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L e Théâtre moderne , i l faut l ’avouer, a peu
E x p o fitio n s de cette force ; mais en cela même
qu’elles font moins pathétiques, elles font plus
adroites : car une des premières règles du Théâtre ,
eft que l ’intérêt a ille en croiffant; & après une
E xp o fitio n auffi te rrib le, auffi touchante , i l
feroit difficile, durant cinq aétes , de graduer les
fituations. Ainfi , nos poètes , au lieu de jeter l ’intérêt
dans l ’E xp o fition , fe contentenfde l ’y annoncer
6 de l ?y faire preffentir.
Racine, ,en imitant l ’E xp o fitio n d’Euripide dans
Ip h ig én ie , laiffe entrevoir ce qui fe paffe dans
lam e d’Agamemnon ;
Non , tu ne mourras point ; je n’y puis confentir :
mais les mouvements de la nature font encore
retenus j fes efforts déchirants font réfervés pour le
moment où i l embraffera fa fille , où i l ordonnera
qu’e lle foit arrachée des bras d’une mère & conduite
a l ’autel.
L ’E xp o fition fe fait ou tout d’un, coup ou fiic-
ceffivement, lelon que le fujet l ’exige ; tantôt le
v o ile qui dérobe au fpe&ateur l ’état préfent des
chofes , fe lève en un inftant ; tantôt i l eft de fcène
en fcène infonfiblement foulevé. C ’eft ainfi que ,
dans H é ra d iu s , le fecret de l ’aftion fe dèvelope
d’aéle en a é ïe , & n’eft pleinement éclairci qu’au
moment de lacataftrophe ; au lieu que dans le C id ,
dès la première fcène , tout eft connu.
Dans les tragédies à double intrigue, Y E x p o fition
eft néceffairement double : & Racine eft allez
dans l ’ufage d’en réferver une partie pour le fécond
aéte ; formule qui a mis dans fes fables un peii trop
d’uniformité.
Les fables dont le fond eft un intérêt public,
donnent communément lieu â de belles E x p o ji-
l io n s ; parce que l ’intérêt public ne devant pas
être la fource du pathétique , on peut l ’employer
fans ménagement , dès la première fcène , à donner
de l ’importance & de la majefté à l ’aélion : ainfi,
deux des plus beaux modèles d’Exp o fition fur notre
Théâtre font la première fcène de la mort de Pompée,
& le premier a£te de Brutus.
L a plus froide , là plus pénible , la plus longue,
& en même temps la plus obfcure de toutes les
E x p o f i t io n s , eft ce lle de Rodogune. : elle eft
lo n g u e , obfcure , & pénible , parce que , le trait
a liiftoire dont i l s’agit n’ étant pas connu, i l a fallu
tout dire, que les faits en font compliqués & les
noms mêmes inouïs pour le plus grand nombre
des fpeftateurs; elle eft froide , non feulement par
fa lenteur laborieufe, mais par l ’indifférence réciproque
des deux perfonnages qui font en fcène ,
lefquels ne font, ni l ’un ni l ’autte , intéreffés dans
l ’aétion que comme fimples confidents. C ’eft quelque.
choie d’inconcevable, que la négligence qu’a
mile le grand Corneille dans Y Expofition d’une
pièce qu’i l regardoit comme fon chef-d’oeuvre :
Supérieur à tout dan6 les chofes de génie, i l eft
toujours ail deffousde lui-même dans tout ce qui n’eft
que de. l ’art.
L a célébrité d’un fujet en rend YE xp ojition
infiniment plus fimple & plus facile : aux noms
d’Iphigénie, d’OE dipe, de Didon , de Céfar , de
Brutus, on fait d’avance, non feulement quels font
les caractères, mais quels font les antécédents &
les rapports de l ’aCtion. V o y e z de combien de
détails Racine a été. difpenfé dans YExpojition.
d’Iphigénie, par la connoiffance qu’on avoit déjà
de l ’enlèvement d’Hélène , du ferment fait de
venger fon époux, de ce qu’étoient A c h ille , U iy ffe ,
Agamemnon, de ce qu etoient Pâtis & T ro y e ; &
fuppofé que cette fable eut été de l ’invention du
Poete ou qu’i l en eut pris le fujet dans quelque
hiftorien obfcur , concevez dans quel embarras l ’eut
mis cet expo j e dans l ’avant - fcène. Lorfqu’une
aétion n’eft pas célèbre, i l faut qu’elle foit claire
& frapante par elle-même, & que les perfonnages
qu’on y emploie ayent un caractère. fi marqué,
qu’à la première vue ils laiffent leur empreinte dans
les efprits.
L ’aCtipn comique ne fauroit avoir des rapports
éloignés : c’ eft communément dans le cercle d’une
focieté, d’une famille , qu’elle fe paffe ; & par
conféquent Y E xp ojition n’en eft jamais bien
difficile. Les intérêts domeftiques , les qualités,
les affections , les inclinations particulières , qui en
font les mobiles & les refforts, nous font tous
familiers; un feul mot les indique , une fcène nous
met au fait. Dans le comique même cependant
on voit peu à3E x p o r tio n s ingénieufes; on cite
avec raifon comme un modèle rare ce lle du Tartuffe
, à côté de laque lle on peut mettre ce lle
du Mifanthrope , celle de Y E cole des m a r is , &
ce lle du Malade imaginaire, plus originale -peut-
être encore & plus comique.
Dans cette partie , comme dans toutes les autres,
i l faut avouer que Molière eft bien fupérieur aux
anciens : ce u x -c i -n’employ oient aucun art dans
Y E xp ojition de leurs comédies; tantôt c’étoit un
monologue oifeux , tantôt un prologue adreffé au
Parterre, comme dans les Guêpes d’Ariftophane ,
où l ’un des aéleurs annonçoit au Public cé qu’i l
alloit voir. Cette manière, la plus commode fans
doute , mais la moins adroite, fut apparemment
celle de Cratinus & de Ménandre, puifque Plaute
& Térën'ce , leurs imitateurs , l ’adoptèrent. Nos
poètes comiques , à leur exemple , firent ufàge
du prologue avant d’avoir appris à faire mieux;
& M o liè re , en traitant l ’un des fujets de Plaute ,
n’a pas dédaigné de prendre' de lu i cette manière
d'expofer: mais que l ’on compare le dialogue de
Mercure & de la N u i t , dans le comique françois,
avec le fimple récit de Mercure dans le comique
latin ; & du côté de l ’imitateur on reconnoîtra ,
n’en déplaife à Boileau , la fùpériorité du maître.
(. M . M a r m o n t e l . ) .’
E X P R E S S IO N , f. f. L e p o ète, l ’orateur qui
veut exceller dans Ton art , doit poflïder au
plus liant'degré le talent de s exprimer : i l faut
qu’i l fâche , a l ’aide des mots & de . leur arrangement,
exciter précifément l ’idce ou le mouvement
qu’i l fe propofe, & dans le degre de clarté ou
de force que fon but exige. L a choie n eft rien
moins que facile , furtout dans des la n g e s qui
n’ont pas encore toute la pèrfeéhon dont eües
font fufceptibles, qui ne- font pas encore afléz
riches pour fuffire ' à tous les befbins de la r -
tifte. - , '
V Exprejjion fera parfaite, lorfque les termes
défmnéront précifément ce qu’ils doivent fign'ifîer,
& qu’en même temps le tour de YExprejjion répondra
exactement au cara&ère de la notion
générale ou du fentiment qui réfulte de ^ l ’âffem-
blage des idées que chaque mot féparé fait naître.
Quand chaque terme en ' particulier & la période
entière auront cette double propriété, 1 F.xpreJJion
fera ce q u e lle doit être.
I l y a donc deux chofes à confidérer dans Y E x -
prejjion, le fens & le caractère; & cela tant à
l’ égard des fimples mots, qu’à l ’égard des phrafes
& des périodes complexes : même dans le difcours,
ordinaire, on e x ig e , par rapport au fens , que
YExprefjion foit jufte, précife , claire , & d’une
certaine brièveté. Toutes; ces propriétés .doivent
donc fe retrouver dans un degré plus éminent , dès
qu’i l eft queftion d’un ouvrage de l ’art, d’un morceau
de Poéfie ou d’Éloquence ; l e fon même des mots
doit y être afforti.
Les mots confidérés comme de fimples tons, ne
doivent rien avoir d’indécis, d’obfcur., de trop
ferré ni de trop traînant. L ’efprit ne conçoit que
comme les fens font affeétés : ce qui n’ eft p?:s
diftinft à la v u e , ne produit dans i ’ame qu’une
idée confufe ; par la même raifon , les idées que
nous receyons par l ’ouïe feront plus juftes , plus
claires, plus déterminées, lorfque les tons eux-
mêmes auront ces qualités : une fyllabe équivoque ,
un mot dur à prononcer, nuifent à la clarté du difcours
ou-à fon effet.
Une Exprejjion jufte, précife, & claire , excite ,
non feulement l ’idée qu’on a en vue , mais elle
donne encore à cette idée une énergie efthétique
( ou dé fentiment ) , lorfque Y Expre jjion a ces
qualités dans un degré éminent, parce que toute
perfection a un charme qui plaît. Sans égard à
l ’importance de là chofe dont on nous p a rle , nous
fentons du plaifir a entendre nommer chaque chofe
par fon nom propre ; même lorfqu’un objet eft
fous nos yeux, que nous en avons déjà une idée
ju fte , fa defcription, fi elle eft bonne, nous eft
encore agréable : combien plus ferons-nous charmes',
lorfque le poète ou l ’orateur dèvelopera,
par la jufteffe de Y E xp r e fjion , des idées qui
n’étoient jufqu alors que vagues, embrouillées, &
obfcures dans notre efprit ?
L e langage eft de toutes les inventions de l ’efprit
humain la plus importante , au prix de laque lle
toutes les autres ne font rien. C ’eft d’elles que
dépendent la raifon ; les fentiments, les moeurs,
q u i, diftinguant l ’homme de la claffe des êtres
matériels , l ’élèvent à un rang fupérieur. Perfectionner
les langues , c’ eft placer l ’homme un
un échelon plus haut. Quand l ’Éloquence & la
Poéfie n’auroient que cet avantage, ces deux arts
mériteroient déjà la plus grande confidéradon.
Pour aquérir la jufteffe de l ’E xp r e jjio n , deux
chofes! font également indifpenfables ; la connoifo
lance des mots d’une langue, & la fcience p h ilo -
fophique de leur lignification. Inutilement fauroit-
on penfer jufte , fi l ’on ne fait pas trouver les
termes pour rendre chaque idée ; mais en vain
connoîtroit-on tous les termes , fi l ’on ignore leur
lignification exaéle. L ’étude du langage doit nécef-
fairemènt embraffer ce double objet. Pour être 'en
état de s'exprimer toujours b ien , i l faut avoir
aquis , par la converfation & par la leéture ,
l ’abondance des termes, & avoir examiné avec
fagacité le vrai fens qui convient à chacun d’eux :
c’eft par là que lés grands orateurs & les poètes
célèbres fe font diftingués de la foule.
L a jufteffe, cette première qualité effencielle à
l ’Expre jjion , ne concerne pas nmplement le choix
des mots, mais auffi leur arrangement & le tour
de la phrafe entière; fbuvent une particule dép
la c é e , un mot trànfpofé , fuffit pour rendre la
phrafè louche : cela dépend quelquefois d’une minutie
prefque imperceptible. O n apperçoit de ces
inadvertances' dans nos meilleurs poètes ; & fi nous
en remarquons moins dans les anciens, c’eft apparemment
parce que nous n’entendons plus allez
leurs langues: pour en bien juger. C e n’eft qu’à'
force de limer & de polir un. ouvrage , que l ’auteur
le plus pénétrant peut fe mettre en garde de ce
côté-là. Si l ’on pèche contre la jufteffe de Y E x prefjion
, ou le poète manque fon but & dit
ce qu’ i l n’a pas voulu dire , ou, lorfque la fagacité
du leéleur y fupplée , i l en réfulte au moins un
fentiment défagréable. On .voit que l ’auteur vouloir
exprimer telle ch ofe, on fent en même temps que
fon Expre jjion ne répond point à fa penfée ; & ce
çontrafte choque.
L a fécondé qualité effencielle , c’eft la clarté ;
c’eft même la première , félon Quintilien : Nobis
prima f i t virtus perfpicuitas ( v in . ij. z z . ). L e
poète 8c l ’orateur doivent s’emparer de toute
iattention d e 'leu rs auditeurs , & la clarté de*
YExprejfion peut feule foutenir cette attention.:
( y o y e \ C larté ). Une Expre fjîon obfcure ne
fait pas feulement perdre les idées qu’elle enve-
lope d’un nuage , elle affoiblic encore celles qui
fuivront, parce que l ’attention s’eft rebutée. Pour
que le difcours foit ; c la ir , i l faut que chaque
mot ait une fignification exactement connue , &
que la liaifon des .idées foit facile à faifir. L ’une
& l ’autre dé ces-conditions fuppofent qu’i l règne
une grande clarté dans l ’efprit de l ’orateur même.
D e là nous pofons pour première règle 5 qu’on
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