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n fu elle, & prêter à la Lo g iqu e des fecours'pour
apuyer nos raifbnnements fur des fondements
folides. L o ck e , & depuis M. l ’abbé de Condillac ,
ont montré que le langage eft véritablement une
efpèce de ca lcu l, dont la Grammaire, & même
la Lo g iq u e en grande partie , _ ne font que les
règ les ; mais ce calcul eft bien plus compliqué
que celui des nombres, fujet à bien plus d’erreurs
& de difficultés. Une des principales , eft l ’efpèee
d’impoffibilité où les hommes fe trouvent, de fixer
exactement le fens des fignes auxquels ils n’ont
appris a lie r des id ées, que par une habitude formée
dans l ’enfance à force a entendre répéter les mêmes
fons dans des circonftances femblables , mais qui
ne le font jamais entièrement; en forte que. ni
deux hommes, ni peut - être le même homme
dans des teriips differents , n’attachent précifément
au même mot la même idée. Les métaphores multipliées
par le béfoin & par ~une efpèce d e : luxe
d’imagination ; qui s’eft auffi dans ce genre' créé
de faux befoins, ont compliqué de plus en plus
les détours de ce labyrinthe immenfe , où l ’homme
introduit, fi j’ofe ainfi parler , avant que fes yeux
fùfient ouverts , 'méconnoîtJ fa route à chaque pas.
Cependant tout - l’artifice- de ’ ce calcul-; ingénieux
dont Ariftofe nous'à donné'lés r è g le s , tout l ’ art
du fyllogifme eft fondé fur l ’ufage des mots
dans le même' fens ': l ’emploi d’un même mot
dans deux fens différents fait de tout raifonnement
un fophifme ; & ce genre de fophifme , peut-être
le plus commun de to'iis, eft une des fources les
plus ordinaires de nos erreurs.. L e moyen le plus
su r , ou plus tôt le feul., de nous détromper , &
peut-être de parvenir un jour à ne rien affirmer
de faux, feroit de n’ employer dans nos induCtions
aucun terme dont le fens né fut exa&ement connu
& défini. Je ne prétends afsùrément p a s , qu’on ne
puiffe donner une bonne définition d’un mot fans
connoître fon Étymologie ; mais du moins eft - i l
certain qu’i l faut connoître avec précifîon la marche
& l ’embranchement de fés différentes acceptions.
Qu’on me permette quelques réflexions a c e
fujet.
J’ai c ru . voir deux défauts régnants, dans l a plupart
des définitions répandues dans* les meilleurs
ouvrages philofophiques. J’en pourrais citer des
exemples, tirés des auteurs les plus eftimés & les
plus eftimables, fans fbrtir même de l ’Encyclopédie.
L ’un, cpnfifte à- donner pour la définition
d’un mot l ’énonciation d’une feule de fes acceptions
particulières ; l ’autre défaut eft celui de ces définitions
dans lefquelles , pour vouloir y comprendre
toutes les acceptions du mot , i l arrivé
qu’on n’y comprend dans le fait aucun des caractères
qui diftinguent la chofe de toute autre, & que par
conféquent on ne définit rien.
L e premier défaut eft très - commun, fùrtout
quand i l s’agit de ces mots qui expriment les
idées abftraites les plus familières, & dont le s
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acceptions fe multiplient d’autant plus par l ’ufage
fréquent de la converfation , .qu’ils ne répondent a
aucun objet phyfique & déterminé qui puiffe ramener
eonftamment Tefprit à un fens précis. I l
n’eft pas étonnant qu’on s’arrête a ce lle de ces
acceptions dont on eft le plus frapé dans l ’inftant
où l ’on écrit , ou bien la plus favorable au fyf-
tême qu’on a entrepris de- prouver. Accoutumé ,
par ex emple, à entendre louer l ’imagination ,
comme la qualité la plus brillante du génie ; faifi
d’admiration pour la nouveauté , la grandeur, la
multitude , & la correfpondance des refforts dont
fera compofée la machine d’ un beau Poème; un
homme dira : J’appeiie imagination cet efprit
inventeur qui fait créer, difpofer, faire mouvoir
les parties & l ’enfemble d’un grand Tout. I l n’eft
-pas douteux que f i , dans toute la fuite de fes
raifonnements, l ’auteur n’emploie jamais dans un
autre fens le mot imagination ( ce qui eft rare)
P on n’âura rien à lui reprocher contre Texaétitude
de fes conciufions.* Mais qu’on y prenne garde ,
un philofophe n’eft point autorifé à définir arbitrairement
les mots. I l parle à des hommes pour
les inftruire; i l doit leur parler dans leur propre
lan gu e, s’affujettir à des conventions déjà faites ,
dont i l n’eft que le témoin , & non le juge. Une
définition doit donc fixer le fens que les hommes
ont attaché à une expreflion, & non lui en donner
un nouveau. En effet , un autre jouira àufli du
droit de borner la définition du même mot a des
acceptions toutes différentes de celles auxquelles
le premier s’ étoit fixé ; dans la vue de ramener
davantage ce mot à fon origine , i l croira y réuflir ,
en l ’appliquant au-talent de préfenter toutes fes
idées fous des' images fenfibles > d’entaffer les métaphores
& les comparaifons.- U a tro ifième appellera
imagination cette mémoire vive des fenfatiôns ,
cette repréfèntation fidelle des objets abfènts, qui
nous les rend avec forc e , qui nous tient lieu de
leur ré a lité , quelquefois même avec avantage ,
parce qu’elle raffemble fous un feul point de vue
tous les charmes que la nature ne nous préfente
que fùceeftivement. Ces derniers pourront encore
raifonner très - bien , en S'attachant eonftamment
au fens qu’ils auront choifi ; mais i l eft évident
qu’ils parleront tous trois ime langue différente ,
& qu’aucun dès trois n’aura fixé toutes les idées
qu’excite le mot imagination dans l ’ efprit des
françois qui l ’entendent , niais feulement- l ’idée
momentanée qu’i l a plu a chacun d’eux d’y attacher.
L e fécond défaut eft né du défir d’éviter le
premier. Quelques auteurs ont bien fenti qu’une
définition arbitraire ne répondoit pas au problème
propofé j & qu’i l falloit chercher le fens que les
hommes attachent à un mot dans les differentes
oceafions où ils l ’emploient. O r pour y parvenir ,
voici le procédé qu’on a- fuivi le plus communément.
O n a raffemblé toutes les phrafes où l ’on
s’eft rappelé d’avoir vu le mot qu’on vouloit
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définît ; 011 cn a tlïé les di® renCs rens <*ont éto} t
fufceptible, & on a tâché d’en faire une énumération
exade. O n a cherché enfuite à exprimer,
avec le plus de précifîon qu’on a p u , ce q u i ! y
a de commun dans toutes ces acceptions differentes
que l ’ufagè donne au même mot : c’eft ce qu’on a
appelé le fens le plus général du mot ; & fans
penfer que le mot n’a jamais eu ni pu avoir dans
aucune occafîon ce prétendu fens, on a cru en
avoir donné la définition éxade. Je ne citerai
point ic i plufieurs définitions où j’ai trouvé ce
défaut; je ferois obligé de juftifier rfla C r itiqu e,
& cela feroit peut-être lon g . U n homme d’ef-
prit , même en fuivant une méthode propre à
l ’éo-arer, ne s?égare que jufqu’à un certain point ;
l ’habitude de la jufteffe le ramène toujours à
cértaines vérités capitales de la matière ; l ’erreur
n’èft pas complette , & devient plus difficile i
-dèveloper. Les auteurs que j’aurois à citer: font
dans ce cas ; & j’aime mieux , pour rendre le
défaut de leur méthode plus fenfible, le porter à-
l ’extrême ; & c’ èft ce que je vas faire dans l ’exemple
fuivant.
' Qu’on fe repréfente la foule des acceptions du
mot efprit y depuis fon fens primitif fp ir itu s ,
haleine , jufqu’à' ceux qu’on lu i donné dans la
Chymie , dans la Littérature , ‘dans la Jurisprudence,
E fp r its acides y E fp r it de Montagne, E fp r it
des lois y & c ; qu’on effaye d’extraire 'de toutes ces
acceptions une idée qui foit commune à toutes',
en v e r ra s’évanouir tous les caractères qui diftinguent
T e fp r it , dans quelque fens qu’on le prenne ,
de toute autre chofe. I l ne reftera pas même l ’idée
vague de fu b tilité ; car ce mot n’a aucun fens,
lorfqu’i l s’agit d’une fubftance immatérielle ; & i l
n’a jamais été appliqué à Tefprit dans le fens dé
ta le n t , que d’une manière métaphorique. Mais
quand on pourroit dire que Tefprit , dans le fens
le plus général, eft une chofe f i b u l e , avec combien
d’êtres cette qualification ne lui feroit - elle
pas commune ? & feroit-ce là une définition qui
doit convenir au défini, & né convenir qu’à lui ?
Je fais bien que les difparates de cette multitude
d’acceptions différentes font un peu plus grandes ,
à prendre le mot dans toute l ’étendue que lui
donnent les deux langues latine & françoife ; mais
On m’avouera que , fi le latin fut refté langue v ivante
, rien n’auroit empéché que le -mot fp ir itu s
n’eut reçu tous les fens que nous donnons aujour-
dhui au mot efprit. J’ai voulu rapprocher lés deux
extrémités de là chaîne, pour rendre le contrafte
plus frapant : i l le feroit moins ^ fi nous n’en con-
fidérions qu’une partie ; mais i l feroit toujours
réel. A fe renfermer même dans la langue françoife
feule , la multitude & l ’incompatibilité des
acceptions du mot efprit font te lle s , queperfonne,
je , croîs , n’a été tenté de les comprendre-ainfi
toutes dans une feule définition, & de définir 1 efprit en général. Mais le vice dé cette méthode
n eft pas moins r é e l , lorfqu i l n eft pas affez fen-
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fîble pour empêcher qu’on ne l a fuive : à mefùre
que le nombre & la diverfité des acceptions diminue,
Tabfurdité s’àffoiblit ; & -quand e lle difpa-
ro îe, i l refte éticorè l ’erreur. J’ofe dire que prefque
toùtès les définitions • où Ton annonce qu’on va
définir les chofés dans le fens 'le. plus- général , ont
c e défaut, & ne définiffent véritablement r ien ;
parce que leurs auteurs , en voulant renfermer
toutes les acceptions d’un mot, ont’ entrepris uné
chofe impoffible ; je veux dire , de raffeinbler fous
une feule idée générale des idées très - différente«?
entre elles ,- & qu’un même mot n’a jamais pu
défigner que fuccçmîvemènc, en ceffant en quelque
forte d’être le même mot.
C e n’eft point ici le lieu de fixer les cas où
cette méthode çft néceffaire , & ceux .où l ’on pourroit
, s en pa ffer, ni de dèveloper i ’ufage dont e lle
pourroit être , pour comparer -les mots, entre eux.
O n . trouverait des moyens d’éviter ces deux
défauts ordinaires aux définitions dans l ’étude h istorique
; dé la génération des termes & de leurs
révolutions : i l faudrait obferver la manière dont
les hommes ont fucceffivement augmenté, refferré,
modifié, changé totalement les idées qu’ils ont
attachées à chaque mot ; l e fens propre de la
racine primitive, autant qu’ i l eft pofïible d’y
remonter; les métaphores qui lu i ont fiiccédé ; le s
nouvelles métaphores entées fouvent fur ces premières
fans aucun rapport au fens primitif. O n
dirait: « T e l m o t , dans un tem p s, a reçu cette
lignification ; la génération fui vante, y a ajouté cet
autre fens; les hommes Tont enfuite employé à
défigner te lle idée ; ils y ont été conduits par
analogie ; cette lignification eft le fens propre ;
cette autre eft un fens détourné, mais neanmoins en
ufage ». O n diftingueroit dans cette généalogie
d’icîees un certain nombre d’époqu es, fpiritus y
fouffle ; efprity principe delà vieÿefprit, fubftance
penfante; efprit, talent de penfer , &c : chacune
de- ces époques donnerait. lieu a une définition
particulière ; on auroit du moins toujours .une idée
précife de;ce qu’on doit définir; on n enibrafierait
point à la fois tous les lens d’un mot , & en
même temps on n’en excluroit arbitrairement aucun
; on expoferoit tous ceux qui font reçus ; 8ç
fans fe faire le légiflateur du lan g ag e , on lui
donnerait toute la netteté dont i l eft fufceptible , 8à
dont nous avons, befoin pour raifonner jufte.
■ Sans doute la méthode que je viens de tracer
eft fouvént mife en u fa g e , furtout lorfque l ’incompatibilité
des’ fens d’un même mot eft trop fra-
pante ; mais pour l ’appliquer dans tous les cas y
& avec toute la fineffe dont i l eft fufceptible , on
ne pourra ' guëres fe difpenfer de cdnfulter les
mêmes analogies -, qui fervent de guides dans les
recherches étymologiques. Quoi qu’ i l en foie ,
je crois qu’elle doit être générale , & que le
fecours des Étymologies y eft u tile dans tous les
cas.
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