lui en donnent ; rendons
raifon de nos fentiments; cela/ pourra contribuera
nous former le G o û t , qui n’eft autre chofe que
l ’avantage'de découvrir avec fineffe & avec promptitude
la mefore du plaifir que chaque chofe doit donner
aux hommes.
D e s p la ifir s de notre ame. L ’ame , indépendamment
des plaifirs qui lui viennent des fen s , en a
qu’elle auroit indépendamment d’eux & qui' lui
font propres : tels font ceux que lui donnent la
cnriofité , les idées de fa grandeur, de fes perfections
, l ’idée de fon exiftence oppofée au fenciment
de fon néant , le plaifir d’embraner tout d’une idée
générale , celui de voir un grand nombre de chofes,
& c , celu i de comparer , de joindre , & de féparer
les idées. Ces plaifirs font dans la nature de l ’ame
indépendamment des fens , parce, qu’ils appartiennent
a.tout être qui penfe ; & i l eft fort indifférent
d’examiner ici fi notre ame a ces plaifirs comme
fobftance unie avec le corps, ou comme féparée du
co rp s , parce qu’elle les a toujours & qu’ils font
les ' objets du Goû t : ainfi, nous ne diftingue-
*ons point ici les plaifirs qui viennent à l ’ame de
fa nature, d’avec ceux qui lui viennent de fon
union avec le corps; nous appellerons tout cela
p la ifir s natur els, que nous diftinguerons des p la ifirs
aquis que l ’ame fe fait par de certaines lia i—
fons avec les plaifirs naturels ; & de la même manière
& par la même raifon, nous diftinguerons le Goût
naturel, & le Goût aquis.
I l eft bon de connoître la fource des plaifirs dont
le Goût eft la mefore : la connoiffance des plaifirs
naturels & aquis pourra nous fervir à rectifier notre
G oû t, naturel & notre Goû t aquis. I l faut partir
de l ’état où eft notre être & connoître quels font
fes plaifirs, pour parvenir à mefurer fes plaifirs, &
même quelquefois à fentir fes plaifirs.
S i notre ame n’avoit point été unie au corps ,
e lle atiroit connu ; mais i l y a apparence qu’elle
auroit aimé ce q u e lle auroit connu : à préfent
nous n’aimons prefque que ce que nous ne connoiffons
paS‘N
otre manière d’être eft" entièrement arbitraire ;
nous pouvions avoir été faits comme nous fommes,
ou autrement : mais fi nous avions été faits autrement
, nous aurions fend autrement ; un organe de
plus ou de moins dans notre machine auroit fait
-une autre Éloquence , une autre P o éfie; une contexture
différente des- mêmes organes auroit fait
encore une autre Poéfie : par exemple , fi la conf-
titution de nos rjrganes nous avoit rendus capables
d’une plus longue attention,- toutes les règles qui
proportionnent la difpofition du fojet à la mefore
de notre attention, ne feroient plus ; fi nous avions
été rendus capables de plus de pénétration, toutes
les règles qui font fondées for la mefore de notre
pénétration, tombeïoient de même ; enfin toutes
le s lois établies fur ce que notre machine eft d’une
certaine façon foroient différences, fi notre machine
n’étoit pas de cette façon.
S i notre \ vûe avoit été plus foible & plus con-
fu fe , i l auroit fallu moins de moulures, & plus
d’uniformité dans les membres de l ’Architeélure ; fi
notre vue avoit été plus diftinéfe & notre ame capable
d’embrafler plus de chofes à la fo is , i l auroit
fa llu dans' l ’Archite&ure plus d’ornements. Si nos
oreilles avoient été faites comme celles de certains
animaux , i l auroit fallu réformer bien de nos
inftruments de Mufique. Je fais bien que les raports
que les chofes ont entre elles auroient fobfifté :
mais le raport qu’elles-ont avec nous ayant changé,
les,chofës qui dansl’état préfent font un certain effet
for nous, ne le feroient plus ; & comme la perfection
des Arts eft de nous préfenterles chofes telles
q u e lle s nous faffent le plus de plaifir qu’i l eft
poffib le, i l faùdroit qu’ i l y eût du changement dans
les Arts, puifqu’i l y en auroit dans la manière l a plus
propre a nous donner, du plaifir.
On croit d’abord qu’i l fuffiroit de connoître les
«diverfes fources de nos plaifirs pour avoir le Goût ;
& que , quand on a lu ce que la Philofophie nous
dit là-deffus, on a du G oû t, & que l ’on peut hardiment
juger des ouvrages. Mais le Goût naturel n’ eft:
pas une connoiffance de théorie ; c’eft 1 application
prompte & exquife des règles mêmes que l ’on ne
connoît pas. I l n’eft: pas néeeffaire de lavoir que l e
plaifir que nous donne une certaine chofe que nous
trouvons belle , vient de la forprife ; i l fofHt qu’e lle
nous furprenne & qu’e lle nous furprenne autant qu’e lle
le doit, ni plus ni moins.
A in f i, ce que nous pourrions dire ici & tous leé
préceptes que nous pourrions donner pour former
le Goût y ne peuvent regarder que le Goût aqu is,
c’èft à dire, ne peuvent regarder directement que
ce Goût a qu is, quoiqu’i l regarde encore indirectement
le Goût naturel : car le Goût aquis affeCte ,
change, augmente, & diminue leGoût naturel ; comme
le Goût naturel affeCte, change, augmente, & diminue
le Goût aquis..
L a définition la p lu s . générale du G o û t, fans
confîdérer s’i l eft bon ou mauvais, jufte ou n on ,
eft ce qui nous attache à une chofe par le fenti-
ment; ce qui n’empêche pas qu’i l ne puifle s’appliquer
aux chofes intellectuelles, dont la con-
noiflance fait tant de plaifir à l ’am e , qu’elle étoit
la feule félicité que de certains philofophes puffenc
comprendre. L ’ame connoît par fes idées & par fes
fentiments ; e lle reçoit des plaifirs par fes idées &
par fes "fentiments : car quoique nous oppofions
l ’idée au fentiment, cependant lorfqu’elle voit une
chofe , elle la fent ; & i l n’y a point de chofes fi intellectuelles
, qu’elle ne voye ou ne croye v o ir , & par
conféquent qu’elle ne fente.
D e Vefprit en général. L ’efprit eft le genre qui
a fous lu i plufieurs efpèces; le g én ie, le bon fens,
le difcernement, la jufteffe , le talent , le Goût.
L ’efprit confifte à avoir les organes bien confti-
tués relativement aux chofes où i l s’applique : fi
la chofe eft extrêmement particulière , i l fe nomme
talent ; s’i l a plus de raport à un certain plaifir
délicat des gens du monde , i l fe nomme Goût ; fi
la chofe particulière eft unique chez un peuple y
le talent fe nomme e fp f it , comme l ’art d e là Guerre
& l ’Agriculture chez les romains, la .Chaffe chez les
fauvages, &c.
D e la curiofité. Notre ame eft faite pour p en fer,
c’eft à dire, pour apercevoir ; or un tel être doit avoir
de la Curiofité : car comme toutes les chofes font
dans une chaîne où chaque idée en précède une &
en fuit une- autre., on ne peut aimer à voir une
chofe fans défirer d’en voir une autre ; & fi nous-
n’avions pas ce défir pour c e lle - c i, nous n’aurions
eu aucun plaifir à celle-là. A in f i, quand on nous
montre une partie d’un tableau, nous fouhaitons de
voir la partie que l ’on nous cache , à proportion
du plaifir que nous a fait celle que nous avons
vûe.C
’eft donc le plaifir que nous donne un objet qui
nous porte vers un autre ; c’ eft: pour cela que l ’ame