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C e la dépend de l ’idée qu’on attache à la fin-
cérké de l ’Hiftoire , & de lavoir fi on exige d’elle
la lettre ou l ’efprit de la vérité. Si on exige la
le t t r e , i l eft certain que prefque toutes les H a rangues
directes font interdites à l ’Hiftoire ; & à
l ’exception de celles qui ont été réellement prononcées
dans les Confeils, dans les affemblées, dans
les cérémonies publiques , & dont on a tenu re-
g if t r e , 5c de quelques mots que les rois ou que
le s capitaines ont réellement adreffes à leur peuple
ou à leur armée, & que la tradition a confervés ,
i l eft rare que l ’hiftorien ait des Harangues a
tranferire.
C e lle s dont l ’Hiftoire ancienne eft remplie font
elles-mêmes fuppofées : ce n’eft pas que 1 efprit &
l e caractère de ceux qui parlent n’y foient fidèlement
gardés j dans celles de Thucydide, par exemple
, on diftingue très-bien le génie des athéniens
& celui des fparciates ; on y reconnoît Périclès ,
Nicias , Alcibiade , au langage que l ’hiftorien leur
fait tenir : quant au fonds même, i l eft vraifemblable
qu’i l en étoit inftruit ; mais quant au f ty le ,
les bons Critiques s’aperçoivent qu’i l eft faétice ,
parce qu’i l eft toujours le même.
O n peut prendre à la lettre les Harangues de
X én op hon , quand c’eû lukmême qui parle à (es
compagnons & les encourage dans leur retraite ;
mais lorfqu’i l fait prendre la parole à Cambyfe ,
à C y ru s , à Ciaxare , croira-t-on de même qu’i l
rende fidèlement ce qu’ils ont dit ?
Polybe , en fàifant parler Scipion & Annibal
dans leur entrevue , a-t-il répété leurs difeours?
T ite -L iv e les a-t-il tranferits? Et les belles H a rangues
qu’i l met dans la bouche d’Horace le
pète , de Valérius - Publicola , de Camille,, de
Manlius , de Fabius , d’Hannon, de S c ip ion , <Sv.
ne font-elles pas aufli vifiblement artificielles que
ce lles de Marius & de Catilina dans Sallufte ? "
I l eft plus vraifemblable que T ac ite ait recueilli
les propres difeours de Geirmanicus, de T ib è r e ,
de N é ro n , de Sénèque, de Thraféâs , d’Othon ,•
furtout d’A g r ic o la ; mais fi on y reconnoît leur
e fp r it , on n’y reconnoît pas moins la plume de
T a c ite . A in f i, dans toute l ’Hiftoire ancienne •, à
l ’exception de quelques mots confervés par tradition
, tout paroît cômpofé.
Ceux donc qui veulent que l ’Hiftoire foie un
expofé littéral de la vérité , & qui lui interdifent
tout ornement qui rèflemble à de l ’artifice, doivent
rejeter ces Harangues.
Mais i l y a pour l ’hiftorien une autre façon
d’être v r a i ; 'c ’eft’ de garder fidèlement le fonds des
chofes & des fa its , & de préférer pour la forme
le tour le plus ptopre à donner au récit de la
chaleur & de l ’énergie. S’i l eft donc v ra i, par exemple
, que , dans les affemblées .de la Grèce , tel
fut l ’objet des délibérations, des négociations, des
Harangues , tels furent les motifs des réfolutions ;
Thucydide n’a pas été un hiftorien moins fidèle en
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faifanf parler les députés des v ille s , que s’i l avolt
indirectement réfumé ce qu’ ils avoient dit.
I l n’eft pas vrai que Gracchus & que Marius
ayent tenu précifémenc le langage que leur font
tenir Tite-L ive & Sallufte : mais i l eft vrai que
tout Cela étoit dans leur ame; & i l eft plus que
vraifemblable , qu’ayant de pareils moyens d’émouvoir
les elprits & de les foule v e r , ils étpiene
l ’un & l ’autre trop éloquents & trop habiles pour
ne pas les faire valoir. S’ ils n’ont^ pas dit les mêmes
chofes dans les mêmes termes & dans une feule
Harangue , en font des propos détachés qu’ils ont
tenus & fait répandre , & que l ’hiftorien n’a fait
que raffembler , pour leur donner en même temps
plus de chaleur , de force , & de lumière.
D e quoi s’agit-il après tout ? I l s’agit de paroître,
en écrivant l ’Hiftoire , un peu plus ou un peu
moins artificiellement arrangé. Car fi l ’hiftorien
prend ce tour ufué : Gracchus repréfehta au
peuple que f a jituathon étoit pire que celle des
e fc la v e s , qu’ on le fru firo it du p r ix de f e s trava
u x , que le Sénat avait tout envàhi : M a r iu s
d it à f e s concitoyens que , f l les nobles le mé-
p r ifoien t, i ls n a v o ien t qu’ à méprifer auffi leurs
propres d ie u x , dont la vertu avoit f a i t la no-
blejfe ; q u e , s ’ i ls lu i envioient. fo n élévation, i ls
n avoient qu’ à lui envier auffi f e s . travaux , fo n
innocence, les dangers qu’ i l avoit courus , dont
f a grandeur étoit le p r i x : ce récit au ra , je
l ’avoue , l ’air plus fimpie , plus>rnaturel, plus fin-
çère qu’une Harangue ; mais cela même encore
n’eft pas la vérité littérale , & chaque-article du
difeours, même indire C l, ne fera qu’une conjecture
fondée fur les caractères, ou autorifée par les
cireonftancès des c h o ie s d e s lie u x , & des temps.
I l n y a donc prefque jamais, dans l ’une & l ’autre
manière de faire parler fes perfonnages, qu’une vrai-
femblance plus ou moins aprochatfte de la réalité.
Ainfi , la difficulté fe réduit .à Lavoir f i l ’apparence
de la vérité eft affez détruite par le difeours
direCt, pour que l ’on s’ interdife , en écrivant.THif-
to ire , ce moyen d’être dans. fbir récit plus v i f ,
plus véhément, plus c la i r , & p lus rapide. O r voici,
ce me femble, un milieu a prendre pour éviter les
deux excès : que le difeours qui n’eft qu’un expofe
de fa its , une accumulation de motifs iraifonnés ,
fenfibles par eux-mêmes , & qui n’avoient befoin
pour fraper les efprits d’aucun des mouvements de
l ’éloquence pathétique, foit rappelé indirectement
& en fimpie récit ; la précifion fera fa force. Mais
s’ag it-il de dèveloper les fentjments d’une ame paf-
fionnée , & de faire paffer dans d’autres ^mes la
chaleur de fes mouvements; on peut , je c rois , fans,
balancer, employés la manière direCte.: la vérité
même feroit trop affoiblie & perdroit trop de fon
e f fe t , fi e lle étoit froidement réduite a la fimpie
narration. L e leCteür s’appercevra bien qu’on aura mis
de l ’art à la lui préfenter; mais ilTentira bien auflï
que cet n’eft pas celui qui la déguife, 8ç qu’en
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la rendant plus fenfible i l n’a pas voulu l ’altérer.
( q A l ’egard des orateurs , le mot H a r a n g u e , en
parlant des grecs ,' s’emploie également pour tous
les genres dvéioquence ; éloge , inveCtive , accufa-
t io n , défenfe , délibération , plaidoyer , oraifon
funèbre, tout s’appelle H a r a n g u e . On dit les H a r
a n g u e s d’Ifocrate , de Périolqs de Démofthène ,
de Démétrius de Phalère , &c. En parlant des la -
tiffs , on appelle auffi quelquefois H a r a n g u e s les
difeours oratoires, mais plus communément O r a i -
f o n s y 8c l ’on ne. croirok pas s’exprimer affez bien
•en donnant, indifféremment le nom de H a r a n g u e s a
foutes les oraifons'de Cicéron : par exemple , on
appellera P l a i d o y e r s les oraifbns pour C é l i u s , pour
M u r é n a & pour M i l o n ; & H a r a n g u e celles pour
M a r c e l l u s ou pour la l o i M a n i l i a .
- Parmi nous le nom de H a r a n g u e eft devenu pro--
pre au genre d’éloquence le plus frivole & le plus,
oifeux. L a H a r a n g u e n’eft .plus qu’une formule
de compliment, de félicitation ou de condoléance ;
qu’un hommage rendu à la majefté , ou à la dignité
des grandes places. f
O n fait des H a r a n g u e s aux rois; f aux princes ,
aux perfonnes principales dans les provinces ou
dans les villes. Mais une .fingiùaricé de cet u fag e,
c’ell que les H a r a n g u e s n’ont prefque jamais lieu
que. dans des circonftanees où le mérite perfoïïnel
n’a aucune par: à i ’évèaement. Si un gouverneur de
province Va prendre pbffeffion de fon Gouvernement
, on lui fait des. H a r a n g u e s : s’iL vien t de
commander les années 8c da gagner, des batailles,,
pn ne le h a r a n g u e point. L ’ufage femble vouloir
que- la H a r a n g u e f o ï l une cérémonie gratuite &
.commandée non pas un. hommage libre,. I l feioit
pourtant bien à défirer que lorfqu un roi vient de
fïgnaler f o n ’règne par quelque grande inftitution,
ou par quelque trait de: vertu mémorable , les corps
les plus diftingués de l ’État fiiffent admis à l ’en
féliciter. Ce, privilège feroit alors auffi précieux
. qu’i l eft honorable. Un recueil de H a r a n g u e s faites
ainfi 'marqueroit, mieux que des médailles, les
belles époques d’un règne; & ce feroient les matériaux
de l ’oraifon funèbre du fouverain qu’elles
auroient loué ; au lieu que des H a r a n g u e s de
pure cérémonie i l ne réfulte prefque rien. L a feule
induétion raifonnable qu’on en puiffe tire r , c’eft
que. le roi qu’on a loué modérément & délicatement
, étoit modefte & ennemi de la flatterie ; • &
que celui auquel on a prodigué l ’encens , avoit
beaucoup d’orgueil. Mais i l faudroit en avoir a
l ’ excès pour foutenir en face l ’embarras & l ’ennui
d’entenire un lon g éloge de foi - même..
Après le mérite effençiel & rare d’être jufte & me-
furée dans les louanges qu’elle donne, la qualité
la plus indifpenfable d’uno H a r a n g u e eft d’être
courte.
Un feigneur, dont le père s’étoit fip-nàlé à la
tete des armées , & qui n’avoit pas fuivi fes traces,
venoît d’effuyer , dans fon Gouvernement , la faf-
tidieufe longueur d’un tas de louanges non méritées.
Gr a m m . e t L i t t é r a t . Tome I L
11 ne lu i reftoit plus à entendre qu.e la Harangue
des capucins. « Mon père , dit-il au gardien, foyez
» court : je fuis fatigué. Monfeigneur, lui répondit
» le capucin, nous ne ferons pas longs : nous ve.-
» nons feulement fouhaicer d votre grandeur autant
» de .gloire dans l’autre vie que- feu Monfieur le
» Maréchal votre père en a obtenu dans ce lle-ci ».
Lès "meilleures H a r a n g u e s font celles que le
coeur a diétéesV C ’eft d lu i feul qu’i l eft réfèrvé
d’ être éloquent' en peu dè mots*
Parmi les anciens i l y a peu de H a r a n g u e s d«
fimpie félicitation. Mais l ’oraifon de Cicéron pour
Marcellus en eft un modèle inimitable : car ea
même temps' qu’elle eft pour Céfar l ’éloge le plus
magnifique 8c le plus jufte; e lle eft auffi pour lui
la plüs adroite, la plus cdürageufc ,1 a plus importante
leçon.
Dans les-collèges & les Académies on ap pelle
Harangues de vaines déclamations dont Ifocrate
le. premier., a donné le mauvais exemple. U n e
thèfe paradoxale , un fujet vague , frivole , & vide,
mal aperçu, mal énoncé:, a été*trop fonvent la
matière ,de ces Harangues. L a chofe la plus inutile
pour l ’orateur dans ces difeours feroit d’avoif
raifon : c’eft de 1’efprit qu’on lui demande. Des
fophifmes bien- colorés , des paralogifmes hardis
& pouffes avec véhémence , des antithèfes , des
hyperboles , des idées fauffes'enveloppées dans des
phrafes harmonieufes, ou*evêtues d’images éblouif-
iantes , & çà 8c là des mouvements factices,, de feints
élans de fenfibilite, une chaleur de .tête que l ’on
prend pour ce lle de l’ ame , font paffer pour de
l ’éloquence cet art qui n’en eft' que le finge , & qui
confîfte à donner au menfonge le mafque de la
vérité.
.L ’Académie françoife a pris- un parti fage ea
propofant pour le prix d’ Éloqu ence des éloges
d’hommes illuftres; 8c après avoir commencé par
ceux que la France a produits , i l y a lieu de croire
qu’elle continuera par ceux qui ont honoré le s
autres pays de l ’Europe. Les deux Gu/tave , le
prince Eu gène, Bacon, L o ck e , Leibnitz , les deux
Naffau libérateurs de la H o llan d e', le fameux
duc de Lorraine Léopo ld , le Czar P ie r re , font
de tous les pays ). ( M . M a r m o n t e l . )
(N.)HARANGUEiDISCOURS, ORAISON.
Synonymes.
L e dernier de ces mots füppbfe toujours quelque
appareil ou quelque circonftànce éclatante : le s
deux autres n’expriment ni n’ excluent l ’é c la t; la
H a r a n g u e pouvant avoir fii plâce dans une occafion
preffee & peu connue,, & le D i f e o u r s étant fou-
vent préparé pour des occaiîons publiques & brillantes.
Je fais'donc exeufe à certains Critiques', fi je
n’adhère pas au jugement.qu’ ils ont porté fur cet
article , 8c fi je ne penfe pa s, comme eux . que ce
foit dans’cette idée d’appareil que confifte la différence
qui .eft entre la H a r a n g u e & le D i f e o u r s .