
fible; 8c qu’elle doit facrifier l ’un à l ’autre avec'Intelligence
, lorfqu’ils fe trouvent en contradi&ion.
Mais par raporc à la Grammaire , dont on prétend
ici apprécier un terme, quel eft celui de ces trois
ordres qui lui fert de guide , fi elle n’eft foumife qu’à
l ’influence de l ’un des trois ? & fi elle eft fujette à l’ influence
des t ro is , quel eft pour e lle le principal,
celui qu’elle doit luivre le plus fcrupuleufement,
& qu’elle doit perdre de vue le moins qu’i l eft
pollible ? C ’ eft à quoi fe réduit, fi je ne me trompe,
l ’état de la queftion qu’i l s’agit de difcuter : célui
de ces ordres qui eft, pour ainfî d ire , le légifla-
teur exclufif ou du» moins le légiflateur principal
en Grammaire, eft en même temps celui auquel
fe raporte YInverjîon qui en eft le renverfe-
ment.
L a parole eft deftinée à produire trois effets qui
devroient toujours a ller enfemble ; i ° . inftruire ,
i ° . plaire, 30. toucher. Tria fo n t efficienda dicendo;
ï ° . l i t doeeatur isa p u d quem dicetur, z ° . u t delecle-
tu r , 30. ut moveatur. ( C ic . in B r u ta , fiv e de c la n s
O rat. c . I x i x ) . L e premier de ces trois points eft
le principal j-il eft la baie des deux autres, puifque,
fans celui-là, ceux-ci ne peuvent avoir lieu : car i c i ,
par inftruire , docere, Cicéron n’entend pas éclaircir
une queftion, expofer un fait , difcuter quelque
point de doctrine, & c ; i l entend feulement énoncer
une penfée, fa ir e connoître ce qu’ on a dans l ’ ef-
p.rit , former un f e n s p a r des mots. O n parle
pour être entendu ; c’ eft le premier but de la Par
o le , c’eft le premier objet de toute langue : les
deux autres fuppofent toujours le premier, qui en
eft l ’inftrument néceffaire.
•Voulez-vous plaire par le rhythme, par l ’harmonie
, c’eft à dire, par une certaine convenance de
fy llab e s , par la lia ifo n , l ’enchaînement, la proportion
des mots entre eux , . de façon qu’ i l en réduite
une cadence agréable pour l ’oreille ? Commencez
par vous faire entendre. Le s mots les plus
{bnores, l ’arrangement le plus harmonieux ne peuvent
plaire que comme le feroit un infiniment de
Mufique : mais alors ce n’ eft plus la Parole , qui
eft effenciellement la manifeftation dés penfées par
la voix.
I l eft également impoflible de toucher & d’inté-
reffer, fi l ’on n’eft pas entendu. Quoique mon intérêt
ou le vôtre fôit le motif principal qui me
porte à vous adreffer la parole , je fuis toujours
o b lig é de me faire entendre, & de me fervir des
moyens établis à cet effet dans la langue qui nous
eft commune. Ces moyens à la vérité peuvent bien
être mis en ufage par l ’intérêt; mais ils n?en dépendent
en aucune manière. C ’eft ainfi que l ’intérêt
engage le pilote à fe fervir de l ’a iguille 'aimantée
; mais le mouvement inftruââf de cette
aiguille eft indépendant de l ’intérêt du pilote.
L ’objet principal de la Parole eft donc l ’énonciation
de la penfée. O r en quelque langage que
ce puiffe être, les mots ne peuvent exciter de fens
jians l ’efprit de celui qui lit ou qui é c o u te ,/ ils nç
font aflortis d’une manière qui rende fenfîbles leuitf
raports mutuels , qui font l ’image des relations qui
le trouvent entre les idées mêmes que les mots expriment
: car quoique la penfée, opération purement
fpiricuelle , foie par là même indivifible ; la
Logique , par le fecours de l ’abftraétion, comme
je 1 ai dit ailleurs, vient pourtant à bout de l ’ana-
lyfer en quelque forte, en confidérant féparément
les idées différentes qui en font l ’o bjet, & les relations
que l ’efprit aperçoit entre elles, C ’eft cette
analyfe qui eft l ’objet immédiat de la Parole ; ce
n’ eft que de cette analyfe que la Parole eft l’image ;
& la iucceflion analytique des idées eft en confé-
quence le prototype qui décide toutes les lois de
la Syntaxe dans toutes les langues imaginables.
Anéantiffez l ’ordre analytique ;. les règles de la
Syntaxe font partout fans raifon, fans appui , &
bien tôt elles feront fans confîftence , tans' autorité ,
fans effet ; les mots , fans relation entre e u x , ne formeront
plus de fens , & la Parole ne fera plus qu’un
vain bruit.
Mais cet ordre eft immuable, & fon influence
fur les langues eft irréfiftible , parce que le principe
en eft indépendant des conventions capricieufes des
hommes & de leur mutabilité : i l eft fondé fur la
nature même de la penfée, & fur les procédés de
l ’ efprit' humain , qui font les mêmes dans tous les
individus de tous les lieux & de tous les temps ;
parce que l ’intelligence eft dans tous une émanation
de la raifon immuable & fouveraine, de cette lumière
véritable qui éclaire tout homme venant en
ce monde; lu x vera quae illuminât omnem ho-
minem venientem in hune mundum. ( Joan. I . $ )•
I l n’y a que deux moyens par lefquels l ’in-?
fluence de l ’ordre analytique puiffe devenir fenfible
dans l ’énonciation de la penfée par la Parole. L e
premier, c’eft d’affujettir les mots à fuivre , dans
l ’Élocution, la gradation même des idées & l ’ordre
analytique : le fécond, c’ eft de faire prendre aux
mots des inflexions qui eara&érifent leurs relations
à cet ordre analytique, & d’en abandonner enfuite
l ’arrangement, dans l ’Élocution, à l ’influence de l ’harmonie,
au feu de l ’imagination, à l ’intérêt, fi l ’on
veut, des pallions. V o ilà le fondement de la divifion
des langues en deux efpècès générales, que M. l ’abbé
Girard ( Princ. dife. j , tom. I , p a g . 13 ) appelle
analogues & tranfpofitives.
I l appelle »langues analogues celles qui ont
fournis leur fyntaxe à l ’ordre analytique , ‘ par le
premier des deux moyens pofïibles ; & i l les nommé
an a logu e s , parce que leur marche eft effectivement
analogue , & en quelque forte pa ra llèle à
ce lle de l ’efprit même, dont elle fuit pas à pas
les opérations.
I l donne le nom de tranfpofitives à celles qui
ont adopté le fécond moyen de fixer leur fynta’xe'
d’après l ’ordre analytique; & la dénomination de
tranfpofitives caraéfcérife très-bien leur marche libre
& foùvent contraire à ce lle de l ’efprit , qui n’eft
point imitée par la fuccefïion des mots, quoiqu’e lle s
ft>it parfaitement indiquée par les livrées dont ils
font revêtus, “ J - f • •'
; C’eft en effet l ’ordre analytique de la penfee qui
fixe la* fuccefïion des mots dans toutes les langues
analogues; & fi elles fe permettent quelques écarts,
ils font fi peu confidérables, fi aifés à appercevoir
& à rétablir, qu’il eft facile de fentir que ces langues
ont toujours les ieux fur la même bouffole ,
8c qu’elles n’autorifent ces écarts que pour arriver
encore plus sûrement au but, tantôt parce que 1 harmonie
répand plus d’agrément fur le fentier détourné
, tantôt parce que la clarté le rend plus sur.
C ’eft l’ordinaire, dans toutes ces langues, que le fujet
précède le verbe , parce qu’il eft dans lordre que
l’efprit voye d’abord un être avant au il en obferve
la manière d’être ; que le verbe Toit fuivi de fon
complément , parce que. toute aftipn doit commencer
avant d’arriver à fon terme; que la pré-
pofition ait de même fon complément après elle ,
parce quelle exprime de même un fens commencé
que le complément achève ; qu’une propofition incidente
ne vienne qu’après l’antécédent quelle modifie
, parce que', comme difent les philofophes ,
p r iu s eft ejfe quam f ie e jfe , &c. La correfpon-
dance de la marche des langues analogues à cette
fuccefïion analytique des idées eft une vérité de fait
& d’expérience; elle eft palpable dans la conftruc-
tion ufuelle de la langue françoife, de l’italienne,
de l ’efpagnole, „de l ’angloife , & de toutes les
langues analogues.
C’eft encore l’ordre analytique de la penfée, qui
dans les langues tranfpofitives détermine les inflexions
accidentelles des mots. Un être doit exifter avant
que d’être tel; & par analogie le nom doit être
connu avant l’adje&if, & le fujet avant le verbe,
fans quoi il feroit impoflible de mettre l ’adjectif
en concordance avec le nom; ni le verbe avec fon
fon fûjet : il faut avoir envifagé le verbe ou la pré-
pofition, avant que de penfer à donner telle ou telle
inflexion à leur complément, &c. &c. Ainfi, quand
Cicéron a dit diuturni filen tii finem hodiernus
dies a t t u l i t , les inflexions de chacun de ces mots
étoient relatives à l’ordre analytique, & le carac-
térifoient; fans quoi leur enfemble n’auroit rien
lignifié. Que veut dire diutumus filentium f in is
hodiernus dies afferre ? Rien du tout. Mais de la
phrafe même de Cicéron je vois fortir un fens net
& précis, par la connoiffance que j’ai de la defti-
nation de chacune des terminaifons. jDiuturni a
été choifi par préférence pour s’accorder avecfilen•
t ii i ainfi, filen tii eft antérieur à diuturni dans •
l ’ordre analytique. Pourquoi le nom f i le n t i i , & ,
par la raifon de la concordance , fon adjeélif diuturni
, font-ils au génitif? C’eft que ces deux mots
- forment un fupplément déterminatif au nom appel-
latif finem ,* ces deux mots font prendre finem
dans une acception fingulière ; il ne s’agit pas ici
déroute fin, mais de la fin du filence que l ’orateur
gardoit depuis long temps : finem eft donc la caufe
de l ’inflexion oblique de filen tii diuturni ; j’ai donc
G R AMM. E T L lT T É R A T . Tomt I L
droit de conclure que fin em , dans 1 Ordre analytique
, précède filen tii diuturni , non parce que
je dirois en françois la f in du f ile n c e , mais parce
que la caufe précède l’effet; ce qui eft également
la raifon de la conftruélion françoife. Finem eft
encore un cas qui a fa caufe dans le verbe a t tu l it ,
qui doit par conféquent le précéder ; & a ttu lit a
pour raifon de fon inflexion le fujet dies hodiernus ,
dont la terminaifon directe indique que rien ne le-
précède & ne le modifie.
I l eft donc évident que , dans toutes les langues,
la Parole ne tranfmet la penfée, qu autant qu’elle
peint fidèlement la fiiccelfion analytique des idees
qui en font l ’objet & que l ’abûraétion y confidère'
féparément. Dans quelques idiomes cette fiicceflion
des idées eft reprélentée par ce lle des mots qui en
font les lignes ; dans d’autres , e lle eft feulement
défignée par les inflexions des mots, qui, au moyen
de cette marque de relation , peuvent, fans confe-
quence. pour le fens , prendre dans le ûifeours te lle
autre place que d’autres vues peuvent leur alfigner :
mais à travers ces différences confidérables du génie
des langues, on reconnoît fenfiblement l ’impreffïon
uniforme de la, nature, qui eft une , qui eft
fimple , qui eft immuable, & qui établit partout
une exaéte uniformité entre la progrelfion des idees
& ce lle des mots qui les reprefentent.
Je dis Yimprejfion de la nature, parce que c’eft
en effet une fuite néceffaire de l ’effence & de la
nature de la Parole. L a Parole doit peindre la
penfée & en être l ’im a g e ; c’eft une vérité unanimement
reconnue. Mais la penfée eft indivifible ,
& ne peut par conféquent être par e lle - meme
l ’objet immédiat d’aucune image; i l faut neceffai-
rement recourir à l ’abftraction, & confiderer 1 une
après l ’autre les idées qui en font 1 objet, & leurs
relations : c’eft donc l’ analyfe de la penfee qui
feule peut être figurée par la Parole. Or^ i l eft
de la nature de toute image de préfenter fidèlement
fon original ainfi, la nature de la Parole exige
qu’elle peigne exactement les idees objectives de
la penfée & leurs relations. Ces relations fuppofent
une fiicceflion dans leurs termes ; la priorité eft
propre à l ’u n , lapoftériorité eft effencielle à l ’autre :
cette fucceffion des idées , fondée fur leurs relations,
eft donc en effet l ’objet naturel de 1 image que la
Parole doit produire ; & 1 ordre analytique eft
l ’ordre naturel qui doit fervir de bafe à la fyntaxe
de toutes les langues.
C ’eft à des traits pareils que M. Pluche lui-
même reconnoît la nature dans les langues, xc Dans
» toutes les langues ,, tant anciennes, que modernes,
» ditr-il dès le commencement de fa Méchanique ,
» i l faut bien diftinguer ce que la nature enfeigne..,
» d’avec c e qui eft l ’ouvrage des hommes , d avec
» ce qui eft d’une inftitution arbitraire. C e que la
» nature, leur a appris eft le même partout : i l fe
» foutient avec égalité ; & ce qu i l etoit dans
» les premiers temps du genre humain , i l l e f t
» encore aujourdhui. Mais ce qui provient des