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M u fiq u e , fé lo n q u e l l e a p lu s ou moins de fa c ilité
d’exprimer ce qu ’i l lu i prêtent^.
L a Mufique a d’abord le s fignes naturels de tou t
c e qui affe& e l e fens de l ’ o u ïe . P o u r le s objets
des autres fens , e l le n’a rien q u i le u r re flem b le ;
mais au lie u de l ’ ob jet même , e l l e p ein t l e ca ra&è re
de ,1a fenfation qu’i l n o u s c a u fe : p a r e x em p le , dans
çes vers de Renaud ,
Plus j’obferve ces lieux, & plus je les admire.
Ce fleuve coule lentement,
I l s’éloigne à regret d’un féjour fl charmant.
Les plus aimables fleurs & le plus doux zéphyre
Parfument l ’air qu’on y refpire.
l a Mufique ne peut exprimer ni l e parfum , ni l ’ é c la t
des fleurs ; mais e l l e p eint l ’ état de v o lu p té où l ’ âme,
qu i reçoit ces douces im p re ffion s , la n g u it am o llie &
comme enchantée.
D an s ces vers d e C a fto r & P o l lu x ,
Trilles apprêts, pâles flambeaux,
Jour plus,affreux que les ténèbres!
l a Mufique ne p o u v o it jamais rendre l ’effet des
lampe s lép u lç ra le s ; mais e l l e a exprimé l a dou leur'
profonde qu’ imprime au coeur de T h é la ï r e la vue
-du tombeau de C a fto r. T e l l e e f t , d’un fens à l ’autre
, l ’an a lo g ie q ue la Mufique obferve & faifit ,v
lo r fq u ’ e l le v eu t r é v e i lle r , par l ’organe de l ’ o r e i lle ,
l a réminifcence des impreffions faites fur t e l ou t e l
autre fens ; c’eft donc auifi ce tte an a lo g ie q ue la
P o é fie doit rechercher dans le s tab leau x qu’e l l e lu i
donne à peindre.
Q u an t aux affections & aux mouvements de l ’âm e ,
l a Mufique ne le s exprime qu’ en im itan t l ’accent
na tu re l. L ’art du muficien eft de donner à l a mélo
d ie des inflexions qu i répondent à c e lle s du la n g
a g e j & l ’art -du p o e te eft de donner au muficien
des tours & d e s . mouvements fufceptib les de ces
inflexions variées , d’où ré fu lte la beauté du chant.
U n p o èm e peut donc être ou n’être pas l y r iq u e ,
fo i t par l e fonds du fu je t , fo i t p a r le s dé ta ils & l e
f ty le .
T o u t ce qui n’ eft qu ’efp rit & raifon eft ina cc ef-
f ib le p ou r la Mufique : e l l e v eu t de l a p o éfie toute
p u r e , des ima ges , & des fentiments. T o u t ce qui
e x ig e des difcufïions , des développements, des g ra d
a tio n s , n’eft pas fa it p ou r e l le . F a u t - i l (Jonc mut
i le r l e d ia lo g u e , brufquer le s p a f la g e s , pré c ip ite r
le s f itu a t io n s , accumuler le s incidents fans les
l ie r l ’ ün a v e c l ’autre ? ôte r , aux dé ta ils & à l ’en -
fem b le d’ un p o èm e , c e t air d?aifance & de vérité
d’où dépend l ’illu f îo n théâtrale , & ne préfenter
fur la Sc èn e q ue l e fqu e le tte de l ’aétion ? C ’ eft
l ’excès o ù l ’on donne , & qu’on peu t év iter en
prenant un fujet a n a lo g u e au genre ly r iq u e , où
to u t fo it f im p le , c la i r , 8c p r é c is , en a t tio n & en
fpBtiineqt?
O P E
L 'O p é r a italien a des morceaux du cara&ère le
plus tendre ; i l y en a aufli du plus paffionné*
c ’ eft là fa partie vraiment lyrique. Du milieu de ces
fcènes , dont le récit noté n’a jamais ni la délicat
elfe , ni la chaleur, ni la grâce de la fimple
déclamation, parce que les inflexions de la parole
font inappréciables, que dans aucune langue on
ne peut les. écrire , & que le chanteur le plus habile
ne peut jamais les faire palier dans fa modulation
j du milieu de ces fcènes, dis -je , fortent
quelquefois des morceaux paffionnés ^auxquels la
Mufique donne une exprellion plus animée 8c plus
fenfible que l ’expreffion même de la nature. L e
premier mérite en eft au poète qui a fu rendre ces
morceaux fufceptibles d’une mélodie expreffive.
V o y e z , d a n s Y J p b ip é n ie d’A p o f to lo -Z e n o , imitée
de Ra cine, combien çes paroles de Clytemneftre
font dociles à recevoir l ’accent de la douleur 8c du
reproche ;
P repari a fvenar e figlia e madré ,
Conforté e padre ,
Ma fenfa amore
Senfa pieta.
S i, f i , .
JJamor f i perverti j
E nel tuo cuore
. Entrb col fafia
La crudelt'a.
Dans l ’ jA n d r o r f ia q u e du même poète , lorfqu’e.n-'
tre deux enfants qu’on préfente à U ly f f e , réduit
au même choix que P-hoeas f i l ne fait lequel eft
fon fils Télémaque , ni lequel eft le fils d’Heétor;
les paroles de Léontine dans la bouche d’Andro-
maque, font d’une mère bien plus fenfible, & ont
quelque chofe de bien plus animé dans l ’italien que
dans le françois :
Gnarda pur. O quelle , o quefio
E tua proie, e fangue mio
Tu nol fai ; ma il fo ben io ;
Lie a te, P erfido, il dira.
Chi di voi le vol per padre ?
Vi arretrate ! ah, voi tacendo
Sento dir : tu mi fei madré ;
Lie colifi mi generb.
Dans Y O ly m p ia d e de Métaftafe, lorfqne Méga~
clés cède fa maitreffe à fon ami & la laiffe évanouie
de douleur, quoi de plus favorable au pathétique du
chant que ces paroles j
Se cerça \ fe dice ?
L'amiço dov’ è ?
L’amico infelice,
Rifpondi, mari.
j 4.h no : Ji gran duolo
Lion dar h £>er j
O P E
Rifpondi ma folo :
Piangendo parti,
Che abiffo dipené!
Lafciare il fuo bene !
Lafciare per fempre !
Lafciar lo. côfil
Dans le Démophon du même p o ète, imitéd’Ines
de Caftro , combien les adieux des deux époux font
plus touchants, dans ce dialogue deTimante & de
Dircé, que dans la fcène d£ Pedre & d’Inès !
T I M a N T E.
La defira ti clüedo,
Mio dolce fofiegno.
Per ultimo pegno
JD'amore e di fe.
D i r c é .
Ah ! quefio fu il fegnb
Del nofiro contenta ;
Ma fento che adejfo
L ’ifiejfo non è.
T I M A N T E,
Mia vita, ben mio.
D i r c é .
Addio fpofo amato.
E N S E M B L £.
Che barbaro addio !
Che fato crudel !
Che attendono i rei
Dagli afiri funefti,
Si i premi fon quefii ,
D ’un' aima fedel !
C ’eft là que triomphe la Mufique italienne ; &
dans l’expreflion qu’elle y m e t, on ne fait ce qu’on
doit admirer le p lu s , ou des accents , ou des accords.
Mais on auroit beau multiplier ces morceaux
pathétiques , ils ont toujours la couleur fombre
d’un fujet uniquement tragique ; & pour y répandre
de la variété , l ’on eft obligé d’avoir recours
à un moyen q u i, f e u l , doit démontrer combien
l ’on a forcé nature. Je parle de ces fentences ,
de ces comparaifons que les poètes ont eu la com-
plaifance de mettre dans la bouche des perfonnages
les plus graves , . dans les fituations même les plus
douloureufes j de ces airs fur lefquels une voix efféminée
, qui quelquefois eft ce lle d’un héros ,
vient badiner à contre-fens. En vain les poètes ont
mis tout leur foin à faire, de ces vers détachés ,
des peintures vives & nobles ; i l y a de quoi éteindre
le feu de l ’aCtion la plus animée. Ce lu i qui chante
peut flatter l ’o re ille , mais i l eft sûr de glacer les
coeurs. Que devient, par exemple, l ’intérêt de la
o P É 0 +
fcène, lorfqu’Arbace, dans la plus cruelle fituation
où la vertu, l ’amour, l ’amitié , la nature poiffent
jamais être réduits, s’amufe à chanter ces beaux
vers i
Y g foie an do un mar crudele,
Senfa vêle
S l'enfaf art., ■
Freme l ’onda, il ciel s’imbruma,
Crefce il vento e manca l ’arte ,
E il voler délia fortuna
Son eofireto a fegvitar.
Infelice in quefio Jlato
Son da tutti abandonato ;
Meco fola è l'innocenta,
Che mi porta a naufragar.
( *[ Cette manière de varier , de brillaiïter le
chant, dans Y O p é r a ita lien , eft un luxe très^
v icieu x, t rè s -é lo ign é du naturel. Métaftafe, qui
s’en eft plain t, l ’a trop favorifé lui-même : i l a
eu trop de complaifance pour la vanité des chanteurs
, qui vouloient faire applaudir, au théâtre,
la flexibilité , la jufteffe , l ’agilité d’une voix
brillante : i l a trop adhéré à la fauffe émulation
des compofiteurs, 8c au mauvais goût de la multitude
> q u i , raffafiée des beautés Amples dans l ’ex -
preffion muficale, vouloit un chant plus a r t i a l i f é y
fi je puis me fervir de ce mot de «Montaigne. L e
dirai-je enfin? Métaftafe a lu i-m êm e contribué à
introduire ce mauvais goût, en donnant lieu à une
foule d’airs, qui, dans fes O p é r a , ne feroient rien ,
s’ils n’étoient pas un vain ramage. Et que vou lo it-
i l qu’un muficien f î t de toutes ces comparaifons
façonnées en ariettes , qui terminent fes fcènes
comme des culs de lam p e , ou qui plus tôt font
dans le chant comme des bouquets d’artifice, pour
obtenir rapplaudiffement au perfonnage qui va
fortir ?
U n grand muficien m’a dit que les airs de bravoure
qu’i l étoit obligé de compofer en Italie ,
avoient fait fon fuppliee durant vingt ans.. Mais
ce luxe contagieux ne fe fût pas introduit dans le
chant 8c n’eût pas corrompu l ’oreille & le goût
des italiens , s’i l n’eût pas commencé par fe gliffer
dans les paroles , & fi la Poéfie lyrique n’eût
jamais elle-même été que l ’exprefîïon pure &
fimple du fentiment donné par la fituation &
infpiré p a r la nature; & c’ eft à quoi, dans Y O p é r a
françois , nous effayons de la réduire.
Alors toutes les beautés véritables de la Mufî-
que italienne , cette déclamation rapide 8c natur
e lle , ce pathétique véhément du récitatif o bligé ',
ce c a n t a b i l é fi touchant & fi mélodieux , ces
airs , le charme de l ’oreille & en même temps
l ’expreflion la plus vraie & la plus fenfible des
affections de l ’âme, tout c e la , d i s - j e , nous appartient
; & la Mufique françoife n’eft plus que la
Mufique italienne dans fa plus belle fimplicitc.
Et qu’on ne dife pas que ce n’eft point encore