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fe raflemblent point, où certains ans , comme la
Sculpture , la Peinture des êtres animés, font
défendus par la Religion. Quand i l y a peu de
fociété , 1 efpric eft rétréci, fa pointe s’émoune ,
i l n’a pas de quoi fe former l e Goût. Quand plusieurs
beaux Arts manquent, les autres ont rarement
de quoi fe foutenir, parce que tous fe tiennent
par la main & dépendent les uns des autires.
C ’eft une des rzûfons pourquoi les afiaciques n’ont
jamais eu d’ouvrages bien faits prefque en aucun
genre, & que le Goût n’a é téle partage que de quelques
peuples de l ’Europe.
( ^ Y a-t-il un bon & un mauvais Goût ? O u i
fans doute , quoique les hommes diffèrent d’opinions,
de moeurs , alliages.
L e meilleur Goût en tout genre eft d’imiter
la nature avec le plus de fidélité, de force , & de
grâce.
Mais la grâce n’e f t - e lle pas arbitraire? N o n ,
puifqu’elle confifte à donner aux objets qu’on repréfente
d elà v ie & de là douceur.
Entre deux hommes, dont l ’un fera groffier, l ’autre
dé lica t, on convient affez que l ’un a plus de Goût que
l ’autre.
Avant que le bon temps fut venu, V o itu re , q u i,
dans fa manie de broder des riens , avoit quelquefois
beaucoup de délicaTëffe & d’agrément, écrit au grand
Condé fur fa maladie :
Commencez , Seigneur , à fonger
Qu’il importe d’être 8c de vivre ;
Penfez à vous mieux ménager.
Quel charme a pour vous le danger
Que vous aimiez tant à le fuivreï
Si vous aviez'dans les combats
D ’Amadis l’armure enchantée
Comme vous en avez le bras
Et la vaillance tant vantée ,
Seigneur, je ne meplaindrois pas.
Mais en nos fiècles où les charmés
Ne font pas de pareil.es armes ;
Qu’on voit que le plus noble, fan g ,
Fût-il d’Heclorou d’Alexandre,
Eft aufli facile à répandre
Que l'eft celui du plus bas rang;
' Que d’une force fans fécondé
La mort fait fes traits élancer ;
Et qu’un peu de plomb peut cafter
La plus belle tête du monde ;
Qui l ’a bonne y doit regarder.
Mais une telle que la vôtre
Ne fe doit jamais hafarder.
Pour votre bien & pour le nôtre,
Seigneur, il vous la faut garder.
Quoique votre efprit fepropofe,
Quand votre courfe fera clofe,
On vous abandonnera fort.
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Croyez-moi, c’eftfortpeu dechofe
Qu’un demi-dieu .quand il eft mort.
Ces vers’ paffent encore aujourdhui pour être
pleins de Goût 8c pour être le&meilleurs de Voiture.
Dans le même temps, l ’É t fif^ , qui paffoit pour
un génie ; l ’É to ile , l ’un des cinq auteurs qui travail-
loient aux tragédies du Cardinal de Richelieu ;
l ’É to ile , l ’un des juges de C o rn e ille , fefoit ces
vers qui font imprimés à la fuite de Malherbe & de
Racan :
Que j’aime en tout temps la taverne !
Que librement je m’y gouverne !
Elle n’a rien d'égal à foi.
J’y vois tout ce que j’y demande ;
Et les torchons y font pour moi
De fine toile de Hollande.
I l n’eft point de lecteur qui ne contienne que le s
vers de Voiture font d’un courtifan qui a l e bon G oû t
en pa rtage; 8c ceux de 1 É toile , d’un homme groffier
fans efprit.
C ’eft dommage qu’on puiffe dire de Voiture , I l
eut du Goût cette fois-là. 11 n’y a certainement qu’un
Goût déteftable dans plus de mille vers pareils à
ceux-ci .■
Quand nous fûmes dans Etampes,
Nous parlâmes fort de vous.
J ’en foupirai quatre coups ,
Et j’en eus la goutte-crampe.
Étampe & crampe vraiment
Riment merveilleufement.
Nous trouvâmes près Sercote ,
( Cas étrange & vrai pourtant )
Des boeufs qu’on voyoit broutant
Deflus le haut d’une motte ;
Et plus bas. quelques cochons,
Avec nombre de moutons, & c.
L a fameufe lettre de la carpe an brochet, & qui
lu i fit tant de réputation , n’eft - elle pas une p la i-
fanterie trop pouffée , trop longue , & en quelques
endroits trop peu naturelle ? N ’e f t - c e pas un mélange
de fineffe & de gr'oftièreté, . de vrai & de
faux? F a llo i t - il dire au grand Condé, nommé l e
Brochet dans une fociété de la C o u r , qu’à fon nom
les baleines du N ord ju oien t à großes g outtes ,
& que les gens de l ’empereur penfoient le frire & l e
manger avec un grain de fel?
Eft-ce un bon Goût d’écrire tant de lettres feulement
pour montrer un peu de cet efprit qui confifte en
jeux de mots & en pointes ?
N ’eft-on pas révolté quand Voiture dit au grand
Çondé fur lap r ife de Dunkerke,, Je crois que vous
prendriez la lune avec les dents?
I l femble que ce faux Goût fut infpiré à Voiture
par le Marini, qui étoit venu en France avec la
reine Marie de Médicis. Voiture & Coftar le citent
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très-fouvent dans leurs Lettres comme un modèle :
ils admirent fa defcription de la R ô fe , filled A -
v r i l , vierge ,& reine, aflife fur un trône épineux,
tenant majeftueufement le feeptre des fleurs , ayant
pour courcifans & pour miniftres la famille lafeive des
Zéphyrs , & portant la couronne d’or & l e manteau
d’écarlate#
S e lla figlia d’Aprile,
Vergïnella e reina ,
Su lo fpinofo trono
D e l verde cefpo aftifa,
D e ’ ftor lafeettro in maefta foftiene ;
E eoheggiata intorno
D a lafeiva famiglia
D i Zephyri miniftri,
Porta d’or’ la corona e d’oftro il mante.
Voiture cite avec complaifance , dans fa trente-
cinquième lettre à C oftar, l ’atonie fonnant du Marini,
la voix emplumée , le fouffle vivant vêtu de plumes ,
la plume fonorê, le champ ^ a i lé , le petit efprit
d’harmonie caché dans de petites entrailles, & tout
cela pour dire , U n roffignol.
XJtia vocepennuta, un fuon volante ,
E veftito di penne, un vivo fiato,
Una piuma caiiora , un. canto alato ,
‘ Un fpirituel chc d’harmonià copipofta
Vive in angufte vïfcere nafeoto.
Balzac avoit un mauvais Goût tout contraire ; i l
écrivoit des lettres familières avec une étrange em-
phafe. I l écrit 'au cardinal de la V a le t te , que ni
dans les déferts de la L y b ie , ni dans les abymes de
la mer , i l n’y eut jamais un fi furieux monftre que
la feiatique; & que , fi les tyrans, dont la mémoire
nous eft odieufe, euffent eu,tels inftruments de leur
cruauté, C’eût été la feiatique-que les martyrs euffent
• endurée pour la' Religion.
Ces exagérations emphatiques, ces longues périodes
mefurées , fi contraires au ftyle épiftolaire ,
Ces déclamations faftidieufes , hériffées de grec &
de la t in , au fiijet de deux Sonnets affez médiocres
qui partageoient la Cour 8c la V i l le , & fur la
pitoyable tragédie' d’Hérode infanticide, tout cela
étoit d’un temps où le Goût ri étoit pas encore
formé. Cinna même, & les Lettres provinciales
qui étonnèrent la nation, ne la dérouillèrent pas
encore.
Les connoiffeurs diftinguent encore dans le même
• homme le temps où fon Goût étoit forme , celui
où i l aquit fa perfection , celui où i l tomba en
décadence. Qu el homme d’un efprit un peu cultive
ne fentira pas l ’extrême différence des beaux morceaux
de Cimia , & de ceux-ci du même auteur dans fes vingt
dernières tragédies ?
Dis-moi donc, lorfqu’Othon s’eft offert à Camille,
A-t-il été content? a-t-elle été facile?
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Son hommage auprès d’elle a-t-il eu plus d’ejïet?
Comment l’a-t-elle pris ? Sc comment l’a-t-il fait ?
( elle. ) '
E f t - i l parmi les gens de Lettres quelqu’un qui
ne reconnoiffc le Goût perfectionné de Boileau dans
fon Art poétique, & fon Goût non encore raffine dans
fa fàtyre fur les embarras de P aris, où i l peint des
chats dans les gouttières ?
L’un miaule en grondant comme un tigre en furie.
L'autre roule fa voix comme un enfant qui crie;
Ce n’eft pas tout encor, les fouris &c les rats
Semblent pour m’éveiller s’entendre avec les chats.
, S’i l avoit vécu alors dans l a bonne compagnie ,
elle lu i auroit confeillé d’exercer fon talent furdes
objets plus dignes d’elle que des chats, des rats-,-8c
des fouris.
Comme un artifté forme peu à peu fon Goût^,
une nation forme aufli le fien : elle croupit des fie—
clés entiers dans- la barbarie ; enfuite i l s’élève une
foible aurore ; enfin le grand jour p a ro ît, après l e quel
on ne voit plus qu’un long crepufcule.
Nous convenons tous depuis lon g temps^que ,
malgré les foins de François I pour faire naitrè le
Goût des beaux Arts en France , ce bon Goû t ne
put jamais s’établir que vers le fiecle de .Louis X IV ,
8c nous commençons à nous plaindre que le fiecle
préfent dégénère.
Le s grecs du bas-Empire.avouoient que le Goû t
qui régnoit du temps de Périclès étok perdu chez
eux; les grecs modernes conviennent qu’ils n en ont
aucun.
Ouintilien reconnoît que le Goû t des romains
commençoit à fe corrompre de fon temps.
L o p e z de V e g a fe plaignoit du mauvais Goû t
des efpagnols.
Le s italiens s’aperçurent les premiers que tout
dégénéroit chez eux quelque temps après leur immortel
Seicento , & qu’ils voyoient périr la p lupart
des arts qu’ils avoient fait naître.
Adiflon attaque fouvent le mauvais Goût de fes
compatriotes dans plus d’un genre, foie quand i l
fe moque de la ftatue d un amiral en perruque quar-
rée , foit quand i l témoigné fon mépris pour les
jeux de mots employés ferieufement, o u quand i l
condanne des jongleurs introduits dans les tragédies.
S i donc les meilleurs efprits d’un pays conviennent
que le Goût a manqué en certains temps a
leur patrie , les voifins peuvent le fentir comme
les compatriotes : 8c de même qu i l eft évident que,
parmi nous, tel homme a le G.out bon & te l autre
mauvais, i l peut être évident aufli que de deux nations
contemporaines, l ’une a un Goût rude 8c groffier, 1 autre
fin & naturel.
L e malheur eft que, quand on prononce cette vente,