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que l ’évènement le touche de plus près ; l ’intérêt,
s i l lui eft étranger., vient d’un fentiment de biert*-
veillance ou d’inimitié, de compa/Iîon ou d’humanité
/impie.
Plus la N a r r a t i o n eft intéreffante pour les acteurs.,
moins e lle a befoin de l ’être djre&ement
pour les fpeétateurs : je m’explique. Un fait /impie
, familier ; commun, qui vient de fe pafler
fous nos ieux, n’ eft rien moins qu’in t ère fiant pour
nous à,entendre raconter; mais n ce récit va porter
la joie dans l ’âme d’ un malheureux qui nous a . fait
verfer des larmes ; s’i l le tire de l’abîme où nous
avons frémi de le voir tomber; s’i l jette la d é f lation
, le défe/poir dans l ’âme d’une mère,; d un
am i, d’un amant; fi, par une révolution .fubite ,
i l change la face des chofes , & fait paner le
perfonnage que nous aimons d’une extrémité de
fortune a l ’autre : i l devient ttès-intéreffant , quoiqu’i
l n’ait rien de merveilleux , rien de curieux en
lui-même. Si au contraire la N a r r a t i o n n’a pas
cette influence rapide & puiffante fur le fort des
perfonnages , fi elle ne doit exciter aucune de ;çes
lecou/fes dont l ’ébranlement fe communique à
l ’âme des /peâateurs ; au défaut de cette réaction,
e lle doit avoir une. aéfciôn directe & relative de
l ’objet à nous-mêmes.. Ç ’eft la qu’i l faut nous
rendre les objets préfents par la vivacité des peintures.
Énée & Didon , Henri IV & Élifab eth , ne
font pas affez émus pour nous émouvoir & nous
attendrir ; mais le tableau de l ’incendie de T ro ye
& celui du maffacre de la S. Barthelemi , nous
frapent , nous ébranlent dire élément & fans, contrecoup
: c’eft. ainfi qu’agi: l ’Épopée , lorfqu’ elle n’ eft
pas dramatique ; 8c alors , pouf fuppléêr à l ’aétion
« lie exige les couleurs les plus vives & les plus
vraies , les couleurs même de la Nature , mais choi-
■ fies, diftribuées, placées de la main de l ’Art.
Plus l ’expofé d’un évènement tragique eft nud,
f im p l e & n a ï f ; mieux i l fait l ’impre/fion de la
chofe : toute circonftance qui n’ajoûte pas à l ’intérêt
, l ’affoiblic ; O b j l a t q u id q u i d n o n a d j u v a t .
Cicér.
A u lieu que, dans les récits tranquiles & qui
n’intéreffent que l ’imagination , le fonds n’ eft rien,
l a forme eft tout ; le travail fait le prix de la
matière. Alors la Poéfie fe répand en defcriptions ,
en comparaifons ; toutes reffources qu’elle dédaigne
Iqrfqu’elle eft vraiment pathétique : car ces vains
ornements bleüeroient la décence, autre règle que
le poète doit s’impofer en racontant.
Q u i d d é c .e a t , q u id n o n , eft un point de vue
fur leque l i l doit avoir fans ceffe les ieux attachés.
C e n’eft point là ce qu’on vous demande , dit Horace
à l ’artifte qui prodigue des ornements étrangers
ou fuperflus. Je lui dis plus : ce n’eft point
la ce que vous vous demandez à vous-mêmé. Que
faites-vous? c’eft le coeur, & non pas les fens que
vous devez fraper. Vous voulez nous peindre la
nature dans fa touchante /implicite , & vous la
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chatgez d’un voile dont là richéfte fait l ’épai fleur*
Eû-ce avec des vers pompeux &,de;bïilla>ntes images
que nVous prétendez m’arracher des larmes ? eft-ce
avec cet éclat de paroles qu’une amante, fur le
tombeau de fon amant, une mère , fur le corps froid
& livide d’un fils unique & bien aimé , vous pénétré
& vous déchire l ’âme-?' C onfuitez-vous, écoutez la
nature, 8c jetez au feu ces defcriptions fleuries qui la
iglacent au fond de nos coeurs.
Les décences des N a r r a t i o n s , du poète a nous-.
Te, bornent à n’y- rien mêler d’obfcène -, debâs ,;de
choquant. Contre cette régie pèche , dans l ’Enéide,
la fiction puérile & dégoûtante des Harpies ; &
dans le Paradis, perdu, l ’allégorié du Peche & de
la Mort. L e -nuage qui y dans l ’Iliade , couvre Jupiter
& Junon fur le mont' Ida, eft-pour les poetes
une leçon 8c un modèle de bienféance.
• Les décences' d’un aéteur à 'l’autre font danq le
rapbrt de leur rang , de leur .fi:nation re/peé^ive.
Un malheureux q u i , pour émouvoir la pitié , fait
le récit de fes aventures, eft réfervé , timide & mo-
defte , ménager du temps qu’on lui donne, & attentif
à n’en pas abufeiï :
Telephus & Peleùs, dum pauper & exul uterque.
Hor.
Méuope demandé â Égifte quel eft l ’é ta t , le rang,
la fortune de fes parents ; vous favez quelle eft &
réponfe :
Si la vertu fuffit pour faire la nobleffe,
Ceux dont je tiens le jour , Policière', Sirrisj, ,.
Ne font-pas dès mortels dignes de yos mépris-.
Le fort les .avilit y mais leur Cage confiance
Fait refpe&er en eux l’honorable indigence.
Sous fes ruftiques toits, mon père vertueux
Fait le bien,- fuit les lois, & ne craint que les dieux.
Ainfi, le ftyle , le ton , le chradère de la N a r r a *
l i o n , 8c tout ce qu’on appelle convenance , eft
dans le raport de celui qui raconte, avec celui qui
l ’écoute. Si V irg ile a une tempête à décrire, i l
eft naturel qu’i l employé, toutes les couleurs de la
Poéfie à la rendre préfente à l ’efprit du leéteur..
Incubuere mari, totumque. a fedtbus imis
Una Eurufque Uotufque ruunt, creberque procellis
Africus ; & vajios volvunt ad littora <fluclus,
Infeqmtur clamorque virûm Jltidorque rudéntûm. :
Eripiunt fubito nuits ceelumqùe dtemquei 1
Teucrorum èx oculis, pofito nox incubât atra. ^
Intgmiere poli &■ crebris micat igriibus oether.
Mais qu’Tdoménée-, dans la plus cruelle fituation
où pui/Te être réduit un père , faffe à l ’un de-fes
fujets la confidence de fon malheur ; i l ne s’amufera
point ar décrire la tempête1 qu’i l a êfliiyée : Tort
objet n’eft. pas d’effrayer ce lu i qui l ’entend , mais
de lui confier fa peine:. « Nous allions périr ; lui
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• d ira - t - il: ‘j’invoquai les dieux; & pour les ap-
»> paifer, je jurai d’immoler, en arrivant dans mes
w É ta ts ,.le premier homme qui s’offriroit â moi.
» Piété cruelle & funefte ! j’arrive , & le premier
v objet qui fe préfente à moi , c’eft mon fils». V o ilà
le langage de la douleur.
I l en eft d’ un perfonnage tranquile à peu près
comme du poète : le fujet de la N a r r a t i o n ne
doit pas l ’affeârer affez pour lui faire négliger les
détails : par exemple., i l eft naturel qu’E n é e , racontant
à Didon la mort de Laocoon & de fes
enfants, décrive la figure des ferpents, qui, fendant la
mer, vinrent les étouffer.
Pedora quorum inter fludus arreda, jubeeque
Sanguinece exuperant undas ; pars testera pontum
Ponè legit, Jinuatque immenfa volumine terga.
Dîdon eft difpofée à l’entendre. Au lieu que, dans
le récit de la mort d’H yp p o lite , ni la fituation de
Théramène, ni ce lle de T h é fé e , ne comporte ces
riches détails,
. -Cependant fur le dos de la plaine liquide
iS’élève à gros bouillons .une montagne humide.
L’onde approche, fe brife , & vomit à nos ieux ,
Parmi des flots d’écume , un xnonûre furieux.
Son front large eft armé de cornes menaçantes ;
Tout fon corps eft couvert d’écailies jauniflantes :
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe fe- recourbe en replis éortueux.
Ce s vers font très-beaux, mais ils font déplacés.
Si le fentiment dont Théramène eft fàifi étoit la
frayeur, i l feroit naturel qu’i l en eût l ’objet pré-
fent & qu’i l le décrivît comme i l l ’aufoit vu;
mais peu importe à fa douleur & à ce lle de T h é fé e ,
que le front du dragon, fût armé de cornes & que
ton corps fût couvert d’éeaill-es. Si Racine eût dans
ce moment interrogé la nature, lu i qui la con-
ftoiffoit fi bien, j’ôfe croire qu’après ces deux vers ,
L’onde approche , fe brife , & vomit à nos ieux,
Parmi des flots d’écume, unmonftre furieux ;
|1 eût paffé rapidement â ceux-ci :
Tout fuit, & fans s’armer d’un courage inutile,
Dans le temple voifin chacun cherche un afyle.
Hyppolite, luifeul, &.c.
I l eft dans la nature que la même chofe, racontée
par différents perfonnages , fe préfente fous des
traits différents ; foit quTls ne l ’ayent pas vue dé
même; foit qu’ils ne fe rapp ellent, de ce qu’ils
ont vu , que ce ’qui les a vivement frapés ; foit
que le fentiment qui les domine, ou le deffein qui
les occupe , leur faffe-négliger & paffer /©us filence
tout ce qui ne l ’intéreffe pas. Pour fa voir les détails
fur lefquels i l faut fe repofer ou bien gliffer
i%èrem.ent, i l p’y a qu'à «saminçt la fituatjon ou
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l ’intention de celui qui raconte : /a fituation , lo rs qu’i
l fe livre aux mouvements de fon âme 8c
qu’i l ne raconte que pour fe foulager ; fon intention
, .lorfqu’i l fe propofe d’émouvoir l ’âme, de ce lu i
qui l ’écoute & d’en difpofer à fon gré. L à , tout
ce qui l ’affeéle lui - même , i c i , tout - ce qui peut
exciter dans l ’autre les fentiments qu’ i l veut lu i
infpirer , fera placé dans fa N a r r a t i o n ; tout l e
refte y fera fuperflu : la règle eft fimple, e lle eft
infaillible.
Que l ’intention de celui qui raconte foit d’in P
tru ire, ou feulement d’émouvoir ; qu’i l révèle des
chofes cachées , on q u ’i l rappelle des chofes connues
; les détails ne font pas les mêmes; L e complot
d’Égifte & de Clytemneftre , l ’arrivée d’A g a -
memhon , les embûches qu’on lui a dre/fées ,
comment i l a été furpris & affa/Iïné dans fon palais ,
Orefte a du voir tout cela dans lé récit que lui a
fait Palamède , quand i l a voulu l ’en inftruire j
maïs s’i l ne s’agit plus que de lui rappeler ce crimo
connu , pour i ’exciter à la vengeance , c’eft à grands?
traits qu’i l le lui peindra.
.Orefte, .c’eft ici que Je barbare Égifte ,
Ce monftre détefté, fouillé de tant d'horreurs,
Immola votre père â les noires fureurs;
Là , plus cruelle encor , pleine des Euménides ,
- Son époufe fur lui porta-fes mains perfides.
.C’eft ici aue; fans force & baigné dans fon fan g ,
Il fut long temps tramé le couteau dans le flanc.
I l en eft de niêmerd’un perfonnage qui , plein de
l’ objet qui Tintéreffe: directement, fe le rappelle
oü le rappelle à d’autres : i l l ’effleure, & n’en
prend que les traits relatifs à fa fituation. Ainfi ,
dans l ’apothéofe de Ve/pafien , Bérénice n’a vu ,
ne fait voir à Phénice que le triomphe de Titus.
De cette nuit , Phénice , as-tu vu la fplendeur ?
Tes ieux ne font-ils pas tout pleins de fa grandeur?
Ces flambeauX j Ce bûcher, cette nuit enflam me e ,
Ces aigles, ces faifeeaux, ce peuple , cette armée,
•Cette fouie de rois, ces confuls , ce fénat,
Qui rous de mon amant empruntoient leur éclat;
Cette pourpre, cet or que rehauffo'ient fa gloire ,
Et ces lauriers encor témoins de fa victoire ;
Tous ces ieux , qu'on voyoit venir de toutes parts
Confondre fur lui feul leprs avides regards;
Ce port majeftueux, cette douce préfence , & c .
T e l eft au/fi, dans Androm^que » le fouvenir de
la prifede T ro y e .
-Songe, fonge , Céphife, à cette nuit cruelle ,
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle :
Figure-toi Pyrrhus, les ieux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts fe fefànt un partage ,
& dç fan|j WUÇ çoyYCrt, chauffant le carnage,
i l î i 2.