
6 j a N A T
ou jeux de mots ne foient incompatibles avec le
N a t u r e l , qui difparoît dès que l ’efprit veut fe
montrer.. Mais c eft peu de ne pas tombe^ dans
ces abus , i l faut encore éviter la prétention de
donner de l ’éclat au ftyle & du Taillant aux pen-
fées.
L e coloris de nos nouveaux peintres, difoit C icéron,
( D e o r a t . I . 3 ) eft plus brillant que celui
des anciens cependant la féduétion que nous caufe
la fraîcheur de leurs peintures dure peu ; & nous
préférons, a ces tableaux modernes-, les tableaux antiques.
Les Tons pleins & graves ont moins de
douceur que les demi-tons & les diètes, & cependant
ces agréments de la Mutïque nous fatiguent
lorfqu’ils font prodigués : les parfums les plus fpi-
ritueux ne plaifent pas aufiî lon g temps que ceux
qui frapenï moins l ’odorat ; le toucher même Te
laife des objets qu’un trop grand poli rend mous
& gliffants ; & le plus voluptueux désfens , le goût,
-éprouve bientôt de la fatiété pour ce qui le flatte
trop délicieufement : les liqueurs-, qui ont beaucoup
d’e îp r it , émouffent les fibres du palais. C ’eft une
lo i de la N a t u r e , que ce qui—caufe beaucoup de
plaifir n’en caufe pas long temps,. Concluons-en,
avec l ’orateur romain,- qu’un difcours où tout b r ille ,
où tout éclate, fait naître plus tôt une efpèce d’éblouïf-
fement qu’une adm ira tion .véritab le& qu’un écrivain
déplaît fouvent par l ’effort même q u ’i l fait
pour ; être goûté'.''
I l faut, dans le ftyle comme dans les tableaux,
des ombres pour donner du relief. Un autre obftacle
au N a t u r e l , c’eft l’uriiformité 'dè l a fymétrie &-
de l ’affeétation de jufteffe. Regardez1 la N a t u r e :
après nous avoir offert des vallohs délicieux, des
coteaux riants, des fîtes gracieux , elle met fous
les ieux des montagnes pelées & des tableaux
agreftes : approchez de ce ruiffeau , ici i l vous préfente
une grande nappe argentée, là vous n’apercevez
qu’un filet d’eau qui ne s?étend enfuite que pour
fe rétrécir encore; les faules qui le bordent forment
une ombre à fouhait; plus loin ils admettent les
rayons mobiles du fb le il ; leurs branches »..toujours
irrégulières , même dans leur fymétrie., offrent
m ille fpe&acles au lieu d’un. T e lle eft l ’image
d’un écrit n a tu r e l.
I l ceffera de l ’être, fi l ’auteur s’étudie à prendre
le faire des écrivains célèbres. Nous avons 3 dans
notre elprit comme dans notre prononciation, un
ton qui nous convient ; & la N a t u r e Veut que nous
peignions les objets comme nous les voyons : notre
manière n’eft peut-être pas la meilleure manière; mais
une meilleure plairoit moins, elle ne feroit pas à
nous , nous ne réuffirons pas mieux en çontrefçfant
notre ftyle qu’en contrefefant notre voix : pour
paroître plus grands, nous nous dreffons fur la pointe
des pieds , nous forçons notre attitude ; l ’on s’aperçoit
de notre contrainte & l ’on rit dé nos con-
torfions; l ’on remarquéroit moins notre petiteffe,
f i nous ne nous efforçons pas 4e 1$ cache/. Un bon
N A-T
cfprit puife tout dans fon fonds; la confcience de
fes forces ne lui laiffe ni l ’envie d’en ehrprunter
d’étrangères, ni le défir de faire parade de celles
qu’i l a reçues de la N a cure. : le grand 'écrivain a
le ton naïf & la démarche' aifée dés Grâces ; ce n’eft
point au carmin qu’elles doivent leu r 'co lo r is , c’eft
au fang pur qui coule dans leurs veines^ •
Je fais que l ’art' de , cacher l ’art èft un fupplé-
ment au N a t u r e l ; maïs jè fais qu’i l eft bien rare
d’y parvenir. ' On s’ap erçoit, dit l ’abbé Cartàud,
quand un auteur fe bat lès flancs ; lorfque fa verve
a befoin d’être excitée, elle feflemble à ces jets
d’eau , q u i , jouant à force de pompes & de bras,
forcent d’abord leurs canaux , prennent un effor
bruyant, & finiffent par d iftile ï'fü r leur embouchure.
L ’art fe trahit par l ’effort qu’i l fait pour fe
'cacher; i l ne faut pas l ’exclure, i l embellit la beauté,
mais i l ne la donne pas.
L e défaut de N a t u r e l paroît furtout dans les
difcours de réception .aux académies. L e récipiendaire
v e u t . ordinairement , dans ces folenni-
tés , faire parade d’efprit ; & réduit par l ’ufage a
traiter des. fit jets mille fois traités par d’autres, il
s'efforcer rendre d’une manière n eu v e, des, idées
qui ne le. font pas : çes efforts enlèvent au
ftyle ce ton d’aifance . qui eft le premier ; charme
de nos.; écrits , comme de nos manières,. L e nouv
e l académicien , qui fe croit obligé de donner
une haute idée de fes talents , recherche
péniblement fes expreflions, prodigue celles auxquelles..
la hardieffe des acceptions prête de la fin-
gularité , accumule le s . métaphores les plus éclatantes
, & devient fem b la b le à çes peintres qui,
plaçant toujours le modèle fous .l’afpecfc le plus fra-
pant, ne faifîffént jamais le s attitudes moins remarquables
, fous lefquelLes cependant la N a t u r e aime
fe montrer. I l veut forcer-les applaudiffements: de là
cette profufion.de penfées délicates, qui s’évaporent
comme les effençes des fleurs dont elles ont la
femençe ; de là cette prodigalité d’antithçfes étincelantes
? qui rëffembleift aux éclairs dont la lu mière
nous .éb lopïtiqn s nous é c h a u f f e r de là un
ftyle froidement ingénieux , que 1 on peut comparer
à ces corps, auxquels les injections prêtent un coloris
& un embonpoint illufones , majs qui manquent
de chaleur & de vie. L e défir de l ’expérience d’une
manière neuve va plus loin encore :<î dé^_ phrafes
périodiques ,. dont les fufpenfions artiftement cadencées
préparoient le plus féduifimt des plaifîrs,
on fubftitue un ftyle haché, fautillan t, dépourvu
des liaifons, qui font cependant pour l ’élévation ce
qu’eft pour les tableaux le paffage imperceptible
d’une nuance à une autre *
A in fi, l ’envie de fe diftinguer a introduit dans les
remerciements académiques un air de contrainte qui
eft oppofé au N a t u r e l , & une oftentation d’efprit
qui annonce un défaut de goût. Parmi le s écrivains
dont les autres ouvrages font marqués, du fceau de
l ’immortalité, i l çu eft beaucoup dont la reconnoiffance
N A T
ubiffance paroît moins fentie que méditée ; en prétendant
à i ’exa&itude des puretés, ils ont perdu
la chaleur fans laquelle on n’eft jamais éloquent,
Sc le N a t u r e l fans lequel i l eft impofllble d’in-
.téb'effer. ( M . 'V a b b é 'L a S e r r e . )
L e N a t u r e l eft un des caractères diftindtifs des
•.écrivains anciens. Dans ce qui nous refte.d’Ifocrate,
-on voit un ftyle doux, coulant, plein de grâces
n a t u r e l l e s , ni trop fimple ni trop orné. I l eft le
premier., félon Cicéron, qui ait introduit dans la
langue grèque c e nombre & cette cadence qui en
fait la première des langues.
L e N a t u r e l diftinguo-it Démofthêne comme
Ifocrate. C e prince des orateurs avoit une éloquence
craplde, forte , fublime; mais ce qu’on remarquoit
le plus dans fes harangues , c’eft que toutes fes pen-
fées parôiffoient naître du fu je t , & toutes fes ex-
prefiions .convenir à fes penfées. Efchine*, plus
abondant, plus fleuri que fon rival-, favoit cependant
-.réunir le N a t u r e l à. l ’élégance. Cicéron excella
lurtout dans l ’arrangement des mots & dans l ’art
,de flatter l ’oreille par l'a fufpenfion des phrafes artiftement
cadencées.: perfonne n’eut à un fi haut
•degré le talent de relever les chofes les plus communes,
& d’embellir celles qui paroiffoientle moins
lufceptibles d’ornements; mais tous fes difcours font
marqués au coin de cette noble fimplicité & de
ce N a t u r e l fublime, qui eft le premier cara&ère
.-.de l ’Éloquence & le trait diftin&if des orateurs
anciens.
Sénèque fut le premier qui accrédita le ftyle
recherché: à une grande délicateffe - de fentiments
i l uniffoit beaucoup d’étendue dans l ’efprit; mais
le- défir de donner le ton à fon fièc le, le jeta dans
des nouveautés qui corrompirent le gùût. I lfu b f-
titua à l ’heureufe fimplicité des anciens le fard &
la parure de la cour de Néron. Un ftyle femé de
pointes , de fentences , & de peintures brillantes
mais trop chargées , des expreflions nouvelles, des
tours ingénieux mais peu n a t u r e l s , peu content
de p laire, i l voulut éblouir, & i l y réuflît. Concis
Sc néanmoins diffus, i l n’employa que le moins de
termes poflxbles pour exprimer fa penfée : mais
i l employa trop de penfées particulières pour dè-
veloper fa penfée principale. 11 afficha l ’art &
«’écarta de ce N a t u r e l qui eft le premier charme
du ftylë. Cette qualité fi précieule eft plus rare
dans, nos écrivains que dans ceux de l ’antiquité.
Nous avons cependant des auteurs qui peuvent fervir
de modèles dans ce genre. A leur tête on doit
placer Lafontaine, c’eft le poète de la N a t u r e :
fagefle du plan , ' ordonnance des tableaux , fraîcheur
du coloris , choix des ornements, richeffes
des détails , N a t u r e l des deferiptions, vérité des
caractères, fineffe de Morale ; tout fait fentîr dans
fes ouvrages une heureufe fimplicité peu connue
avant lui. Nos jeunes^écrivains ne fàuroicnt trop,
étudier fa verfification & fon f t y le , où les pédants
a ont fu. relever que des négligençes, & dont les
■ Gr a m m y L i t t ê r e t a t T ome I I .
N A T ( f î ?
beautés ravi fient les hommes de l ’Art les plus exercés
, & les hommes de goût les plus délicats.
Après Lafontaine , nous placerons Jean Racine.
L a Poéfie françoife portée au plus haut point de
nobleife , d’élégance , & de pureté, a confacré fon
nom à une gloire immortelle. Aucun poète n’a
mieux connu , mieux éprouvé, plus vivement exprimé
l e fentiment, par cette heureufe facilité d’animer
tout ce qu’i l d it , par l ’heureux talent de parler
intimement au coeur, de l ’attendrir, de luî faire
éprouver tous les mouvements des pafllons ; i l s’eft
rendu maître de la fcène tragique , en maniant,
avec une fupériorité fans é g a le , le plus intéreffant'
de fes refforts, la pitié. Qu’on parcoure fes tragédies
; la fageffe & la vérité des cara&ères, le
pathétique & la chaleur qui les vivifie, offrent fans
ceffe des traits qui émeuvent les fpeârateurs. Partout
une poéfie n o b le , tendre, harmonieufe, préfente
des charmes féduifants, & lui ouvre par les
fens le chemin de l ’âme : & l ’on peut dire de
lui ;
Au flambeau de fon coeur échauffant fon efpric,
Il voie tout ce «ju’il peint St fent tout ce qu’il dit..
Poème fur V Eloquence*
Ce qui le diftingue furtout , c’eft le N a t u r e l ; rie»
de forcé, point d’ effort. J e m e t r o u v e à m o n a i f e
e n l e l i f a n t , difoit une femme de la Cour : c’eft:
peut-être le plus bel éloge que l ’on puiüe faire
de ce p o è te , qui a rappelé parmi nous Cette élégante
fimplicité que nous admirons dans les anciens.
( A n o n ym e . )
D u Naturel d a n s l e s p e n f e e s . Une penfée
n a t u r e l l e eft néceflairement vraie; mais toute penfée
vraie ne paroît pas toujours n a t u r e l l e , parce que
le raport réel qui peut fe trouver entre des idées,
n’eft pas toujours fenfible. Nous ne jugeons une
penfée n a t u r e l l e , que lorfqu’ elle fe préfente d’abord
à l’ efprit; fi elle lui échappe ou qu’elle nefe laifle
qu’entrevoir , nous ne manquons pas de nous en
prendre à l ’auteur. Notre amour propre nous per-
fuade aifément que ce que nous ne concevons pas
fans effort, n’a pu être produit fans beaucoup de
travail.
« C e que je trouve de cruel dans quelques écci-
» vains modernes , t dit élégamment un homme de
» génie , c’eft qu’ils ne veulent jamais être n a t u -
» r e l s . Un tour heureux leur paroît p la t , parce qu’il
» n’a pas l ’air d’avoir coûté : une idée mife galam*
» ment, mais en habit fimple , ne paroît pas p i-
» quante à ces meilleurs ; ils veulent lui donner
» des grâces de leur façon : ils la tournent, ils la fer-
» rent, & enfin , après bien des foins , ils arrivent
» à être entortillés , pour avoir voulu être délicats^
» & obfcurs, pour avoir eu envie d’être vifs ».
Une penfée pèut n’être pas n a t u r e l l e ; ou parce
que le raport dés idées n’eft pas fenfible, ou parce
que l ’expreffion manqué d’une certaine convenance