
» plus tôt communément méchantes que bonnes,
v & que les valets foient ^bfolument méchants ».
« Je crois , dit Corneille , en tâchant de fixer
• Tidée que te phiio'fophe attachoit à la bonté
» des M oeu r s , je croîs ‘que c’ eft le cara&ère bril-
i> lant & élevé d’une habitude vertireufe ou crirni-
» nelle , félon qu’elle eft propre & convenable
» à là perfoïiné qu’on introduit ».
Mais fi l ’on ôbfervé qu’Ariftote rie s’occupe jamais
que du perfonnage intéreflant, i l eft bien aifé de 1 entendre. Son principe eft que ce perfonnage doit
être digne de pitié. I l exige donc pour l u i , non
feulement cette vérité de Moeurs qu’on appelle
bonté poétique , & qu’i l défigne lui-mêmè par la
convenance , la rèffemblance , & l ’égalité ; mais
une bonté morale , c’eft â dire , un. fonds de bonté
naturelle qui perce à travers les erreurs , les foi-
bleffes, & lés paflions.
I l eft plus difficile de déméler ce caractère primitif
dans le vice que dans le crime : le vice eft
une pente habituelle , le crime n’eft qu’un mouvement.
Sur la Scène on ne voit pas l ’inftant où
l ’homme vicieux ne l ’étoit pas encore ; on n’y. voit
pas même' lès progrès dù vice : a in fi, dans le vice
on confond l ’habitude avec la nature; àu lieu que
l ’homme innocent & même vertueux peut être coupable
d’un moment à l ’autre : le fpeélateur voit
le paflage & la violence de l ’impulfiôn. O r plus
Timpulfion eft forte & moralement irréfiftibie ,
plus aifément le crime obtient grâce â nos ieux ,
& par çonféquent mieux la crainte qu’i l infpire fe
concilié avec l ’ èftirne , la bienveillance , & la pitié.
Du crime on fépare lé criminel, mais on confond
prefoue toujours le vicieux avec le vicie*
. D ’ailleurs le vice eft- une habitude tranquille &
lente , peu fufceptible dê combats & de mouvements
pathétiques; au lieu que le crime eft précédé du
troublé & accompagné du remords. L ’un né fuppofe
que molleffe & lâcheté dans l ’ âme ; l ’aütré y fu p pofe
une vigueur qui , dans d’autres circonftartces -,
pouvoir fe changer en vertu* Enfin la durée de
l ’aétion théâtrale ne fuffit pas pour corriger le vice;
& un inftànt fiiffit pour pafler de l ’ innocence au
cr im e , & du crime au repentir : c’eft même la
rapidité de Ces mouvements qui fait la beauté, la
chaleur , le pathétique de l ’action.
L e perfonnage q u i , dans l ’intentioh du p o è te ,
doit attirer fur lui l ’intérêt , peut donc être coupable
, mais non pas vicieux ; & s i l l ’a été , on
ne doit le {avoir qu’au moment qu’i l ceffe de l ’être.
C ’eft une leçon que nous a donnée l ’auteur de
l ’E n fa n t prodigue. Encore lé vice qu’on attribue
au perfonnage intéreflant, ne d o i t - il fuppofer ni
méchanceté , ni bafleffe , mais Une foiblefle compatible
avec un heureux naturel. L e jeûne Eûphé-
mon en eft aufli l ’exemple. Voyè-{ T r a g é d ie .
L a bonté des Moeu rs théâtrales , dans le fens
d’Ariftote , n’eft donc que la bonté naturelle du
perfonnage intéreflant. Ce p e rfonnage était Je feill .
qu’ i l eût en Vire : & en e f fe t , voulant qu’i l fût
malheureux par une f a u t e involontaire , i l n’avoît
pas befoin de lui oppofer des méchants ; le s dieux
& la deftinée en tenoient lieu dans les fujets
conduits par la fatalité : aufli n’y a - t - i l pas un
méchant- dans V OE d ip e ; & dans Y I p h ig é n i e en
T a u r i d e , i l fuffit que Thoas foit timide & fuperfti-
t ié u x . I l en eft de même des fujets dans lefquels
la paflion met l ’homme en p ér il ou le conduit
dans le malheur : i l ne faut q u e . là laiffer agir r
pour r e n d r e fes effets terribles & touchants , on n’a,
pas befoin d’une caufe étrangère. Tous les caractères
font vertueux dans la tragédie de Za ïre , & Zaïre
finit par être égorgée de la main dé fon am a n t .
C ’eft même un défaut dans la fable d’Inès, que là
caufe du malheur foit la fcélératefle , au lieu de
la paflion : l ’aCtion en eft plus pa thétique, jé
l ’avoue ; mais elle en eft b e a u c o u p moins morale.
L a perfection de la fable , à l ’égard des M oe u r s , eftr
que le malheur foit l ’effet du crime , & le crime
1 effet de l ’égarement
Plus la paflion eft v io len te, plus le crime peut
être grand & la peine qui le luit douloureufe &
terrible. A l o r s , en plaignant le coupable , on fe
dit à foi-même : « L e C ie l qui le punit eft rigou-
» reu x, mais i l eft jufte » ; & la pitié qu’on en
reffent n’eft point mélée d’ indignation. S i , àu contraire
, une paflion foible fait commettre un crime
atroce , cela fuppofe un homme méchant : fi une
faute légère eft punie par un malheur affreux y
cela fu p p o f e des dieux. injuftes : fi un malheur
léger eft la peine d’un crime horrible, c’eft une
forte d’impunité dont l ’exemple eft pernicieux. L e
moyen de tout conc ilier, eft donc dé commencer
par donner à la paflion le plus haut degré de chaleur
& de fo r c e , & puis de la faire agir dans fon
accès , fans que la réflexion ait le temps de la
ralentir & ,de la modérer. L a fcélératefle du crime
d’Atfée vient , non pas de ce qu’i l eft atroce, mais
de ce qu’i l eft médité. Oferois-je le dire ? I l y avoit
un moyen de rendre Médée intéreflante après fon
crime: c’ étoit de, rendre Jafon perfide avec audace';
de révolter le coe u r de Médée par l ’indignité de fes
adieux; de faifir ce moment de d é p it , de rage ,
de défefpoir , pour lui préfenter fes enfants ; de lés
la i faire poignarder foudain ; de glacer tout â coup
fes tranfports ; de faire fuccéder à l ’inftant la m è r e
fenfîble à l ’ am â n t é indignée ; & de la ramener fu r
le théâtre éperdue', égarée , hors d’e lle -m êm e >,
déteftant la vie , & fe donnant la mort. L e tableau
où l ’on a peint les enfants de Médée lui tendant
leurs mains innocentes & la câreflant avec un
doux fourire , tandis q u e , le poignard à la main ,
elle balance à les égorger; ce tableau, dis-je ,
eft plus touchant , plus terrible , plus fécond en
mouvements pathétiques, & plus théâtral que celui
que je viens de propofér : mais j’ai voulu faire
voir par cet exemple , qu’i l n’eft prefque rien que
l ’on ne pardonne à la violence de Ja paflion.
T outefo is , pour qu’e lle foit digne de pitié da-ià
ces mouvements qui la rendent atroce, i l faut la
peindre avec ce trouble, cet égarement, ce déforme
des fens & de la raifon, où l ’âme ne fe consulte
plus, ne fe poffède plus elle-même.
Les paflions les plus intéreffantes font par la même
les plus dangereufes : ainfi, la terreur & la pitié
naiflent d’une même foürce. La haine eft trifte &
pénible > elle nous pèfe & nous importune. L envie
fuppofe de la bafleffe dans l ’âme & porte fon
fuppliee avec elle. L ’ambition a de la nobleffe :
mais comme l’orgueil, l ’audace-, la refolution ,1 a i
fermeté qu’elle exige, ne font pas des qualités :
touchantes ; elle intéreffe foiblement. La vengeance,
la colère , le reffenriment des injures font plus dans
la nature des hommes nés fenfibles & difpofes a
la vertu par la bonté de leur caraétere ; cette fen-
fibilité , cette bonté même , font quelquefois le
principe & l’aliment de ces paflions : c eft ce qu’Ho- i
mère a merveilleufement exprimé dans la colère
d’Achille.-
En général, le même attrait qui fait le danger
dê la paflion , fait l ’intérêt du malheur qu’elle
caufe ; & plus i l eft doux & naturel de s’y livrer ,
plus celui qui s’eft perdu en s’y livrant eft à plaindre
, & fon exemple à redouter* Des crimes & des
tnalheürs donc la bonté d’âme, dont la vertu même
ne défend pas , doivent faire trembler l ’homme vertueux
, & à plus forte raifon l ’homme foible. On
méprife , on dételle les paflions qui prennent leur
fource dans un caraélère vil ou méchant; & cette
averfion naturelle en eft le préfexv^tif. Mais celles
qu’animent les fentimènts les plus chers à l’humanité,
nous intéreffent par leurs caufes , & leurs excès
mêmes trouvent grâce à nos ieux. Voila celles
dont il eft befoin que les exemplésnôus ' garantif-
fènt ; & rien n’eft plus propre que cés exemples
à réunir les deux fins de la Tragédie, le plaifir
qui naît de la pitié., & la prudence qui'naîtv.de
la crainte.
D ’où il s’enfuit qu’ap'rès ' les fentimènts de Ta
nature, que je ne mets pas au nom’ôrè des, paflions
foneftes , quoiqu’ils puiffent avoir leur danger &
leur excès , comme dans Hécube ; la 'plus théâtrale
de toutes les paflions, la plus terrible , & la
plus touchante par elle-même , c’éft l’amour : non
pas l ’amour fade & langoureux, non pas la froide
galanterie , mais l’amour en fureur , l ’amour au
défefpoir , qui s’irrite contre les o b fta c le s fe révolte
contre la vertu même , ou ne lui ç,ède qu’en
frémi fiant. C’eft dans fes emportements, fes. tranTÎ
’Orts', c’eft: au .moment qu’i l rompt le,s l ie n s de
a patrie & de la nature , au moment qu’il v&ut
fecouer le frein de la honte ou le joug du devons;
c’eft alors qu’il eft vraiment tragique; Mai s . Cpft
alors, dit on , qu’il dégrade & déshonore les liéros.
I l fait b ie n plus , il dénature l ’homme comme
toutes les paflions 'fûrieufes ; 8c il; n’e-n eft que
plus digne d’étre p e in t avec fos crimes & fes attraits.
I l femble que le bannir du Théâtre , ce. foit le
bannir de la nature. Mais s’il n’étoit plus for la
Scène -, en feroit-il moins dans le coeur ? « L e
» Théâtre , dit-on , le rend intéreflant, & par Ü
» même contagieux ». Le Théâtre , puis - je dire
•a mon tour , le peint redoutable & funefte ; il
enfeigne donc à le fuir. Mais avec des réponfes
vagues , on élude tout & l’on n’éclaircit rien :
allons au fait. Il eft bon qu’il y ait des époux ,
& i l eft bon que ces époux s’aiment. O r ce fen-
timent naturel, cette union, cette harmonie de
deux âmes , où fe cache l ’attrait du pla ifir , ce
n’ eft pas l ’amitié, c’eft l ’amour. I l eft facile de
m’entendre. Cet amour cliafte & légitime eft un
bien : i l remplit les vues de la nature, i l fuppofe
la bonté du coeur , la fenfibilité , la tendrefle ; car
les méchants ne s’aiment pas. L ’amour eft don*
intéreflant dans fa caufe & dans fon principe.
« Mais cet amour, fi pur & fi doux, devient fou-
» vent furieux & coupable ». O u i fans doute, &
c’ éft là ce qui le rend digne d’effroi dans fes
effets, comme i l eft digne de pitié dans fa caufe.
S ’i l y a quelque paflion en même temps plus fe-
duifaute & plus funefte que ce lle de l ’amour ,
e lle mérite la préférence ; mais fi l ’amour eft c e lle
des paflions qui réunit le plus de charmes & de
dangers c’ eft de toutes les paflions ce lle dont la
peinture eft en même temps la plus tragique & la
plus morale.
Les Moeurs de l’Épopée , je l ’ai déjà dit, font
les-mêmes que celles de la Tragédie , aux différences
près qu’ exigent l ’étendue & la durée' de
l ’aétion. L ’Épopée demande que le paffage d’un
état de- fortune à - l ’autre , o u , fi l ’on veut , de
la caufe à l ’effet , foit progreffif & affez lent
pour donner a u x ‘incidents le temps de fe dève-
loper. Le s paflions qu’elle emploie ne doivent
donc pas être des mouvements -rapidés & paffagers,
mais des fentimènts vifs ■ & durables , comme le
reffentiment des injures, l ’amour , l ’ambition , le
défir de la gloire , l ’amour de la pa trie , &c. D e
là vient que le Boflu croit devoir préférer pour
l ’Épopée des Moeurs habituelles a des Moeurs
I paflîonnées ; mais i l fe trompe, & la preuve en
eft dans ! ’avantagé cfo Pbème. pathétique fur le
Poème qui n’eft que moral. L e s : habitudes --font
fortes,,; mais elles -font prefques toutes froides,
fi la paflion ne s’y mêle & ne les fauve de la langueur..
■ - . ^ ‘ ;
,CI v,Larbeauté de l ’ad ion tragique confifte , dit
» le T a f le , dans une révolution fou darne .& inat-
1) tendue , ■ 8c ^ dans la grandeur des évènements qui
» excitent: fa terreur & la pitié. L a beaute de
» fa n io n épique eft fondée fur la haute vertu
» [militaire , for la magnanime refolution de mourir
» pour fon p a y s , L a Tragédie admet des -per—
;» foi-mages qui ne font ni bons ni méchants, mais
<» d’une-,qualité mixte. .L e Poème épique demandé
desyV.ejitus éailu&ntes ■, comme la pieté dans Enee',
» la valeur ' dans A c h i l l e l a piudence dans Ulyffe-;
» ^i audquéfqis la .Tragédie & 1 Epopée pren-
» uent le même f u r e t elles, le - .conffdèrent divers
1 ■ ' ‘ ' 'B b S b a