
toutes ces différentes opérations mentales, de clafle ,
d’arrangement, de comparaifon , & d'abftraélion ,
avant que les noms des diverfes couleurs, les moins
métaphyfiques des adje&ifs , puffent être infti-
tués. De tout ceci je conclus que, lorfcju’on.commença
à former les L a n g u e s , les adjeétiis ne durent
■ point être les premiers mots inventés.
I l y a u n autre moyen d’ihdiquer les différentes
qualités des fubftances diverfes ; i l n’exige point
que , par une abftra&ion très-difficile à fa ire , on
conçoive la qualité féparée de l ’objet. I l paroît
donc plus naturel que l ’invention des adjectifs
; & par cette raifon i l ne pouvoit manquer
de fe préfenter à l ’efprit avant les adje&ifs , dans
la première formation du langage. C e t expédient
confifte à faire quelque changement au nom fubf-
tantif même, en raifon des différentes qualités qui
lu i font inhérentes.
C ’eft ainfl que , dans plufîeurs L a n g u e s , les qualités
qui diftinguent les deux fexes font exprimées
par différentes terminaifons dans les noms fubftantifs :
dans le latin , par exemple , lupus , lupa ; eq uu s ,
equa\ ju vencus y ju vén ca > Julius.,Julia ; Lucretius,
Lu^retia , &c y expriment les qualités du mâle &
de la femelle dans les animaux ou dans les per-
fbnnes auxquels ces dénominations font appliquées ,
fans recourir pour cela â l ’addition d’aucun adje&if.
D ’ un antre côté , les mots forum , pratum >p la uf-
trum , défignent, par leur terminaifon particulière,
l ’abfence totale du fexe dans les différentes fubftances
q ui reçoivent ces dénominations. C e qui conftitue
le fexe & ce qui marque l ’abfence de tout fe x e ,
étant naturellement confédérés comme des qualités
modifiantes de inféparables des fubftances particulières
auxquelles on les applique , i l étoit naturel
de les exprimer, plus tôt par une modification dans
l e nom fubftantif, que par un autre terme abftrait
& général qui exprimât cette efpèce particulière
de qualité. I l eft évident que de la première manière
la dénomination exprime bien plus exactement
l ’identité de la qualité avec l ’objet qu’elle
défigne. L a qualité paroît dans fa nature être comme
une modification de la fubftance-; & elle eft ainfi
exprimée dans une Langue par la modification du
nom fubftantif qui’ défigne cette fubftance. L a qualité
& le fujet font en ce cas, fi je peux m’exprimer
ainfi, fondus enfemble dansTexprelîlon, de la même
manière qu’ils paroiffent 1 etre dans l ’objet & dans
l ’idée.. D e là l ’origine des genres mafeulin, féminin
, & neutre, dans les anciennes Langue s. Par
l e moyen de ces modifications, i l paroît que la plus
importante de toutes .les diftinétioas, celle des fubftances
animées de inanimées, de même que celle
des animaux mâles & femelles , à été fuffifam-
xnent défignée fans le fecours des adjeétifs ou autres
noms généraux exprimant cette efpèce de q u a lité ,
Ja plus étendue qu’on connoiffe.
j e ne connois dans les différentes Langues que
j’ai apprifes, que ces trois genres; c’eft à dire que
la formation des noms fubftantifs ne peut; par ellemême
6c fans être accompagnée des ad jeô ifs , ex«
primer d’autres qualités que les trois dont je viens
de parler j celles de ce qui eft mâle, de ce qui eft
fem e lle , & de ce qui n’eft ni mâle ni femelle.
Je ne ferois pas furpris cependant f i , dans d’autres
Langues que j’ ignore , la formation dès noms
fubftantifs pouvoit exprimer plufieurs autres qualités
diverfes. Les différents diminutifs de l ’italien & de
quelques autres Langues , expriment en effet quelquefois
ane grande variété de modifications diverfes
dans les fubftances, défignées par des noms fiîfcep-
tibles de telles variations.
I l feroit impoffible cependant de faire fubir a ffez.
de variations aux formes primitives des noms fubftantifs,
pour leur faire exprimer toutes les qualités
des objets. On ne pourrait plus reconnoître les
noms fous cette multitude de modifications différentes
qu’on feroit obligé de leur donner. A in f i,
quoique les différentes modifications des noms fubfo
tantifs a y en t'p u difpenfer pendant quelque temps
d’inventer les adjeétifs ; cependant elles ne pou-?
voient y fuppléer entièrement. Lorfqu’on en vint
à former ‘les adjeétifs , i l étoit naturel qu’ils fuffent
créés^avec quelque reffemblance aux fubftantifs qu’ ils
dévoient accompagner comme épithètes ou qualités.
On dut naturellement leur donner les terminaifons
des fubftantifs auxquels on les appliqua
d’abord; & par cet amour de reffemblance dans les
fons , par ce charme dans le retour des mêmes
fy llab e s , fondement de l ’analogie dans toutes les
Langues , on dut varier la terminaifon du même
adjeétif , fuivant qu’on devoit l ’appliquer à un nom
mafeulin , féminin, ou neutre ; * & l ’on dut dira
magnus lupus , magna lu p a , magnum pratum,
lorfqu’on vouloit exprimer un grand lou p , une
grande louve , un grand pré.
I l fembie que cette variété dans la terminaifon
de l ’adjeéhf, fuivant le genre du fubftantif, qui a
lieu dans toutes les anciennes Langues , ait été
principalement introduite par amour d une certaine
reffemblance de fon s, d’une certaine efpèce de
rime qui naturellement plaît beaucoup à l ’oreille.
On doit obforver que le genre ne fàuroit proprement
appartenir à l ’adjeétif, dont la fignifiçation eft pré-
cifément toujours la même , quel que foit le fubf-
tantif auquel i l eft appliqué. Lorfque nous difons :
un grand homme , une grande fem m e , le mot
grand bu grande a précifémènt la même fignifi-
cation dan? les deux cas; & là différence de fexe
dans les fujets auxquels ce mot peut s’ap pliquer,
n’apporte aucune différence dans cette fignifiçation.
I l en eft ainfi de magnus, magna, magnum, termes
qui expriment abfolument la même qualité ; de le
changement de la terminaifon n’ apporte aucune variété
dans le fons. L e fexe & le genre font des qualités
qui appartiennent aux fubftances, & qui ne
fauroient appartenir aux qualités des fubftances. En
général , aucune q u a lité , quand elle eft prifo
•dans le concret , ou comme qualifiant quelque
objet particulier , ne peut être conçue commet
fujet d W autre qualité ; mais ou peut confidérer
ainfi la qu a lité, lorfqu’e lie eft prife dans un fens
àbftrait. I l n’y , a par conféquent point d’adjeftif
qui puiffe qualifier un autre adjeétif. Un aimable
jeune homme défigne un homme qui eft à la fois
aimable de jeû n é : les deux adjeftifs qualifient le
fubftantif ; mais ils ne fe qualifient pas mutuel-
lanient l ’un l ’autre. D ’un autre côté, lorfque nous
difons, lajeun effe aimable , alors l e mot jeunejfe
énonce une qualité q u i , étant confidérée dans un fens
abftrait j peut être modifiée par la qualité qui eft
énoncée dans le mot aimable.
Si l ’invention primitive des noms adjectifs a été
accompagnée de tant de difficultés, ce lle des pre-
pofîtions a du en .rencontrer encore davantage.
Chaque prépofîtion , ainfi que je l ’ai déjà obfervé,
défigne quelque relation, confidérée dans un fens
conc ret, av,ec l ’objet corrélatif. La prépofîtion au
d e jfu s , par exemple , énonce une relation dc f u -
p é r io r ité , non pas dans un fens abftrait , ainfi que
l ’exprime le mot f ipêriorité, mais dans un fens
concret avec quelque objet corrélatif. Dans cette
phrafe , par exemple , Varbre au dejfus de la caverne
y le mot au dejfus exprime une certaine relation
entre Marbre & la caverne ; Se i l l ’exprime
dans un fons concret avec caverne qui eft fon objet
corrélatif. L a prépofîtion exige toujours', afin- de
rendre le fens complet , quelque autre mot qui
vienne apres , ainfi que ' nous pouvons l ’obforver
dans l ’ exemple que je viens de citer. Je dis donc
que l ’ invention primitive de ces mots demandoit
encore un plus grand effort d’abftraérion & de géné-
ralifation , que l ’invention des adjeétifs.
i ° . L a relation eft par elle-même une idée plus
métaphyfique que la qualité. Perfonne n’eft em-
bartaffé d’expliquer ce qu’on entend par une qualité
; mais peu de gens fe Tentent capables d’expliquer
bien diftin&ement ce qu’ils entendent par une
relation : les qualités frappent toujours nos fens ,
les relations ne les frappent jamais. I l n’eft donc
pas furprenant que l ’on conçoive une fuite d’objets •
jfolés , avec moins de peine qu’une fuite d’objets
qui ont des raports enfemble.
^0. Quoique les prépofitions, expriment toujours
la relation qu’elles ont dans le fens concret avec
l ’objet corrélatif; cependant, dans l ’origine , elles
n’ont pu être créées fans un effort confîdérable d’abf-
traéfciôü. L a prépofîtion défigne une relation , & rien
de plus qu’une relation. Mais avant que les hommes
inftituafïent un mot qui fignifiât une relation , & rien
autre chofe qu’une relation , ils ont du en quelque
maniéré confidérer cette relation abftraétivement,
c eft à dire , abftraétion faite des objets relatifs ;
puifque l ’idée de ces objets n’ entre en aucune maniéré
dans la lignification de la prépofîtion. En.
confequence , l ’invention d’un tel mot exigeoit un
degré confîdérable d’abftratftion.
3°. L a prépofîtion eft de fa nature un terme
général qui , d’après fa première inftitution , a du
etre confidére comme également propre à énoncer
G h a m m . e t L i t t é r a t . Tome I L
toutes les relations femblables à la première relation
qu’elle énonça. C e lu i qui inventa le premier
le mot au d e jfu s , ne doit pas feulement avoir
diftingué la relation de fupér iorité des objets auxquels
e lle fe raportoit , mais i l dut avoir auffx
diftingué Cette relation des autres relations op p o -
fées ; par exemple , de la relation d’infé riorité
défignee par le mot au dejfous , de la relation de*
ju x ta p ojition exprimée par un autre mot Sec»
I l a dû par conféquent concevoir ce mot comme
exprimant une forte ou une efpèce particulière de
relation diftinguée de toutes les autres : ce qui n’a,
pu fe faire encore fans un effort confîdérable de
Comparaifon & de généralifation.
Quelque grandes qu’ayent donc été les difficultés
qu’on a dû rencontrer dans la première invention
des adjectifs , i l a dû s’en préfenter tout autant
& même davantage dans la formation des prépofitions.
S i , en donnant aux fubftantifs des inflexions
variées qui exprimoient des qualités, les premiers
inventeurs du langage ont pu fe paffer quelque
temps d’adje&ifs ; i l eft aifé de croire que , puifque
les prépoficions font fi difficiles à inventer , ils ont
dû avoir recours encore aux terminaifons différentes
des noms fubftantifs , pour énoncer lès raports
abftraits qu’on a rendus enfuite par des prépofitions.
Les différents cas des noms fubftantifs, dans
les anciennes La n gue s , nous offrent précifémènt
l ’expédient ou l ’invention dont nous parlons. L e
génitif & le d a tif, dans le grec & dans le la t in ,
tiennent évidemment la place de deux prépofitions.
Ces cas, par un changement dans les noms fubftantifs
, expriment la relation qui fubfifte entre ce qui
eft exprimé par le nom fubftantif, & ce qui l ’eft
dans la phrafe par quelque autre mot. Dans ces
expreflions , par exemple , fr u c lu s arboris , le
f r u it de Varbre ; fa ce r h e r culi, confacré à hercule
; le changement fait dans les termes corrélatifs ,
arbor & hercules exprime les mêmes relations qui
font defignées en françois par les prépofitions de de à.
Une relation exprimée de cette manière n’a
exigé aucun effort d’abftra&ion. E lle n’eft point ici
défignée par un mot particulier qui dénote une
~ relation de rien de plus qu’une relation , mais feulement
par un changement ou une inflexion dans le
terme corrélatif. E lle eft fondue, pour ainfi dire,
dans l ’objet corrélatif ; elle en eft une partie : an
lieu que la prépofîtion la détache & en fait une
idée abftraite féparée.
Une relation exprimée de cette manière ne demandoit
aucun effort de généralifation. Les mots
arboris de herculi , renfermant dans leur fignifîca-
tion la même relation qui eft exprimée en françois
par les prépofitions de de à , ne font pa s, comme
ces prépofitions, des termes généraux dont oh peut
fe fervir pour exprimer la même relation entre
quelque autre objet que ce foit.
I l n’a fallu non plus pour cela aucun effort de comparaifon.
Le s mots arboris de herculi ne font pas
des termes généraux créés pour défigner une efpece
* H il h