
E lle s trouvèrent, après avoir fait quelques pas
dans le v e rg e r , un ruiffeau dans lequel elles regardèrent
leurs vifages , dont Vamour altéroit f o u -
vent les couleurs ; elles f e reposèrent enfuite au
p ie d des oliviers , dont le boni e'toit planté.
La ont mirées lor colors
Qui fouenc lo r mue damors
Puis s’aflirent fur loliver
Qui furent plantez lez le gravier.
Florence prit la parole & dit , Q u i fero it feu le
ic i avec fo n amant fa n s que p erfonne p û t en être
in jlru it ! fe les nôtres arrivoient dans ce moment
, nous ne pourrions les empêcher de nous
•embrajfer-, de nous carejfer, & de jo u ir du p la ifir
d ’ être avec nous , pourvu que la chofe n allâ t
p a s p lu s loin , car nous ne le voudrions p a s
autrement : nous ne devons jam a is donner la
moindre prife fu r nous ,* & quand un arbre a
perdu f e s f e u ille s , i l a bien perdu de f a beauté.
Qui ore feroit celement
Sans compaignie dautre gent
L i aman & tenroit fantie
Tote feule fanz compaignie
Ne lacoler ne le joir
Ne lor porrion nos guenchir
Mais gieu qui tort a vilenie
Ne lor fofferion nos mi'é»
Blanchefleur lui répondit-, qu ’ elle avoit rai fo n ,
& que Vhonneur étoit préférable à toutes le s ri-
chejfes.
Lautre refpont vos dites voir
Mielz aim hennor que trop avoir.
. Elles s’amusèrent tout le jour ; elles s’ entretinrent
, mais en général, des fentiments dont leur coeur
étoit occupé.
Et de qui lor fift au cuer.
Cette bonne intelligence ne dura que jufqu’aufoir ;
elle s fe brouillèrent & devinrent furieufes 1 une contre
l ’autre, par larailon fuivante. Florence demanda
doucement a Blanchefleur, A qui ave^-vous donné
ce coeur qui me paroît f i bon & fe fencère l
D e vo fin cuer loyal & bon
Qui en avez vos fait le don î
Blanchefleur rougit & lui répondit , Je veux bien
vous avouer que j ’ ai donné mon coeur & tout ce
qui dépend de moi à un jeune homme d ’É g li f e ,.
charmant de f a fig u r e , mais dont le caractère e jl
encore préférable à la beauté.
Je vos dirai ma demoifelle
A qui je ai done mamor
Et de mon cuer 8c de ma flor
Un clerc cortois loyal 8c bon
A i de mon cuer done le don
Il eft moult belt mais fa bonté
Velt allez naielz que fa beauté. -
« I l me feroit impoffible , ajou ta -t-e lle, de louet
» la borne de fon coeur & la poiiteffe de fon efprit
.»autant qu’elles le méritent ». Florence lu i répondit
avec furprife, « Comment avez-- vous pu
» vous déterminer à prendre un homme d’Églife pour
» ami ? Quand le mien va dans un tournois & qu’il
» abbat un chevalier, i l vient me préfenter fon che-
» val. Les chevaliers font eftimés de tout le monde ;
» les gens d’Ég life fon: méprifés : i l faut affuré-
» ment que votre efprit fôit dérangé, d’avoir fait
» choix d une telle efpèce » ( ce hait tondu. )
Blanchefleur ne put foutenir ces propos infultan.ts,
& lu i dit avec une colère mélée d’impatience ,
Quelle avoit tort de dire du mal de fo n am i ,
qu’elle ne le fouffriroit p o in t , & qu’i l étoit p lu s
f o t à elle d ’aimer un chevalier.
Damoifelle ceft vilepie
Quant ainfi mon ami blafmez
Mais quant le chevalier amez
Vos elles plus fore de moi.
Et dans fa colère e lle fit la critique & le portrait
de la pauvreté & des befoins ordinaires des chevaliers
j elle finit par dire qu’elle prouveroit devant
toute la terre, que les gens d’Ê g life étoieht les
fe u ls que l ’ on dût aimer, qu’ i ls étoient p lu s
p o lis & p lu s remplis de probité que les chevaliers.
_
Que for tote la gent qui font
Doivent li clerc avoir amie
Que plus fevent de cortoifie
Que nul gent ne chevalier
Florence nel volt otroier
Ainz refpondi par félonie.
Florence lui répliqu a, que tout ce qu’elle difoit
étoit fau x, & lui propofa d a ller juger leur différend
à la Cour du dieu d’amour. D’accord (ur ce poin t,
elles fortirent du verger fans fe dire un mot & lans fe
regarder.
Elles furent exaftes à fe mettre en marche le
jour dont elles étoient convenues ; elles partirent
en même temps, & fe rencontrèrent, non faps être
piquées de fe trouver toutes deux fi belles & fi
bien parées. En effet, jamais parures n’eürent autant
d’éclat & de véritables agréments : leurs robes
étoient fa i t e s des rofes les p lu s fraîch es ; leurs
ceintures , de violettes que les amours avoient
arrangées pour leur p la ijîr ; leurs■ fouliers
étoient couverts de fleu r s ja u n e s , & leurs çoiff
fa r t s étoient £ églantier , a u ÿ i l ’ odeur en étoit
par faite .
Cottes ont de rofes pures
Et de violettes ceintures
Que par folaz firenc amors
S’orent foulers de jaunes Sors
S’orent de nouvel églantier
Chapiaux por plus foef flairier.
i Elles montèrent deux chevaux plus blancs que la
neige , & auffi beaux que magnifiquement parés,
car l ’ ivoire'& l ’ambre étoient employés avec pro-
fufion fur les liarnois. Ces beaux chevaux avoient
le poitrail orné de fonnettes d ’ or & d ’ argent ; &
p a r un enchantement de l ’ amour, elles fonnoient
des airs p lu s doux que ne le f u t jam a is le chant
d ’aucun oifeau : quelque malade qu’ un homme ait
é té , cette mélodie l ’ auroit auffitôt guéri.
Cloches i ot dor & dargent
Qui ades par enchantement
Damors fonent un fon novel
Aine diex ne tilt nul cri doifel
Neft hom tant euft maladie
Sil oift cele mélodie
Que il tantoft haïriez ne fuft.
Florence & Blanchefleur firent le voyage enfem-
ble , & découvrirent fur le midi la tour & le palais
que le dieu d ’amour habitoit ; i l étoit fu r un lit
tou t couvert de rofes , & dont les rideaux étoient
galamment attachés avec des clous de girofle
parfaitement arrangés.
La ou le diex damors eftoit
Qui en un lit fe deportoic
Rofes i ot entremellees.
\ L es deux demoifelles mirent pied à terre fous un
p in , dans une prairie charmante qui formoit l ’avant-
eour du château, deux oifeaux volèrent à elles & les
conduilirent au château : d’autres eurent foin de prendre
leurs chevaux.
ïÿ. Quand le dieu d’amour les aperçut, i l fe leva de
fon lit avec empreffement, les falua avec toutes
le s grâces dont i l eft capable , les prit i ’une &
l ’autre par la main, les fit affeoir auprès de l u i , &
leur demanda le fujet de leur v o y a g e ; Blanchefleur
lu i en rendit compte, & le pria de juger leur différend.
Aufluôt le roi donna ordre qu’on f ît affem-
bler les oifeaux fes barons, pour décider la quef-
| tion : i l leur conta la difpute des d eux be lle s ,
& leur dit de lu i donner franchement leur avis.
La querelle lor a contee
Puis lor dift né me celez mie
Le quiez doit mielz avoir amie.
L'ép em e r parla le premier , & dit <jue les chevaliers
étoient plus polis & plus honnêtes que les
gens d’Églife.
L a hupe dit que cela n’étoit pas vrai , & que
jam a is on ne pourroit comparer un chevalier avec
un clerc p a r rapport fe une maitreffe.
Ja s tant ne fara chevaliers
De déduit & de cortoifie
Corne fait clerc qui a amie.
L e faucon s’éleva en p ie d , & donna le démenti
à la h u p e , en l ’affurant qu’i l n’y avoit ni clerc ni
prêtre qui put en lavoir autant en amour qu’un chevalier.
v
L ’alouette contredit l ’avis du faucon , affinant que
l ’homme d’Églife devoit mieux aimer.
L e geai laiffa â peine le temps à l ’alouette de
donrîer fon av is , tant i l étoit preffé de parler en
faveur des chevaliers, affiirant qu i ls étoient le s p lu s
aimables ; ajoutant que les gens d’ Ê g life ne dévoient
p o in t aimer j que leur état le s engageoit
à fonner les cloches & à prier pour les âmes , &
que les chevaliers dévoient au contraire aimer
le s dames.
De for tores les genz qui font
Sont chevaliers li plus cortois
Damer fevent totes les lois
L i clerc ne doivent mie amer
Ençois doivent proier porles âmes
Et chevalier doit amer damor.
L e roffignol fe leva & demanda audience. L e s
amours, d i t - i l , m’ ont f a i t leur confeiller; j ’ofe
donc déclarer, fu iv a n t ma pen fé e, que perfonne
ne p eu t f i bien aimer qu’ un homme d ’É g life , &
j e m’ offre à le prouver p a r les armes.
L e perroquet fe le v a ; '& après avoir dit deux
fois , Écoute£, écoute£ ,* i l ajouta : L e roffignol
ment $ j ’ accepte le combat. En difant ces mots , i l
je t ta fo n g a n t , le roi le p r it ; le roffignol vint à
l u i , & lu i donna le fien pour prouver qu’ i l accep-
toit la ba ta ille.
Li pàpegauz failli en pîez
Seignor dit-il oez oez
Ge di que li roxignox ment
' De la bataille me prefent
Ge len rendrai ou mort ou pris
Et li roxignox faut avant
Il a au roi baillé fon gant
Por la bataille conformer.
Auflirôt ils allèrent prendre leurs armes j & quoiqu’elles
ne fiiffem que de fleurs , le çombat fut
très-vif & fort difpute. Cependant aucun des combattants
n’y périt : mais le perroquet fut terraffé,
obligé de rendre fon épée , & de convenir que les
gens d ’É g life fo n t braves & honnêtes , & p lu s
dignes et avoir des maîtreffes, que lés hommes.