
démontrée par le langage des grammairiens latins,
poftérieurs à Quintilien, dont j ai raporté ci-devant
les témoignages, & qui parloienc de leur langue en
connoifiance de caufe.
Mais voulez-vous que Quintilien lui-même en
devienne le garant ? Vous voyez ici qu’il n’eft
point d’avis que l ’on fuive rigoureufement cette
fu it e nécefaire de Vordre & de la génération
des idées & des mots ; & que pour rendre le discours
nombreux , ce qu’un rhéteur doit principalement
envifager, il exige des changements a cet
ordre. I l infifte ailleurs fur le même objet ; &
l ’ordre dont il veut que l ’orateur s’écarte , y eft
défigné par des caractères auxquels i l n’eft pas
poflible de fe méprendre ; les iujets y font avant
les verbes , les verbes avant les adverbes , les noms
avant les adjeélifs ; rien de plus précis : I lia nimia
quorumdam f u i t obfervatio ,- dit il , ut vocabula
verbis, vèrba rursàs adverbiis, nomina appojitis
& pronominibus rursàs ejfent priora : nam fit
contra quoquefréquenter, non indecorè-. ( Lib. ix ,
cap. ij. de Compofitione ).
Quintilien avoit fans doute raifbn de fe plaindre
de la fcrupuleufe & rampante exactitude des écrivains
de fon temps, qui Envoient fervilement l’ordre
analytique de la fyntaxe latine ; dans une langue
qui avoit admis des cas, pour être les fymboles
des diverfes relations à cet ordre fucceffif des idées ,
c’étoit aller contre le génie de la langue-même ,
que de placer toujours les mots felon cette fiic-
ceffion rl’ufage ne les avoit fournis à ces inflexions,
que pour donner d ceux qui les employaient la
liberté de les arranger au gré d’une oreille intelligente
ou d’un goût exquis ; 8ç c’étoit manquer
de l ’un & de l ’autre., que de- fuivre invariablement
la marche monotone de la froide analyfe.
Mais en condannant ce défaut', notre rhéteur recon-
noît très - clairement l’exiftence & les effets de
l ’ordre analytique & fondamental ; & quand il
parle d’Inverfion , de changement d’ordre , c’eft
relativement à celui-là même : Non enim adpedes
verba dimènfa fu n t ; ideoque e x loco transfe-
runtur in locum , ut j'ungantur quo congruunt
■ maxime ; Jicut in ftntcturci faxorum rudium
etiam ipfa enormitas in v en it, oui applicari &
in quo pofjit infiftere. ( Id . ibid. un peu plus bas )..
Que refulte-t-il de tout ce qui vient d’être dit?
L e voici fommairement. Si l ’homme ne parle que
pour être entendu , c’eft à dire , pour rendre prélentes
à l’efprit d’autrui les memes idées qui font
préfentes au fien ; le premier objet de toute langue
eft l ’expreffion claire de la penfée ; & de
la cette vérité également reconnue par les grammairiens
& par les rhéteurs, que la clarté eft la
qualité la plus effencielle du difcours. Oratio vero,
çu ju s fumma virtus eft perfpicuitas , quam lit
v itiofa , Ji egeat interprète ! dit Quintilien ,
( lib. z , cap. iv. de Grammaticâ). La parole ne
parties, & que toute peinture fuppofe proportion,
& parties par conféquent. C ’eft donc l ’analyfe abf-
traité de la penfée , qui eft l’objet immédiat de
la parole ; 8c ceft la füccefilon analytique des
idées partielles , qui eft . le prototype de la fuc-'
cefïïon grammaticale des mots repréfentatifs de ces
idees. Cette confequence -fe vérifie.par la conformité
de toutes les fyntaxes avec cet- ordre analytique
: les langues analogues le fuivent pied à
pied , ou ne s en ecartent que pour en atteindre lé
but encore plus sûrement : lès langues tranfpofi-
tiyes n’ont pu fe procurer la liberté de-ne pas le
fuivre fcrupuleufement, qu’en donnant à leurs mots
des inflexions qui y fuffent relatives ; de manière
qu’à parler exactement, elles ne l’ont abandonné
que dans la forme , & y font reftées aflujecties
dans le fait. Cette influence nécefiaire de l ’ordre
analytique a non feulement réglé la fyntaxe de
toutes les langues , elle a encore déterminé le langage
des grammairiens de tous les temps : c’eft
uniquement à cet ordre qu’ils ont raporté leurs
obfervations, lorfqu’iis ont envifagé la parole Amplement
comme -éfionciative de la penfée, c’eft à
dire, lorfqu’ils ri’ont eu en viîe que le grammatical
de l’élocution. L ’ordre analytique eft donc,
par raport à la Grammaire , l ’ordre naturel ; &
c’eft par raport à cet ordre que les langues ont
admis ou profcrit l’ Inverjion. Cette vérité me fem-
ble réunir en fa faveur des preuves de raifonne-
ment, de fait de témoignage , fi palpables & fi
multipliées , que je ne croirois ' pas ■“pouvoir la
rejeter fans m’expofer à devenir moi-même la preuve
de ce que dit Cicéron : Néfcio quomodo n ih il
tant abfurdè dici p o t e f l , quod non dicatur ah
aliquo philofophorum. ( D e divinat. lib. i l ,
cap. Iviij. )
M. l ’abbé Batteux, dans la fécondé édition dé
fon Cours de B e lle s -L e t tr e s , fe fait , du précis
de la doctrine ordinaire, une objection qui paroît
née des difficultés qu’on lui a faites fur la première
édition j & voici ce qu’i l répond ( tom. ÎV>p. 30 6 ) :
« Qu’i l y ait dans l ’efprit un arrangement gramma-
» t ic a l, relatif aux règles établies par le média-
» nifme de la langue dans laquelle i l s’agit de
» s’exprimer ; qu’ i l y ait encore un arrangement
» des idées confidérées métaphyfiquèment . . . . .
» ce n’ eft pas de quoi i l s’agit dans la queftion
» préfente. Noiis ne cherchons pas l ’ordre dans le -
» 'quel les idées arrivent chez nous ; mais celui
»dans lequel elles en Portent , quand, attachées
» à des mots, elles fe mettent en rang pour a l le r ,
» à la fuite l ’une de l ’autre , opérer la perfuàfion
» dans ceux qui nous écoutent. En un mot, nous
» cherchons l ’ordre oratoire , l ’ordre qui peint ,
» l ’ordre qui touche : & nous difons que cet ordre
» doit être dans les récits le même que celui de
» la chofe dont 011 fait le récit; & que, dans
» le s câs o u - il s’agit de perfuader, de Faire con-
» fentir l ’àtiditeur à ce que nous lu i difb.ns,
» l ’intérêt doit régler les rangs des objets, St donner
» par conféqüent les premières places aux mots
» qui contiennent l’objet le plus important ». Qu’i l
me foit permis de faire quelques obfervations fur
cette réponfe de- M . Batteux.
i ° . S’i l n’a pas envifagé l ’ordre analytique ou
grammatical, quand i l a parlé & Inver f o n , i l a
fait en cela la plus grande faute qu’i l foit poflible
de commettre en fait de lan g ag e ; il .a contredit
l ’ufage,; & commis un baibanfine. Les grammairiens
de tous les temps ont toujours regarde le
mot hiverjiqn comme un ternie qui leur etoit
propre , qui école relatif à l ’ordre me ch an i que des
mots dans l ’Élocution grammaticale : on a vu ci-
deflus , que c e ft dans ce fens qu’en ont parlé C iT
eéron, Quintilien, Donat, Servius, Prifcien, £. Ifidore
de S é v ille ; j’aurois pu y ajouter encore Denys
d’Haliçarnaffe ( D e Jlruclurâ onuionis. Cap. 5 ).
M. Batteux ne pouvoit pas ignorer que c’eft dans le
même fens que le P. du Cerceau fe plaint du dé-
fordre de la-conftruétion ufuelle de la langue latine ;
& qu’au contraire M. de Fénélon , dans fa lettre
à l ’Académie françoife . ( édit. 1740 , p ag. 313 &
fu iv . ) , exhorte les confrères à introduire dans la
langue francoife , en faveur de la Ppéfie , un plus
grand nombre iïlnverjions qu’ i l n’y en a. « Notre
» la n g u e , d i t - i l , eft trop févère fur ce point;
» elle ne permet que des hiver fio n s douces : au
» contraire les anciens facilitoient , par des In -
» verfions fréquentes , les belles cadences ,v la va-
» riécé, & les exprefiions paffionnéés ; les Inverr-
» fions fe tournoient en grandes figurés , & tenoient
» l ’efprit fufpendu dans l ’attente du merveilleux ».
M. Batteux lui-même , en annonçant ce qu’i l fe
propofe de difeuter fur cette matière , en parle de
manière à faire croire qu’i l prend le mot d’In -
verfion dans l e même fens que les autres. « L ’ob-
» je t , dit-il (p a g . de cet examen fe.réduit
» à reconnoître quelle eft la différence de la f iru c -
» ture des mots dans les deux langu es, & quelles
» font les caufes de ce qu’on appelle g a lliç ifn e ,
» la tin ifm e , &e ». O r je le demande : ce mot
jlruc lu re n’eft - i l pas rigoureufexnent relatif au
méchanifmë des. langues., & ne fjgnifie - 1 - i l pas
la difpofition artificielle des mots, autorifée dans
chaque langue pour atteindre le but qu’on s’ y
. propofe , qui eft l ’énonciation de la penfée ? N ’eft-
ce pas aum du méchanifmë propre a chaque langue
, que naiffent les idiotifmes ï :V . Id io t ism e .
Je fens bien que l ’auteur m’alléguera la déclaration
qu’ i l fait ici expreffément & qu’i l avoit afiez
indiquée dès la première édition , qu’i l n’envifàge
que l ’ordre oratoire ; qu’i l ne donne le nom d’ I/i-
verfion qu’au renverfement de cet ordre; & que
l ’ufage des mots eft arbitraire, pourvu que l ’on
ait. la précaution d’établir, par de bonnes définir
tion s , le fens. que l ’om prétend y attacher. Mais
la liberté d’introduire, dans, le langage même des
fciences & des arts., des.mots absolument nouveaux,
ou de donner à des mots déjà connus un fens diffé-
' sent de celui qui leur eft ordinaire, n’eft pas une
■ licence effrénée quipuiffe tout changer fans retenue,
; & innover fans raifon ; dabitur I f cent ta fumptapru-r
. denter. ( Hor. A r tp o'é t, 5 i .) : i l faut montrer l ’abus
de l ’ancien ufage , & l ’utilité ou même la néçeffité
; du changement ; fans quoi i l faut refpeéter inviolable-
ment 1 ufage du langage didactique, comme celui du
langage national, quem penes arbitriutn eft &
ju s & norma loqioendi ( Ibid,, q z ). M. Batteux
a- t- il pris ces précautions? a - t - i l prévenu l ’équi-
vo,que & l ’incertitude par une bonne définition ?
A u contraire, quoiqu’i l foit peut-être vrai au fond
que Y hiv e r fion , telle qu’i l l ’entend, ne puifle
1 être que par raport à rordre oratoire, i l femble
avoir affeÇté de faire croire qu’i l ne prétendoit
parier que de Ylr.verfion grammaticale : i l annonce
dès lê commencement’ , qu’i l trouve fingulière la
•çonféquence d’un raifonnement du P. du Cerceau
flir les Inverfiûns, qui ne font aflurément que les
hiverfions grammaticales ( page zp8 ) ; & i l prétend
qu’i l pourroir bien arriver que l ’Inyerfion fut
chez nous plus, tôt que chez les latins. N ’e f t - c e
pas à' la faveur de la même équivoque que
MM.. P luche & Çhompré, amis & profélytes de
M. Baueux, ont fait de fa dodrine nouvelle fur
slnve rfiqn 3 fous fes; propres yeux & pour ainfi dire
fur fon bureau , le fondement de leur fyftême d’en-
feigpement èc de leur méthode d’étudier lés langues?
z°j. S ’i l y a dans l ’efprit un arrangement grammatical
, r e la t if a u x règles établies pour le mér
chanifçne de la langue dans laque lle i l s agit de s’exprimer
( ç e font les termes 4e M. B a tteu x ) ; i l
peut dpnc y avoir dans rÉlocu tion un arrangement.
des mots qui, fo.it le renverfement de cet ar-
r ange ment grammatical qui exifte ■ dans l ’efprit ,
qui foit Inyerfion grammaticale ; & c’eft précifé-
menc l ’efpèçe tflnverfio/i reconnue comme te lle
jufqu’à prëfent par tous les grammairiens, & la
feule à laquelle i l faille en donner le nom.
Mais expliquons - nous. U n arrangement grammatical
dans l ’efprit, veut dire , fans doute, un ordre
dans la fucceffion des idées, leque l doit fervirde guide
à la Grammaire. C e la p o fé , faut-il dire que cet
arrangement eft r e la tif a u x règ le s , ou que les
reglcs y fpnt relatives à cet arrangement ? L a
première expreffion me fembleroit indiquer que
l ’arrangement grammatical ne feroit dans l ’efprit
que comme le réfultat des règles arbitraires du
méchanifmë propre de chaque langue ; d’où i l s’én-
fuivroit que chaque langue devroit produire fon
arrangement grammatical particulier. L a fécondé
expreffion fitppofe que cet arrangement grammatical
préexifte dans i ’efprit , & qu’i l eft le fondement
des règles méchaniques de chaque langue r
en cela même je la crois préférable à la première ,
parce que , comme .le difent le s jurifconfult.es ,
B eg u là e f t , quæ rem quæ eft breviter enarrat;
nóp. ut e x régula ju s fumatur , f e d e x ju r é
quod eft régula f ia t . (Paul, jurifeonf. lib. 1 , de
reg 'J ur* ) Quoi qu’i l en fo i t , dès que M. Batteux
J reconnoît cet arrangement grammatical datas l ’efprit 5