
on révolte la nation entière dont on p a r le , comme on
cabre un homme de mauvais Goût lorfquon veut le
ramener.
L e mieux eft donc d’attendre que le temps &
l ’exemple inftruifent une nation qui pèche par le
Goût. C ’eft ainfi que les efpagnois commencent à
réformer leur T héâ tre, & que les allemands effayent
d’en former un.
D u G o û t particulier d’une nation.
I l eft des beautés de tous les temps & de tous
les pays , mais i l eft auiïi des beautés locales.
L Eloquence doit être partout perfuafîve, la douleur
touchante , la colère, impétueufe, la fageflfe tran-
quile : mais les détails qui pourront plaire à un
citoyen de Londres, pourront ne faire aucun effet
luFun habitant de Paris ; les anglois tireront plus
heureufement leurs comparaifons , leurs métaphores,
de la marine , que ne feront des parifïens qui voient
rarement des vaiffeaux ; tout ce qui tiendra de près
a la liberté d’un anglois , à fes droits, à fes ufages,
fera plusd’impreflion fur lu i que fur un françois.
L a température du climat introduira dans un pays
froid & humide un Goût d’archite&ure, d’ameublements,
de vêtements, qui fera fort bon, & qu i ne pourra
être reçu à Rome, en Sicile.
Théocrite & V irg ile ont du vanter l ’ombrage &
la fraîcheur des eaux dans leurs églogues. Thompfon,
dans la defcription des Saifons, aura dû faire des def-
criptions toutes contraires.
Une nation éc la irée, mais peu fociable , n’aura
point les mêmes ridicules qu’une nation auffi fpi-
rituelle , mais livrée à la fociété jufqu’â l ’indifcré-
tion : & ces deux peuples confëquemment n’auront
pas la même efpèce de Comédie.
L a P o é fîe fera différente chez le p euple qui renferme
les femmes, & chez celui qui leur accorde une
liberté fans bornes.
Mais i l fera toujours vrai de dire que V irg ile
a mieux peint fes tableaux que Thompfon n’a
peint les fiens, & qu’ i l y a eu plus de Goût fur
les bords du Tibre que fur ceux de la Tamife ; que
les fcènes naturelles du P a jlo r fid o font incomparablement
fupérieures aux bergeries de Racan;
que Racine & Molière font des hommes divins z
l ’égard des auteurs des autres Théâtres.
D u G o û t d e s c o s n o i s s e ü r s .
En g en e ra l, le Goût fin & sûr confifte dans le
fentiment prompt d’une beauté parmi des défauts , 8c
d’un défaut parmi des beautés.
L e gourmet eft celui qui difcernera le mélange de
deux vins, qui fentira ce qui domine dans un mets ,
tandis que les autres convives n’auront qu’un fentiment
confus & égaré.
N e fe trompe-t-on pas quand on ' dit que c’ eft
un malheur d’avoir le Goût trop délicat, d’ être trop
connoiffeur? qu’alors on eft trop choqué des défauts
& trop infenfible aux beautés ? qu’enfin on perd, à
être trop difficile.? N’ eft - i l pas vrai au contraire
qu’i l n’y a véritablement de plaifir que pour les
gens de Goût ? Ils vo ien t, ils entendent, ils fentent ce
qui échape aux hommes moins fenfiblement organifés
& moins exercés.
L e connoiffeur en Mufique, en Peinture, en
Archi. édure , en Poéfîe, en M éda illes, &c , éprouve
des fenfations que le vulgaire ne foupçonne pas ;
le plaifir même de découvrir une faute le flatte ,
8c lui fait fentir les beautés plus vivement : c’eft
l ’avantage des bonnes vûes fur les mauvaifes»
L ’homme de Goût a d’autres yeux , d’autres oreilles,
un autre ta& que l ’homme groffier ; i l eft choqué
des draperies mefquines de Raphaël, mais i l admire
la noble corre&ion de fon deffln ; i l a le plaifir
d’apercevoir que les enfants de Laocoon n’ont nulle
proportion avec la taille de leur père ; mais tout le
groupe le fait friffonner, tandis que d’ autres fpefta- .
teurs font tranquiles.
L e célèbre fculpteur, homme de Lettres & de
én ie, qui a fait la ftatue coloffale de Pierre I à
éterfbourg, critique avec raifon l ’attitude du Moï'fe
de M ich el-A n g e, & fa petite vefte ferrée qui n’eft
pas même le coftume oriental; en même temps i l
s’extafie en contemplant l ’air de tête.
E x emp l e s du bon et du mauvais G o u t 3
tiré s des T ragédies prançoises et
angloises.
Je ne parlerai point ici de quelques auteurs ang
lo is , q u i , ayant traduit des pièees de-Molière ,
l ’ont infulté dans leurs préfaces; ni de ceux qui
de deux tragédies de Racine en ont fait u n e , &
qui l ’ont encore chargée de nouveauxincjdents, pour
fe donner le droit de cenfurer la noble & féconde'fim-
plicité de ce grand homme.
D e tous les auteurs qui ont écrit en Angleterre
fur le Goût, fur l ’efprit & l ’imagination, 8c qui
ont prétendu à une Critique pidicieuf#, Adiffon eft
celui qui a le plus d’autorité : fes ouvrages font
très-.utiles ; on a défiré feulement qu’i l n e,ût pas
trop fouvent facrîfié fon propre Goût au défir de
plaire à fon parti; & de procurer un prompt débit
aux feuilles du Spedateur qu’i l compofoit avec
Steele.
Cependant i l a fouvent le courage de donner la
préférence au Théâtre de Paris fur celui de Londres
; i l fait fentir les défauts de la Scène angloife :
& quand i l écrivit fon "Ca ton , i l fe donna bien
garde d’im ite r l e ftyle de Shakefpear. S’i l avoit fu
traiter les parlions , fi la chaleur de fon ame eût
répondu â la dignité de fon ftyle , i l auroit réformé
fa nation : fa pièce, étant une affaire de parti ,
eut un fuccès prodigieux ; mais quand les factions
furent éteintes, i l ne refta às la tragédie de Caton
que de très-beaux vers & de la froideur. Rien n’a
plus contribué à l ’affermiffcment .de l ’empire de
Shakefpear. L e vulgaire en aucun pays ne fe con-
noîc en beaux vers ; & le vulgaire anglois aime
mieux des princes qui fe difent des injures , des
femmes qui fe roulent fur la lcène, des affaffinats,
des exécutions criminelles, des revenants qui rem-
pliffent. le théâtrj» en foule , des forciers , que l ’É lo quence
la plus noble & la plus fage.
Colliers a très-bien fend les ..défauts du Théâtre
anglois : mais étant ennemi dé cet^ art par | une
fuperftition barbare dont i l étoit poffed e, ii^ déplut
trop a la nation pour qu’elle daignât s eclairer par
lui ; i l fut haï & méprifé.
Warburton, évêque de G lo c e fte r , a commenté
Shakefpear , de concert avec P ope ; mais fon commentaire
ne roule que fur les' mots. L auteur des
trois volumes des Éléments de Critique cenfure Shakefpear
quelquefois ; mais i l cenfure beaucoup plus
Racine & nos auteurs tragiques.
L e grand reproche que tous les critiques anglois
nous fo n t , c’eft que tous nos héros font des François,
des perfonnagés de roman, des amants tels qu on
en trouve dans C lé lie , dans A ftré e , & dans Zafde.
L ’auteur des Éléments de Critique reprend fiirtout
très-févèrement Corneille , d’avoir fait parler ainfi
Céfar à Cléopâtre :
C’ étok pour aquérir un droit fi précieux
Que combattok partout mon bras ambitieux j
Et dans Pharlale même il a ciré l'épée
Plus pour le conferver.que pour vaincre Pompée. .
Je l’ai vaincu, Princeffe, & le dieu des combats
M’y favorifok moins que vos divins appas ;
Ils condui foient ma main, ils enfloient mon courage ;
Cette pleine victoire eft leur dernier ouvrage.
L e critique anglois trouve ces fadeurs ridicules &
extravagantes : i i a fans doute raifon ; les françois
fenfés l ’avoient dit avant lui. Nous regardons
comme une règle inviolable ces préceptes*de Boileau
:
Qu’Achillé aime autrement que Tirfis & Philène :
N’allez pas d’un Cyrus noffs faire un Artamène.
Nous favons bien que Céfar, ayant en effet aimé
Cléopâ tre, Corneille le devoit faire parler autrement
, 8c que furtout- cet amour eft très-infipide dans
la tragédie de la Mort de Pompée. Nous, favons
que C o rn e ille , qui a mis« de l ’amour dans toutes
fes pièces ,, n’a jamais traité convenablement cette
pamon , excepté dans quelques jcènes du Cid ,
imitées de l ’efpagnol. Mais auffi toutes les nations
conviennent avec nous qu’i l a déployé un très-grand
génie , un fens profond, une force d’efprit fupérieure
dans Cinna , dans plufieurs fcènes des Hora ces, de
Pompée , ■ & dePolyeuéle.
S i l ’amour eft infipide dans prefque toutes fes
piè ce s, nous fommes les premiers à le dire ; nous
convenons tous que fes héros ne font que des rai*
fonneurs dans fes quinze ou feize derniers ouvrages :
les vers de ces pièces font durs, obfours, fans harmonie
, fans grâce ; mais s’ i l s’eft élevé infiniment
au deffus de Shakefpear dans les tragédies de fon
bon temps, i l n eft jamais tombé fibas dans les autres;
&.s’i l fait dire malheureufement à Céfar,
Qu’il vient ennoblir, par le titre de captif,
Le ritrè'xie vainqueur à préfent effeftif,
Céfar ne dit point chez lui les extravagances qu’i l
débite dans Shakefpear : fes héros ne font point
l ’amour à Catau comme le roi Henri V ; on ne
voit point chez lui de prince s’écrier comme Ri-r
chard II :
« O T erre de mon royaume ! ne nourris pas mon
» e.nnemi ; mais que les araignées qui fucent ton
» v enin, & que les lourds crapauds foient fur fa
»> route; qu’ils attaquent fes'pieds perfides, qui te
» foulent de fes pas ufurpateurs : ne produis que de
» puants chardons pour eux; & quand ils voudront
» cueillir une fleur fur ton foin, ne ieur préfente que
» des ferpents en embufeade ».
O n ne voit point chez Corn e ille un héritier du
trône s’entretenir avec un Général d’armée, avec ce
beau naturel que Shakefpear étale dans le prince de
G a lle s , qui fut depuis le roi H enri IV (<).
L e Général demande au prince quelle heure i l
eft; le prince lu i répond : « T u as l ’efprit fi gras
» pour avoir bu du vin d’Efpagne , pour t’être dé-
» boutonné après fouper, pour avoir dormi fur un
» banc après dîner , que tu as oublié ce que tu
» devrois favoir. Que diable t’importe l ’heure qu’i l
» eft? à moins que les heures ne foient des taffes
» de v in , que les minutes ne foient des hachis de
» chapons , que les cloches, ne foient des langues
» de maquerelles, les cadrans des enfeignes de
» mauvais lieux & le fo le ii lui-même une fille de
» joie en taffetas couleur de feu ».
Comment Warburton n’a-t-il pas rougi de commenter
ces groffièretés infâmes? Trav aillo it-il pour
l ’honneur du T h éâ tre, & de l ’Ég life anglicane ?
R A R É T É S DES GENS DE G O U T.
On eft affligé quand on confrdère ( furtout dans
les climats froids & humides) cette foule prodi-
gieùfe d’hommes qui n’ont pas la moindre étincelle
de G oû t, qui n’aiment aucun des beaux Arts , qui
ne lifent jamais , & dont quelques-uns-feuillettent
tout au plus un journal une fois par mois, pour
être au courant, 8c pour fe mettre en état de parler au
hafarddes choies dont ils ne peuvent avoir que des
idées confufes.
( i ) Scène II du premier acte de la vie & la mort de
Henri IV.