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où 1*on l'oit reçu à fe jouer de l'impatience de Tes lecteurs.
L'art de ménager l ’attention fans l ’épuifer, con-
lifte à rendre intéreffant & comme inévitable l ’obstacle
qui s’oppofe à l ’éclairciffement, & de paroître
foi-même partager l ’impatience que l ’on caufe. On
emploie quelquefois un incident nouveau pour fui?
pendre & différer l’ éclairciffement ; mai? qu’on
prenne garde à ne pas laiffer voir qu’i l eft amené
tout exprès , & Surtout à ne pas employer plus
d’une fois le même artifice. L e fpe&ateur veut bien
qu’on le trompe, mais i l ne veut pas s’en apercevoir.
Larufe eft permife en Poéiîe, comme l ’étoit
l e larcin à Lacédémone ; mais on punit les maladroits.
I l n’y a que les faits Surnaturels dont le poète.
Soit difpenfé de rendre raifon en les racontant.
OEdipe eft deftiné , dès fa naiffance, à tuer Son
père & à époufer fa 'm è re ; Calcas demande qu’on
immole Iphigénie Sur l ’autel de Diane.: qu’a fait
OEdipe , qu’a fait Iphigénie , pour mériter un pareil
fort? T e lle eft la lo i de la deftinée, te lle eft la
volonté du C ie l : le poète n’a pas autre çhofe à
répondre. I l faut avouer que ces traditions populaires*
fi choquantes pour la raifon, étoient commodes
pour la Poéfie.
Les poètes anciens n’ont pas toujours dédaigné
de motiver la volonté des dieux ; & le merveilleux
eft bien plus fatisfaifant lorfqu’i l eft fondé ,
comme dans l ’Enéide le reffentiment de Junon
contre les troyens, & la colère d’Apollon contre
le s grecs dans1 l ’Iliade. Mais pour motiver la conduite
des dieux -, i l faut une raifon plaufîble ; i l
vaut mieux n’en donner aucune que d’en alléguer
de ipauvaifes. Dans l ’Ênéide, par e x emple, les
vaiffeaux d’Enée » au moment qu’on va les b rûler,
font changés en nymphes ; pourquoi ? parce qu’ils
font faits dés bois du mont Ida | eonfacré à Cy-
b èle. M a is , comme un Critique l ’obferve, plusieurs
de ces vaiffeaux n’en ont pas moins péri fur les
mers *, & ce qui ne les a pas garantis des eaux, ne
devoit pas les garantir des flammes.
C e que je viens de dire de la clarté , contribue
auffi à fa vraisemblance. U n fait n’eft incroyable
qu e parce qu’on y voit de l ’incompatibilité dans
le s circonftances, pu de l ’impoffibilité dans l ’exécution.
O r , en ^expliquant, tout fe con c ilie , tout
s’arrange , tont fe rapproche de la vérité. E t ia r n
i n c r e d i b i l e f o l è r t i a e f f i c i t foe p e c r e d ib i l e e j f e .
(S c a lig e r .) «Mais la crédulité eft une mère que
» fa propre fécondité étouffe tôt ou tard ». (B a y le .)
D ’un tiffu de faits poflibles le récit peut-être
incroyable , fi chacun d’eux eft fi rare , fi fîn-
guliç r , qu’i l n’y ai; jpas d’exemple dans la nature
d’un tel concours d évènements. I l peut arriver
une fois que la ftatue d’un homme tombe fùr fon
meurtrier & l ’écrafe , comme fit celle de Mytis ;
i l peut arriver qu’un anneau jeté dans la mer fe
Retrouve dans le ventre d’un poiffon, comme celui
i? Eeüuats ; pareil. ascWent sl»j{
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entouré de faits (impies & familiers, qui lui ecin*
muniquent 1 air de la vérité. C ’eft une idée lumi»
neufe d’Ariftote , que la croyance que l ’on donne à ua
fait fe réfléchit fur l ’autre , quand ils font liés
avec art. « Par une efpèce de paralcgifme qui
» nous eft naturel, nous concluons, d i t - i l , de ce
» qu une^ chofe eft véritable , que ce lle qui la fuit
» doit 1 etre ». Cette remarque importante prouve
combien, dans le récit du merveilleux , i l eft effen-
c ie l d’entremêler des circonftances communes.
• .C eu x ,<ïui demanderoient qu’un Poème fut une
fuite d évènements inouïs, n’ont pas les premières
notions de 1 art : ce qu’ils défirent dans un Poème ,
eft le vice des anciens romans. Pour me perfuader
que les héros qu’on me préfente ont fait réellement
des prodiges dont je n’ai jamais vu d’exemples
, i l faut qu’ils faffent des chofes qui tous les
jours fe paffent fous mes ieux. I l eft vrai que, parmi
les détails de la vie commune , l ’on doit choifir
avec goût ceux qui ont le p lu s , de nobleffe dans
leur naïveté , ceux dont la1 peinture a le plus de
charmes ; & en cela les moeurs anciennes étoient
plus favorables à la Poéfie que les nôtres. Les
devoirs de l ’hofpitalité, les cérémonies religieufes,
donnoient un air vénérable à des ufages domefti-
ques qui n’ont plus rien de , touchant, parmi
nous. Que les grecs mangent avant le combat ;
leurs facrifices , leurs libations , leurs voeux ,
l ’ufage de chanter à table les louanges des
dieux ou des héros, rendent ce repas augufte. Que
Henri I V aie pris & fait prendre à fes foldats
quelque nourriture avant la bataille d’Iv ry, c’eft
un tableau peu favorable à peindre. I l y a donc
de l ’avantage â prendre fes fujets dans les temps
éloignés , ou , ce qui revient au même , dans les
pays lointains. Mais dans nos moeurs on peut
trouver encore des chofes naïves & familières , qui
ne laiffent pas d’avoir de la nobleffe & de la
beauté. Eh pourquoi ne peindroit-on pas aujourdhui
les adieux d’un guerrier qui fe fépare de fa femme
& 4e fon fils , avec cette ingénuité naturelle qui
rend fi touchants les adieux d’He&or ? Homere
trouveroit parmi nous la nature encore bien féconde
, & fauroit bien nous y ramener. L e poète
eft fi fort à fon aife lorfqu’i l fait des hommes de
fes héros ! Pourquoi donc ne pas s’attacher à cette
nature fimple & charmante , lorfqu’une fois on
l ’a làifie ? P ourquoi du moins ne pas fe relâcher
plus fouvent de cette dignité faétice , où l ’on tient
les perfonnages en attitude Sc comme à la gêne ?
L e dirai-je ? L e défaut dominant de notre Poéfie
héroïque , c’eft la roideur. Je la voudrois fouple
comme la ta ille des Grâces. Je ne demande pas
que le p l a i f a n t s’y joigne au fublime ; mais je
fuis perfùadé quon ne fauroit trop y mêler le familier
noble , Sc que c’eft: furtout de ces relâches que
dépend l ’air de vérité.
L a troifième qualité de la N a r r a t i o n , c’ eft l ’a-
propos. Toutes les fois que des perfonnages qui
£ü fcèue p l ’jui i^conte & les auires écoutent»
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tseux-ci doivent être difpofés à l ’attention & au
filence , Sc celu i-là doit avoir eu quelques raifons
de prendre , pour le récit dans leque l i l s’en gage,
ce lieu , ce moment, ces perfonnes mêmes. S ’i l
étoit vrai que Cinna rendît compte à Émilie , dans
l ’appartement cTAugufte , de ce qui vient de fe
pafler dans l ’affemblée des conjurés; la perfonne
Sc le temps feroient convenables, mais le lieu ne
le feroit pas'. Théramène raconte â Théfée tout
l e détail de la mort d’Hyppolite : la perfonne &
le lieu font bien choifis ; mais ce n’eft point dans
le premier accès de fa douleur, qu’un père , qui
fe reproche la mort de fon f ils , peut entendre la
defeription du prodige qui l ’acaufée. Les récits dans
lefquels s’engagent les héros d’Homère fur le champ
■ de bataille, ftmPdéplacés à tous égards.
Une règle sûre pour éprouver fi le 'récit vient
à propos , p’eft de fe confulter foi-même , de fe
demander: « S ij’ étois à la p lace de celui qui l ’écoute ,
» l ’écouterois-je ? L e ferôis-je à la place de celui
» qui le fait / Eft - ce lâ même & dans ce même
» inftant , que ma fituation , mon caractère , mes
» fentiments ou mes deffeins me détermineroïènt à
» le faire ? » Gela tient à une qualité de la N a r r a t
io n plus effencielle que l ’apropos : c’eft de l ’intérêt
<jue je parle.
L a N a r r a t i o n purement épique, c’eft à dire ,
du poète à; nous , n’a befoin d’être intéreffante que
pour nous-mêmes. Qu elle réuniffe à notre égard
l ’agrément & l ’utilité , l ’objet du poète eft rempli : I elle peut même fe paffér d’inftruire , pourvu qu’elle
attache. E g l i è d e f id e r a to p e r f e J i e f o ( dit le
T a ffe , en parlant du plaifir ) e V a l t r e c o f e p e r
l u i f o n o d e f id e r a t e . O r le plaifir qu’elle peut caufer
eft celui de l ’e fp rit, de l ’imagination, ou du fendaient.
Plaifir de l ’efprit, lorfqu’elle eft une fource de
réflexions ou de lumières : c’ eft l ’intérêt que nous
éprouvons â la le&ufe de Tacite. I l fuffit à l ’Hif-
toire : i l ne fuffit pas à la Poéfie ; mais i l en fait le
plus folide p r ix , & c’eft par là qu’elle plaît aux
ïages,;
Plaifir de l ’imagination, lorfqu’on préfente aux
ieux de l ’âme le tableau de la nature : c’eft' là ce
<^ui diftingue la N a r r a t i o n du poète de ce lle de
lhiftorien. L e foin de la varier & de l ’enrichir,
fait qu’on y mêle fouvent des deferiptions épifo-
diques; mais l ’art de les enlacer dans le tiffu de
la N a r r a t i o n , de les placer dans les repos , de
leur donner une jufte étendue, de les faire défirer
ou comme délaffements ou comme détails curieux;
cet art , dis-je , n’eft pas facile.
Omniafpontefuâ ventant, lateatque vagandi
D.ulcis amor. \ Vida,
i*. e t . attrait même .de la nouveauté , ce plaifir de
1 imagination, s’i l étoit fe u l , feroit foible & bientôt
.'Vuipide : l ’âme ne. fauroit s’attacher à ce qui ne
G r a m m , E T E iT T É jR A T , Tqme I L
r é c la i r e ni ne l ’ém e o t; & du m o in s , fi on la la i f fe
froide , ne fau t -il pas l a la if fe r v ide .
Plaifir du fentiment, lorfqu’une peinture fidèle
& touchante exerce en nous cette faculté de l ’âme
par les vives impreffions de la douleur ou de la
jo ie ; qu’e lle nous émeut, nous attendrit , nous
inquiète & nous étonne , nous épouvante , nous
afflige & nous confole tour à tour ; enfin qu’e lle
nous fait goûter la fatisfaclion de nous trouver fen-
fibles , le plus délicat de tous les plaifirs.
D e ces trois intérêts , le plus v if eft évidemment
celui-ci. L e fentiment fupplée à tou t, & rien
ne fupplée au fentiment ; feul i l fe fuffit à lui-même,
Sc aucune autre beauté ne fe foutient s’i l ne l ’anime.
V o y e z ces récits qui fe perpétuent d’âge en â g e ,
ces traits dont on eft fi avide dès l ’enfance, Sc
qu’on aime à fe rappeler encore dans l ’âge le plus
avancé ; ils font tous pris dans le fentiment. Mais
c’eft du concours de ces trois moyens de captiver
les efprits , que réfulte l ’attrait invincible de la
N a r r a t i o n Sc la plénitude de l ’intérêt. C ’eft donc
fous ces trois points de vue que le poète , avant
de s’engager dans ce travail, doit en confidérer la
matière, pour en mieux preffentir l ’effet. J1 ju g e ra,
par la nature du fond', de fa ftérilité ou de fon
abondance ; & gliffant fur les endroits qui ne peuvent
rien produire, i l réfervera les forces du génie
pour femer en un champ fécond. H oe c . t u tu m nar-
rabis p a r c è , tu m d i f p o n e s aptè% Seal.
Je n’ai cpnfidéré jufqu’ici l ’intérêt que du poète
au leéieur , & te l qu’i l eft même dans l ’Épopée.;
mais dans le Poème dramatique i l eft relatif encore
aux perfonnages qui font en fçène , & c’ eft par eux
qu’i l doit "commencer. Qu ’importe, d i r e z - v o u s ,
qu’un autre que moi s’ intéreffe au récit que j’entends
? I l importe beaucoup , & on va le voir. Je
conviens q u e , fi le fpeétateur eft intéreffé, l ’objet
du poète eft rempli ; mais l ’intérêt dépend de T il-
lufion , & ce lle - ci de la vraifemblance : or i l
n’ eft pas vraifemblabîe que deux afteurs fur la
’fcène s’occupent, l ’un à dire, l ’autre à écouter ce
qui n’intérèffe ni l ’un ni l ’autre. D e plus1, l ’intérêt
du fpeétateur n’eft que celui des perfonnages ;
& félon que ce qu’i l entend les affeéte plus ou moins,
l ’impreffion réfléchie qu’i l en reçoit eft'plus profonde
ou plus légère.
Les faits contenus dans l ’expofition .de Rodo-
gune ne manquent ni d’importance ni de pathétique
; mais des deux perfonnages qui font en fcène,
l ’un raconte froidement, l ’autre écoute plus froidement
encore , Sc le fpeélateur s’en reffent.
L ’intérêt perfonne! de celùi qui raconte , eft ua
befoin de co n fe il, de fecours, de confolation , de
foulagement ; l ’intérêt qui lui vient du dehors, eft
mi mouvement d’affection ou de haîne pour celui
dont la fortune ou la vie eft en péril ou comme
en fufpens. L ’intérêt perfonnel de celui qui écoute,
eft tranquile ou paffionné , de curiofité ou d’in-
quiétude; & l ’une & l ’autre eft d’autant plus vive^
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