
l ’erreur ou m’a jeté l'habitude cïe ma langue ; &
qui! y a cependant dans le françois même, comme
le remarque l ’auteur de l ’jEjfai fu r Vorigine des
connoijfances humaines , des conftruétions qui
auroient pu faire éviter cette erreur , puifque le
nominatif y eft beaucoup mieux après le verbe,
comme dans Darius que vainquit Alexandre.
On peut prétendre fans doute tout ce que l ’on
voudra, fi l ’on perd de vue les raifons que j’ai
déjà alléguées, pour faire connoître l ’ordre vraiment
naturel, qui eft le fondement de toutes les
iyntaxes. Cet > oubli volontaire ne m’oblige point'
a y revenir encore ; mais je m’arrêterai quelques
moments fur la dernière obfervation de M. l’abbé
de Condillac , & fur l ’exemple qu’i l cite. Oui ,
notre Syntaxe aime mieux que l ’on dife , Darius
que vainquit Alexandre , que fi l ’on difoit, D a-
nus qiiAlexandre vainquit ,* & c’eft pour fe
conformer mieux à l ’indication de la nature , en
obfervant la liaifon la plus immédiate : car que
eft le complément de vainquit, & ce verbe a pour
fujet Alexandre. Endifant, Darius que vainquit
Alexandre y ü l ’on s’écarte de l ’ordre naturel,
c eft par une fimple Inverfion,* & en difknt, Darius
qu'Alexandre vainquit, i l y auroit Inver-
Jion & fÿnchiie tout à la fois. Notre langue , qui
fait fon capital de la clarté de l’énonciation, a
donc du préférer celui des deux arrangements où
i l y a le moins de défordre : mais celui même
qu’elle adopte eft contre nature, & fe trouve dans
le .cas de Y Inver fion, puifque le complément que
jirecede le verbe qui l’exige, c’eft a dire , que
1 effet précède la caufov; c’eft pour cela qu’il eft
décliné, contre l ’ordinaire des autres mots dé la
langue.
C e mot eft conjonétif par fa nature, & tout
ino£ 5°? '^e.rt à lie r doit être entre les deux parties
dont^U- indique la liaifon ; c’eft une lo i dont on
ne s écarté p a s , ou dont on ne s’écarte que bien
peu , même dans- les langues tranfpofîtives. Quand
le mot conjonétif eft en même temps fujet de la
propofirion incidente qu’i l joint avec l ’antécédent,
i l prend la première p la c e , & e lle lu i convient
a toutes fortes de titres ; alors i l garde fa termi-
naifon primitive & direéfe qui. Si ce mot eft complément
du verbe , l a première place ne lui convient
plus qu’à raifon de fa vertu conjonctive j &
ç eft à ce titre qu’ i l l a garde : mais comme complément
, i l eft déplace; & pour éviter l ’équivoque
, on lu i a donné une rerminaifbn que , q u i, en
indiquant cette fécondé efpèce de fervice, certifie
en^ même temps le déplacement, de la même manière
précifément que les cas des grecs & des la tins.
A in f i , ce qu on allègue ici pour montrer la
nature dans la phrafe françoifè , ne fort qu’a y
enattefter le renverfoment : & i l ne faut pas croire,
comme l ’infinue M. Batteux \ tom. i y , p. 338'. Y,
que nous ayons introduit cet accufatif terminé7
pour revenir à l ’ordre des latins ; mais forcés \
comme les latins & comme toutes Jes nations ». à
placer ce mot conjonétif à la tête de la proportion
incidence, lors même qu’i l eft complément;
du verbe , nous n’aurions pu nous difpenfer de lui
donner un accufatif terminé, fans compromettre la
clarté de l ’énonciation, qui eft l ’objet principal de
la Parole & l ’objet unique de la Grammaire.
A u refte, ce n’eft rien moins que gratuitement
que je foppofe que Cicéron a penfé comme nous
fur l ’ordre naturel de l ’Élocution. Outre les raifons
dont la Philofophie étaie ce fontiment, Se
que Cicéron pouvoit apercevoir autant qu’aucun
philofophe moderne 3 des grammairiens de profef«
fion, dont le latin étoit la langue naturelle , s’expliquent
comme nous fur cette matière : leur doctrine
, qu’aucun d’eux n’a donnée comme nouvelle»
étoit fans doute la doétiine traditionnelle de tous les
littérateurs latins.
S. Ifîdore de S é v ille , qui vivoit au commencement
du feptième fièc le , raporte ces vers de V irg ile
(Æ n . II. 348.) :
. . . . Juvenes, fortiffima , frufirà
P éclora ,fi vobls, audentem extrema, cupido efi
Certa fequi ; .(- quee f i t rebus foituna. videtis
ExceJJêre omnes /aditis arij'que relictis y
D i quibus imperium hoc fieterat ) j fuccurritis urbi
Incenfce : moriamur, & in media arma ruamus.
L ’arrangement des mots dans ces vers paroît obfo
cur à Ifîdore j. conjufa fiant verba , cë font fes
termes. Que fait-il ? ri range les mêmes mots félon
l ’ordre que j’appelle analytique : ordo ta lis e jl c
comme s’i l difoit, i l y a Inverfion dans ces v e r s i
mais voici la conftruétion : Juvenes, fortiffima
pecîora , fru firà fuccurritis urbi incenfce , quia
exçejfêre d i i , quibus hoc imperium fieterat : jtnaé
f i vobis cupido certa e jl feq u i me audentem e x -
trema , ruamus in media arma & moriamur.,».
( Ifid. orig. lib. l , cap. 3.6 ). Que l ’ intégrité da
texte ne foit pas confervée dans cette conftruétion,
& que l ’ordre analytique n’y foit pas fuivi en
toute rigueur ; c’eft dans ce favant évêque un défaut
d’attention ou d’exaélitude, qui n infirme en-
rien l ’argument que je tire de fon procédé ; i l
fiifEt qu’i l paroifle chercher cet ordre analytique.
O n verra , au mot Méthode , quelle doit être
exaétement la conftruétion analytique de ce texte.
I l avoit probablement un modèle qu’i l femble
avoir copié en cet endroit; je parle de Servius ,
dont les Commentaires fur V irg ile , font fi fort
eftimés -, & qui vivoit dant le fixième fièc le, fouis
l ’empire de Conftantin & de Confiance. V o ic i
comme i l s’explique fur le même endroit de V ir g
ile : Ordo ta lis e jl : Juvenes , fortiffima pec-
rom , frufiràJ'uccurritis urbi incenfce, quia e x -
eejferunt omnes dii. XJnde f i vobis cupido certa
e jl me feq u i audentem extrema , moriamur &
in media arma ruamus. Servius ajoute un peu
plus bas», au fujjet de ces. derniers mots,, î/V«po^o'lqs^
nam ante eft in arma ruere , & f ie mon ; Sc
S. Ifidote a fait ufage de cette remarque dans fa
conftruâdon, ruamus in media arma & moriamur.
L ’un & l ’autre n’ont inlîlté que fur ce qui
marque dans le-tota l de la phrafe , parce-que cela
fuffiïoit aux vues de l ’un & de l'autre, comme i l fuffit
aux miennes. -
L e même Séîvius fait la conftruétion de quantité
d’autres endroits de V ir g ile ; & il'n ’y manque pas,
dès que la clarté l ’exige. Par exemple , fur ce
vers ( Æ n . I. 113*) .*
Saxavocant Itali mediis quee in fluclibus aras ;
voici comme i l s’explique : Ordo e j l : Quee ja x a
latentia in mediis f lu c lib u s , Itali^ aras vocant,
011 l ’on voit encore les traces de 1 ordre analyti
que. v ç-fj ' ; / \ ' j ' <v - v
D o n a t, ce fameux grammairien du fixieme fie-
cle , qui fut l ’un des maîtres de S. Jérôme , obferve
aufli la même pratique à l ’égard des. vers de Té-
rence , quand la conftrudion.efr un peu embarraffée :
ordo e f t , dit-il; & i l difpofe les mots félon l ’ordre
analytique. . / '
Prifçien , qui vivoit au commencement du fixième
fiècle , a . fait fiir la Grammaire un ouvrage bien
foc à la vérité , mais d’où l ’on peut tirer des
lumières, & furtout. des preuves bien affurees de
la façon de penfer des latins fur la conftruétion de
leur langue. Deux livres de fon ouvrage , le x v n e
& le x v m e , roulent uniquement fur cet objet, &
font intitulés, D e çonjlruclione, fiv e de ordina-
tione partïum ’o rationis. C e que nous avons vu
jufqu’ici défigné par le mot ordo , i l l’appelle
encore j lr u c lu ta , ordinatio , conjunclio J'equen-
tium : deux mots d’une énergie admirable, pour
exprimer tout ce que comporte l ’ordre, analytique
qui règle toutes les fyntaxes ; i ° . la liaifon immédiate
des idées & des mots, telle q u e lle a été
obforvée plus-haut, conjunclio ; z ° . la fucceffion de
ces idées liées, fequentium.
Outre ces deux liv res, que l ’on peut appeler
dogmatiques , i l a mis à la fuite un ouvrage particulier,
qui eft comme la pratique de ce qu’i l a
enfeigné auparavant ; c’eft ce qu’on appelle, encore
àujourdhui les parties & la conftruétion de chaque
premier vers des douze livres- de l ’Enéide, conformément
au titre même , P r ifc ia n i grammatici
partitiones verfuum xij Æ n e id o s principalium. 11 eft par demandes & par réponfes. O n lit d’abord
le premier vers du premier liv re , A rm a virumque
cano , &c;enfuite, après quelques autres queftions,
le difciple demande à fon maître, en quel cas eft
arma; car i l peut être regardé, d i t - il, ou comme
étant.au nominatif p lu r ie l, ou bien comme étant
à l ’accufatif. L e maître répond qu’en ces occurrences,
i l faut changer le mot qui a une terminaifon éq u i- ,
voque , en un autre dont la définence indique le
cas d’une manière précife & déterminée ; qu’i l n’y
a d’ailleurs qu’à faire la confiruétion , & qu’elle
lui fera connoître que arma eft à l ’accufatif3 Hoc
certunt e jl y dit Prifçien , à jlnicturâ , id ejl y
ordinatiotie & conjun&ione fequentium : i l décide
encore le cas de arma par comparaifon avec celui
de virum , qui eft inconteftablement à l ’accufatif ;
manifejlabitur tibi cafus , ut in hoc loco cano
virum dixit ( Virgilius ). A in fi, félon Prifçien ,
cano virum eft une confiruétion naturelle , 6c
l ’ image de l ’ordre analytique, ordinatio , conjunclio
fequentium ; Prilcien jugeoit donc que V ir g
ile avoit. parlé furfum verjus » & que fon difc iple,
pour l ’entendre, devoir arranger les mots de manière
à parler direclè.
Écoutons Quintilien ; i l connoiffoit la même
doéfcrinë : a L ’Hyperbate , dit ce fage rhéteur, eft
» une tranfpofition de mots que Ja grâce du dif-
» cours demande fouvent. C ’eft avec jufte raifon
» que nous mettons cette figure au rang des prin-
» cipaux agréments du langage , car i l arrive très-
» fouvent que le difoours eft rude , dur, fans me-
» fure , fans harmonie , & que les oreilles font
» bleffées par des fons défagréablcs, lorfoue cha-
» que mot eft placé félon la fuite nécejfaire de
n J'on ordre & de fa génération ( c ’eft à dire ,
de la confiruétion & de la Syntaxe). » I l faut donc
» alors tranfporter les mots , placer les uns ap rès,
» & mettre les autres devant , chacun dans le lieu
» le plus convenable ; de même qu’on en agit à
» l ’égard des pierres les plus groffières dans la
» cofiftruétion d’un édifice : car nous ne pouvons
» pas corriger les mots , ni leur donner plus de
» grâce ou plus d’aptitude à fe lier entre eux ; i l
» faut lés prendre comme nous les trouvons, & leS^
» placer avec choix. Rien ne peut rendre le diP
» cours nombreux, que le changement d’ordre fait
» avec difeernement ». Ye-®tp€arov quoque , id e j l,
verbï tranfgrejjionem , quamfréquenter ratio corn-
pofitionis & décor pofeit, non immerito inter
virtutes habemus ,* f it enim frequentiffimè afpera,
& dura y & dijfoluta , & hians oratio, f i ad ne-
ceflîcatem ordinis fu i verba redigantur, ut quodque
oritur, ita proximis . .. . alligetur. Dijferenda
igitur quee dam , & prcefumehda, atque , ut in
firucluris lapidum impolitiorum, Ipco quo convenu
quicque ponendum : non enim recidere ea ,
nec polire pojfumus, quee coagmentata femagis
j un gant ; fed Utendüm his , qualid fu n t , eli-
gendeeque Jedes. Nec ali ud pote fl fermonem fa *
cère numérofiim. , quam opportuna o r d i n i s
mut A t i o . ( Irift. orar. lib. v n i , cap. vj y'de
Tropis. )
Q u el autre feus peut-on donner au neceffitatem
ordinis fu i y finorti’urdre de la fucceffion des idées?
Que peut fignifîer ut quodque oritur , ita proximis .
alligetur y fi ce n’eft la liaifon immédiate qui fe
trouve entre deux idées que l’Analyfo envifage
comme confécutives, & entre les mors qui les expriment
? Ordinis mütatïo , c’ eft donc I Inverfion
y le renverfement de l ’ofdre fucceffif des idées,
ou l ’interruption de la liaifon immédiate entre'
deux idées confécutives. Cette explication me paroît