
des chofes humaines,. & fe trouve par là obligé
d’en exclure un des plus beaux morceaux de V ie-
yg ile : N e p oeta V irg ilio defcrivendoci i cofiumi ,
f le leg g î >■ e f f guerre. delV api. Mais bientôt
i l .franchit les limbes qu’i l vient de prefcrire à la
P o é fie , & lu i donne pour objet la nature entière.
V o ilà donc les Géorgiques de V irg ile rétablies
au rang des Poèmes. Et le moyen de leur refulèr
ce titre., quand même elles feroient réduites aux
préceptes les plus fîmples , & n’y eût - i l que la
manière dont cespréceptes y font tracés? Que Viro-ile
prefcrive de laiffer fécher au fo le il les herbes que le
lo c déracine,
Pulverulenta coquat maturis folibus ce fias ;
d’enlever le chaume après la moiffon,
Sujiuleris fragiles ealamos filvamque fonantem J
de le brûler dans le champ même
■ Atque leyem Jlipulam crepitantibus urere flammis ±
de frire paître le s bleds en herbe , s’ils pouffent avec
trop de vigueur,
Luxuriem fegetum tenerâ- depafcit in hevba.
Q u e l coloris I quelle harmonie 1 V o ilà cette Foéfîe
de f t y l e , cette Invention de d é ta il, qui feule
mériteroit aux Géorgiques le nom de Poème inimitable
: & fî Caftelvetro demande à quel titre ;
je répondrai, parce que tout s’y peint ; & fi ce
n’ eft point affez des images détachées, je lui rappellerai
ces defcriptions fi belles du printemps ,
de la vie ruftique , des amours des animaux , 8c c ,
tableaux peints d’après la nature. Toute fois n’allons
pas jufqu’à prétendre que la Poéiîe de ftyle , qui
fait le mérite effenciel du poème dida&ique, Téiève
feule au rang des poèmes ou l ’ Invention domine.
I l y a plus de génie dansl’épifode d’Orphée , que
dans tout le refte du poème des Géorgiques'5 plus
de génie dans une fcène de Br rtanniçus, du M ifa n -
thrope, ou de Rodogune , que dans tout Y A r t poétique
de Boileau.
Le s divers fens qu’on attache au mot d?Invention
font quelque fois fi oppofés , que ce qui mérite
à peine le nom de Poème aux ieux de l ’un , eft
un poème par excellence au gré de l ’autre. D ’un
c ô t é , l ’on refile à la Comédie le génie poétique,
parce q u e lle imite des chofes familières, & qui
. le paffent au milieu de nous. D e l ’autre, on lui
attribue l a g loire d’être plus inventive que l ’Épopée
elle-même. Tantum abefi ut Comedia poema non
f i t , ut penè omnium & primum & verum e x if -
timem. In eo enim f i S a omnia & materia quæ-
f i ta tota ( Seal. )• A in fî, chacun donne dans l ’excès.
Je luis bien pqrluadé qu’i l n’y a pas moins de
mérite à. former dans la ptpfée les: caractères du
Mifanthrope Sé d u ‘ Tartuffe , qu’a imaginer ceux
d G l y f f e d ’A ch ille ,& de Neftor ; mais pour cela
Moliere elt-il plus vraiment poète qu’Homère ?
Que le fujet foit pris dans l ’ordre des faits ou
des poflibles, près de nous ou loin de nous, cela
elt égal quant à Y in v e n t io n . mais ce qui né l ’eft
pas , c eft que le fonds en foit heureux & riche :
de la dépend^ la facilité’ , l ’agrément du tra v a il, le
courage & 1 émulation du p o e te , & fouvent le fuccès
du poe me.
l ie f t polfible que l ’Hiftoire, la F ab le , la fociété
vous préfeiitent un tableau difpofé à fouhait ; mais
les exemples en font bien rares. L e fujet le plus
favorable eft toujours foible & d é f e c tu e u x par quelque
endroit. I l ne faut pas fe laiffer décourager
ailement par la difficulté de fuppléer à ce qui lui
manque ; mais au f ît ne faut-il pas fe livrer avec
trop dé confiance à l'a féduCtion d’un côté brillant.
U n poeme eft une machine dans laquelle tout
doit eire combine pour produire un mouvement
commun. L e morceau le mieux travaillé n’a de
valeur qu autant qu’i l eft une pièce effencielle de
la machine , & qu i l y remplit exactement fa place
& la aeltination. C e n’ eft donc jamais la beauté
de te lle ou te lle partie qui doit déterminer le
choix du fujet. Dans l ’Ep op é e, dans la T rag éd ie ,
le mouvement que l ’on veut produire , c’eft une
p -n r - ^nterf.^anre, >' ^ dans fon cours répande
1 illufïon , 1 inquiétude , la lurprife , la terreur, &
la p itié. Les premiers mobiles d e l’a& ion , chez les.
gréé«?, ce font communément les- dieux & les def-
tins ÿ chez nous, les paffioris humaines : les roues
de la machine, ce font les caractères ; l ’intrigue
en eft 1 enchaînement & l ’effet qui réfulte de leur
jeu combine , c eft l ’illufîon , le pathétique , le
plaiiir, &1 utilité. O n dira la même chofe de la-
Comédie , en. mettant le ridicule à‘ la place du
pathétique- I l en eftainfide tous les genres de Poéfie,
relativement à leur^ caraélè-re & a la fin qu’ils,
le propofent. On n’a donc pas inventé un fujet -y
lorfquon a trouvé quelques pièces de cette mar>
chine , mais lorfquon-a le fyftême complet de fa
compofition & de les mouvements.
I l faut avoir éprouvé loi-même les difficultés de
cette première dilpofition, pour fentir combien
font frivoles & puérilement importunes ces règles
dont on étourdit l é s poètes, d inventer la fable
avant les perfonnages , & de g é n é r a l i f e r d’abord
fon aClion avant d-y attacher les circonftances particulières
des temps , des lie u x , & des per-fonnes.
I l eft certain- que , s’i l fe -pré-fente aux ieux du
poete une fable anonyme qui fo-it intéraflante, i l
cherchera dans 1 Hiftoire une place qui lui convienne
, & des noms auxquels l ’adapter ; mais
frllo it—il. abandonner le lu jet de Cinna , de Brutus,
de l a mort de C é fâ r , .parce qu’i l n’ y avoit à
changer n i les. noms, n i l ’époque , n i le lieu de
la fcène ? I l eft tout fimple que les fujets comiques
fe préfentent frns aucune circonftance particulière
de lieu , de temps ,. & de personne ; mais combien
de fujets héroïques ne viennent dans l ’efprit du
poète qu’à la le&ure de l ’Hiftoire? F au t- il, pour
les rendre dignes de la Poéfie , les dépouiller des cir-
eonfiances dont on les trouve accompagnes ? Je veux
croire , avec L e Boffu , qu’H om e re , comme L a
Fontaine , commença par inventer la moralité de
les poèmes , & puis l ’aé iion , & puis les perfonnages.
Mais fuppofons q ue , de fon temps , on fut
par tradition qu’au fiège de Troie les héros de
la Grèce s’étoient difputé une efclave, qu’ un fujet
fi vain les avoit divifés , que l ’armée en avoit fouf-
fert , & que leur réconciliation avoit feule empêche
leur ruine; fuppofons qu’Homère fe fut dit
a lui-même : V o ilà comme ' les peuples fo n t
p u n is des fo lie s des rois ,* i l f a u t fa ir e de cet
•exemple une leçon qui les étonne. Si c etoit amfi>
que lui fût venu lé deffein de 1 I liad e , Homere
en' feroit-il moins poète ? l ’Iliade en feroit - elle
moins un poème , parce que le fujet nauroit pas
été conçu par abftraéfcion & dénué de ces circonf-
tancës ? En vérité les arts de génie ont affez de
difficultés réelles , fans qu’on leur en faffe de chimériques.
I l faut prendre un fujet Comme i l fe
préfeute , & ne regarder qu’à l ’effet qu’i l eft capable
de produire. Intéreffer , plaire , inftruire ,
v o ilà *le comble de l ’art ; & rien de tout cela
n’exige que lé fujet foit inventé de te lle ou de telle
façon. -
I l y a pour le poète , comme,pour le peintre ,
des modèles qui ne varient point. Pour fe les, retracer
fidèlement , i l faut une imagination vive.,
& rien de plus : pour les peindre, i l fuffit de
favoir manier la langue , qui eft à la fois le pinceau
& la palette de la Poéfie. Mais i l - y a des
détails d’une nature mobile & changeante , dont
le modèle ne tient point en place : l ’artifte alors
eft obligé de peindre d’après le miroir de la penfée ;
& c’eft là qu’i i eft difficile de donner à l ’imitation
cet air de vérité qui nous: féduit & qui nous
enchante. Aufli la Peinture & la Sculpture préfe-
rent-elles la nature en repos à la nature en mouvement
, & cependant elles n’ont jamais qu’un
moment à faifîr & à rendre; au lieu que la Poéfie
doit pouvoir, fuivre la nature dans fes progrès les
plus infenfibles , dans fes mouvements „les plus rapides
, dans fes détours les plus fecrets. V ir g ile &
Racine avoient fupérieurement ce génie inventeur
des détails: Homère & Corneille poffédoient au
plus haut degré le génie inventeur de l ’enfemblc.
Mais un don plus rare que celui de 1 Invention ,
c’eft celui du choix. L a nature eft préfente à tous
. les hommes , & prefque la même à tous les ieux.
V o ir n’eft rien ; difeerner eft tout : & l’ avantage de
l ’homme fupérieur fur l ’homme médiocre, eft de
mieux faifîr ce qui lui convient.
L ’auteur du poème fur l ’art de peindre a fait
voir , que la b elle nature n’eft pas la même dans
' un Faune que dans un A p o llo n , & dans une Vénus
que dans une Diane. En effet , l ’idée du beau
individuel dans les arts varie fans ceffe , par la
raifon qu’elle n’eft point abfolue. & que tout ce
qui dépend des relations doit changer "comme elles.
Qu ’on demande à ceux qui ont voulu généralifer
l ’idée de, la belle nature: quels font les traits qui
conviennent à un bel arbre ? pourquoi le peintre
& le poète ' préfèrent le vieux chêne brifé par les
vents , brûlé, mutilé par la foudre , au jeune orme
dont les rameaux forment un fi riant ombrage ?
pourquoi l ’arbre déraciné, qui couvre la terre de fes
débris,
SpargenctÔ a terra, le fue fpoglie ecelfe,
Monjlrando al fo l' la fua fquallida Jlerpe ; Dante.
pourquoi cet arbre eft plus précieux au peintre &
au poète , que l ’arbre qui , dans fa vigueur, fait
l ’ornement d’une campagne ?
I l y a des choies qu’on eft las de voir , & dont
i ’imitàtion eft ufée : voilà celles qu’i l eft bon
d’éviter. Mais i l y a des chofes communes fur lef*
quelles nos efprits' n’ont jamais fait que voltiger
fans réflexion , dont le tableau fimple- & n a ïf peut
plaire , toucher, émouvoir. L e poète qui a fu
les tirer de la fo u le , les placer avec avantage
& lès peindre avec agrément , nous frit donc un
plaifir nouveau ; & pour nous caufer une douce
lurprife, ce v ra i, quoi qu’en ait dit Racine le f ils ,
n’a befoin d’auCun mélange de grandeur ni de merveilleux.
Lorfqu’un des bergers de Théocrite ôte
une épine du pied de fon compagnon , & lu i con-
feille de ne plus aller nu - pieds, ce tableau ne
nous fait aucun p la ifir , je l ’avoüe ; mais eft-ce à
, caufe de fa fimpiieité? non : c’eft qu’i l ne réveille
en nous aucune idée , aucun fentiment qui nous
plaife. L ’Idy lle de Gefiier , du un berger trouve
fon père endormi , n’a rien que de tres-fimple. ;
cependant elle nous plaît , parce q u e lle nous
attendrit. Ce n’ eft point une nature prife de lo in ,
c’eft la piété d’un fils pour un père ; & heureufe-
ment rien'n’eft plus commun. Lorfqu’un des bergers
de V irg ile dit à fon troupeau :
Ite > meee,felix quondampècus, ite Capellce }
Non ego vos pojlhàc, viridi projeclus in antrer,
Dumofâ pendere procùide rupe vidébo ;
ces vers , le plus parfait modèle du ftyle paftorai ,
nous font un plaifir fenfible r & cependant où eft
le merveilleux? c’eft le naturel le plus pur ; mais ce
naturel eft iméreffant, & la fimpiieité même en frit
le charme.
L e vrai fimple n’a donc pas toujours befoin d’être
relevé par dés circonftances qui l ’ennobliffent. Mais
en le luppofant , au moins faut-il favoir à quel
caractère les diftmguer pour les recueillir; & cette
-nature idéale eft un labyrinthe dont Socrate lu i
feul nous a donné le fil. « Penfez -vous, difoit-
» i l à Alcibiade , que ce qui eft bod ne foit pas
» beau ?! N ’avez-vous pas remarqué que ces qualités
» fe confondent?' L a vertu eft belle dans le' même
» fens qu’elle eft bonne . . L a beauté des corps