ceiifurent la marche pédeftre , & qui lui reprochent
fa monotonie, fa prérendue pauvreté , fes anomalies
perpétuelles , a pourtant des 'chef - d’oeuvres
dans prefque tous les genres. Quels tréfors que les
Mémoires de l ’Académie royale des Sciences , 3c
de c e lle des Infcriptions & Belles-Lettres ! & fi l ’on
jette un coup d’oe il fur les écrivains marqués de
notre nation , on y trouve des philofophes 3c des
géomètres du premier ordre , de grands métaphysiciens,
de fages & laborieux antiquaires , des ar-
tiftes habiles, des jarifconfultes-profonds, des poètes
qui ont illuftré les mules françoifes à l ’égal des
mufes grèques , des orateurs fublimes & pathétiques
, des politiques dont les vues honorent l ’humanité.
Si quelque autre Langue que la latine devient
jamais l ’idiome commun des «favants de l ’Eu rop e,
l a Langue françoife doit avoir l ’honneur de cette
préférence : e lle a déjà le fuffragç de toutes les
Cours , où'on la parle prefque comme à Verfailies;
le s ‘ rafles & les tartares viennent de conclure, d’écrire
, & de ligner en trois Langues un traité de
paix* en ruflien & en turc pour rlnftr.uétion refpec-
tive des deux peuples , & en françois, pour le notifier
à toute l ’Europe. L ’Académie de Berlin , frappée
de ce phénomène , vient de propofer un prix
pour en connoîtré les câufes ; & un françois, M. de
Rivaroles , a remporté, ce p r ix , doublement honorable
pour notre nation. ( M . B e a u z é e . )
( ^ Cdnfedérations fu r la première formation du
Langage & fu r ie génie divers des Langues com-
pofées & primitives ; par A d am Smith , pro-
fe jfeu r de Philofophie morale à Vuniverfité de
G la scoW ( i) .
L ’application des noms propres aux objets particuliers
, c’eft à dire, l ’inftitution des noms fubf-
tantifs, eft probablement le premier pas qui a dû
conduire à la • formation d une Langue; Deux
fauvages, qui n’auroient jamais apris à parler & qui
auraient toujours vécu loin de la fociété des hommes
, commenceroient naturellement à Ce former un
langage , en prononçant, chaque fois qu’ils voudraient
défigrièr certains objets , certains fons par
lefquels ils s’efforceroient de - le faire connbître
l ’un à l ’autre leurs befoins mutuels. Ils impoferoient
des noms particuliers aux objets feulement qui leur
font les plus familiers , & qu’ils ont occafion de
défigner plus fouvent : d la caverne qui les met à
l ’abri de l ’air , a l ’arbre qui leur donne un fruit pour
appaifer leur faim , a la fontaine qui leur offre de
l ’eau pour étancher leur fo if ; ces objets particuliers
feroient defignes d’abord par les mots de caverne,
arbre , fo n ta in e , ou autre appellation quelconque
q u ils croiroient propre à faire connoîtré ces objets.
Lorfqu’enfuite une- plus' longue expérience leur
auroit fait obferver d’autres cavernes , d’autres arbres,
(i) Ce moreau , qui n’ a jamais été traduit dans notre Langue
, nous a paru un des plus ingénieux & des plus philbfophi- |ue? qu’on, ajt. ésriïs fur l’opgijie des fatigues, ^b’iciïsya,;
3c d’autres fontaines ; & que , dans des cas dû’
néceffité ils feroient obligés d’en faire mention ;
ils ne manqueraient pas d’impofer naturellement, d
chacun de ces nouveaux objets , le même nom
qu’ils avoient donné d’abord d des objets femblables.
N u l de ces nouveaux objets ne porte ençorede nom
q u i 'lu i foit propre ; mais chacun d’eux reffemble
exaélément d un autre objet auquel on en a irn-
pofé un. I l étoit impolfible à ces fauvages de voir
ces nouveaux objets , fans fe reffouvenir, de ceux
qu’ils avoient connus & nommés auparavant : lo rs qu’ils
auront donc befoin de fe défigner l ’un d l’autre
quelqu’un de ces objets, ils prononceront naturellement
le nom de l ’ancien objet qui y reffemble, &
dont l ’idée ne manquera pas de fe préfenter d leur
mémoire de la manière la plus prompte & la plus
v iv e ; par conféquent ces mots, qui dans l ’origine
étoient des noms propres ou défignant des indi-:
vidus , deviendront tous infenfiblement des noms
communs ou défignant une multitude.
U n enfant qui commence a pa rler, nomme papa.
ou maman toutes, les perfonnes qu’i l voit habi-'
tuellement, 5c donne d l ’efpèce entière» les noms
dont i l a coutume de. défigner deux individus. J’ai
connu un payfan qui ne favoit pas le nom propre
de la riviere qui paffoit devant fa porte ; c’étoit
la riviere, difoit-il : i l ne lui avoit jamais entendu
donner d’autre nom. Jé crois qu’i l n’avoit jamais
vu d’autre riviere , & que fon expérience ne l ’avoit
pas conduit jufques la. I l eft donc évident que le
,nom général de rivière ne défignoit qu’un individu,
n’étoit qu’un nom propre, dans l ’idée de ce payfan.
Si l ’on eut mené cet homme voir une autre
rivière, n’auroit-il pas dit tout de fuite, V o ilà la
rivière ? Süppofons qu’i l y ait quelqu’un parmi
ceux qui habitent les bords de la Tamife , qui foit
affez ignorant pour ne pas connoîtré le mot général
rivière , & qu’i l ne fâche que le mot propre
Tamife ; ne dira-t-il pas fur le champ , V o ilà la
T am ife, fi on lui fait voir une autre rivière ? Dans
le fait , ceci n’eft pas plus extraordinaire que ce
qui arrive fouvent à ceux-mêmes qui connoiffent 1 acception du nom apellatif. Un anglois , en
décrivant urie rivière qu’i l aura vue dans des pays
étrangers , dira naturellement que c’eft une autre
Tamife. Lorfque les efpagnols abordèrent pour la
première fois aux côtes du Mexique , & qu’ils eurent
obfervé les richeffes , la population , & les villes
de cette belle contrée , fi fupérieure aux contrées
fauvages qu’ ils venoient de vifiter, ils s’écrièrent que
c’étoit une autre Efpagne ; de là cette nouvelle contrée
fut apelée la Nouvelle Efpagne ; & ce nom eft:
refté'depuis à. cet infortuné pays. Nous difons, dansle
même fens , d’un héros que c’eft un Alexandre ,
d’un orateur .que ç’eft un Cicéron , & d’un ph iio -
foph.e.que c’eft un Newton. Cette manière de parler,•
que .les grammairiens nomment A n t o n o n ia j i e , 8c
qui eft encore extrêmement en ufage quoiqu’e lle
ne foit plus du tout néceffftre., fait voir combien
les hommes font naturellement inclinés à donner à
un objet lç nom 4\iw ^utre objet qui Xvû j:effçn44ç 9
& à défigner ainfî un nombre ou une multitude par
des noms qui dans l ’origine n’exprimoient quun
individu.- v • .
C ’eft cette application des noms d’un individu ,
à un grand nombre d’objets, dont la reffemblance
rapelle naturellement l ’idée & le nom de cet individu
, qui paroît être la fource des1 différentes
elaffes de noms, que dans les écoles on apelie
genres ou efpèce s, & dont l ’ingénieux & éloquent
ftouffeau de Genève ( i) eft fi embarraffé d’indiquer
l ’origine. Ce qui conftitue les noms ap e lla tifs .,
ou noms de C la jfe , eft donc la. faculté de défigner
à la fois une multitude d’objets très-reffembiants
entre eux.
• Lorfqu’on eut ainfi rangé la plupart des objets
fous leurs elaffes propres , & % ’on les eut diftin-
gués par ces noms généraux ; i l n’étoit pas poffible
que la plus grande partie de ce nombre prefque
infini d’individus , renfermés fous la claffe ou l ’ef-
pèce qui leur étoit particulière , puffent avoir des
noms propres ou particuliers , diftinguès du nom
général de l ’efpèce. Ainfî , lorfqu’on avoit occafion
de défigner quelque objet particulier, on étoit foüvent
obligé de le diftinguer des- autres objets renfermés
fous le nbm générai, foit d’abord par fes qualités
propres, foit enfin par la'rélation particulière qu’i l
pouvoit avoir avec qùelque autre objet. D e là
l ’origine de deux autrés ordres de mots dont les
uns dévoient exprimer la qualité , les autres la
relation.
■ Les adjeéfifs font des mots qui expriment une
qualité confidérée comme proprè à un fujet parti-
.cuiier , ou , comme on s’exprime dans les é co le s,
confidérée in càncreto avec le fujet particulier auquel
on peut l ’apliquer. I l eft évident ' que ces
fortes de mots peuvent fervir à diftinguer des objets
particuliers , d’avec ceux qui font renfermés fous la
même apellation générale. Ces mots , par exemp
le , arbre verd, pourraient fervir à diftinguer un
arbre particulier & différent de ceux qui feroient
effeuillés ou defféchés.
Le s prépofitions font des termes qui expriment
la relation confidérée de la même manière , in
concreto , avec un objet corrélatif : ainfi , ces pré-
"pofîcions de , à , pour , avec , p a r , & c , défignent
quelque relation parmi les objets exprimés
p a r.le s mots entre lefquels les prépofitions font
placées, & dénotent que cette relation eft confédérée
in concreto avec l ’objet corrélatif. Ces fortes
de mots fervent à diftinguer des objets particuliers
d’avec les autres de la même efpèce , lorfque ces
objets particuliers ne peuvent être affez proprement
défignés par des qualités qui leur font propres.
Lorfque nous difons, par exemple , Varbre verd
de la p rairie , nous indiquons un arbre particulier,
non feulement par la qualité qui lui apartient, (i)
mais encore par la relation qu’i l a avec un autre
objet.
Comme ni la qualité ni la relation ne peuvent
exifter in ab jlra clo, i l eft naturel de fuppofer que
les mots qui les défignent, confidérés in concreto ,
manière dont nous les voyons toujours fubfifter,
ont dû être beaucoup plus tô.t inventés que les mots
qui ne les défignent qu’m- abjlraclo , manière dont
nous ne les voyons jamais exifter. On aura donc,
fuivant toute vraifemblance , inventé ces mots verd
-3c blanc lon g temps avant ceux-ci, verdure-3c blancheur
; 3c ces mots en haut 3c en bas , avant f u -
périoritê 3c infériorité. I l faut un plus .grand effort
d’abftraéfion pour inventer ces derniers mots, que
pour imaginer les premiers. I l eft donc probable
que les mots abftraits font d’une inftitution de beaucoup
poftérieure aux autres. -Aulïi leurs étymologies
montrent en général, que,, cela a dû arriver a infi,
puifque ces mots font généralement dérivés d’autres
mots pris dans le fens concret.
Mais quoique l ’invention des adjeélifs foit
beaucoup plus, naturelle que. celle des fubftanlifs ,
ou des abftraits leurs dérivés/cependant elle exige
encore un degré çonfîdérable d’abftraélion & une
grande attention à généralifer les objets. Ceux ,
par exemple , qui ont inventé les mots verd, bleu ,
rouge, & les autres noms des couleurs, doivent
avoir obfervé & comparé enfemble une .grande
quantité d’objets , & doivent avoir remarqué en quoi
iis diffèrent , en quoi ils fe reffemblent eu égard
à la qualité de la couleur , & doivent enfin les
avoir rangés dans leur efprit fous différentes elaffes
refpeétivèment à leurs reffemblances 3c à leurs
différences. L ’adjeéfif eft de fa nature un terme
g éné ral, ou , en quelque façon , un terme abftrai.t ,
3c préfuppofe infailliblement l ’idée d’une certaine
efpèce ou claffe d’objets auxquels i l eft également
apliquable , fans en excepter aucun. L e mot verd.
ne pourrait pas avoir été dans l ’origine le nom
d’un individu, ainfi que nous l ’avons fuppofé du
mot caverne , & êtr.e devenu dans la fuite , par
la figure que les grammairiens appellent A n to -
tonomajie, le nom de l ’efpèce. Ce. mot v e rd , défignant
, non pas le nom d’une fubftance , mais la
qualité d’une fubftance , doit avoir été dans les commencements
un terme général & regardé comme un
terme également aplicable à tout autre fubftance
revêtue de la même.qualité. Ce lu i qui défîgna lé
premier un objet particulier par cette epithète verdy
doit avoir, obfervé d’autres objets qui n’étofent pas
verds , & dont i l a prétendu le diftinguer par cette
dénomination. L ’ inftitution de cet adjeétif fùppofe
donc une comparaifon ; il fuppôfe également quelque
degré d’abftraétion. L ’homme -qui le premier inventa
cette apeilacion ,. doit avoir diftingué la qua.-
lité d’avec l ’objet auquel elle étoit propre , & avoir
conçu l ’objet comme pouvant fubfifter fans la qualité.
Ainfi , l ’invention des adjeéüfs , même le s
plus fimples, doit a^oir exigé plus de métaphyfique
que nous ne' penfoqs ; & 1 on (i) Origine de .l’inégalfté des conditions. a dû mettre en ufage