
Que l’ univers fe taife & m’écoute parler. ■
Mes chants vont féconder les accords de ma lyre :
L ’Efpric faine me pénétré, il m’échauffe, & m’infpire
Les grandes vérités que je vais révéler.
M a is q u e lle s font ces v érités inou ïes ? « Q u e vaine -
s> ment l ’homme fe fonde fur fes grandeurs & fur » fes richeffes , q ue no-us fommes tous m o r te ls , 8c
■ *> q ue D ie u nous ju g e ra tous » . V o i là l e précis de
ce tte O d e .
H o r a c e débute comme R ou ffeau , dans le s leçons
q u ’i l donne à l a Jeuneffe rom a in e , fur l ’ in é g a lité
ap parente & fur l ’ é g a li té r é e lle entre le s nomm
e s :
Carmlna non priùs
uiudita, Mu far um facerdos ,
Virginibus puerifque canto.
SVIais v o y e z com m e i l fe fou tient. C ’ eft p eu de cette
v é r ité q ue R ou ffeau a d è v e lo p é e :
Æquâ lege necejjitas
Sortiiur injignes & imos.
H o r a c e o p p o fe le s terreurs de l a ty r a n n ie , le s
Inquiétudes de l ’avarice , le s d é g o û t s , le s fombres'
ennuis de la faftueufê o p u le n c e , au repos , au doux
fom m e il de l ’humble médiocrité. C ’eft de là qu’ eft
p r ife ce tte grande maxime qui p a ffe encore de bouche
e n bouche j
Regum timendorum in proprios gregvt,
Reges in ipfos imperium eji Jovis,
Clan gigantex) triumpho,
Cuncta fupercilio moventis;
& ce tab leau fi v r a i , fi te r r ib le de l a cond ition des
ty ran s j
Diflrictas enjis eut fupçr impii.
Cervice pendet, non ficuta dapes
Dulcem elaborabunt faporem t
Non avium cytharoequè camus
Somnum reducent :
: J" fi X
’& c e lu i que B o ile a u a fi heureufement rendu, quo ique
dans un genre moins n ob le :
Sed timor & mince
Scandunt eodem quo domlnus, neque
Decedit a rata triremi, &
Toft equitem fedet atra cura.
S i ces .vérités ne fon t pas n o u v e lle s , au moins
(on t -e lle s préfentées a v e c une force in o u ïe ; & cependant
Bon repro che au p o è te l e jton imp ofànt
qu ’i l a pris : tant i l eft v rai qu’i l faut a v o ir de
grandes leçon s â donner au m o n d e , pour être en
d ro it de demander filen ce J Favete lin g u i s.
L a M o tte prétend q ue ce d é b u t , condanné dans un
p o èm e ép iq u e ,
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre,
fe ro it p la c é dans une O d e . O u i , s’i l é to it foutemi.
« C e p en d a n t , d i t - i l , dans l ’É p o p é e comme dans
» Y O d e , l e p o è te fe donne pour infpiré » ; & de
là i l co n c lu t q ue l e f ty le de Y O d e eft l e même
que c e lu i de l ’É p o p é e . C e t t e éq u iv o q u e eft de
conféquence : mais i l eft fa c i le de la le v e r . Dans
l ’E p o p é e on fu p p o fe l e p o è te in fp ir é , au l ie u qu’on
l e c ro it p o fféd e dans Y O d e .
Mufe , dis-moi la colère d’Âchille..
L a Mufe ra c o n te , 8C l e p o è te écrit : v o ilà l ’ in fp ira -
t io n tranquile.
Eft-ce l’Efprit divin qui s’empare de moi î
C’eft lui-même.
V o i là l ’infpira tion pro p h é tiq u e . Mais i l faut bien
fe confulter avant de prendre un fi rapide effor :
par e x em p le , i l ne conv ient pas à c e lu i qui v a décrire
un cabinet de méd a illes ; & après a v o ir d i t ,
comme L a M o t t e ,
Do&e fureur , divine ivrefte ,
En quels lieux m’as-tu tranfportc î
l ’on ne do it pas tomber dans de froides réflexions
tur l ’incertitude & l ’obfêuritc des inferiptions & des
emblèmes.
L e haut ton féduit le s jeunes g e n s , parc,e qu’ i l
marque l ’enthoufiafme : mais l e d ifficile eft de l e
foutenfr ; & p lu s l ’effor eft préfomptueu x , p lu s l a
ch ute fera rifib le.
L ’air du dé lire eft encore un rid icu le q ue le s
po ètes fe d o n n e n t , faute d’a v o ir réfléchi fur l a
nature de Y O d e . I l eft v r a i qu’e l l e a le» ch o ix
entre toutes le s progreffions natu re lles des fenti^
ments & des id é e s , av ec l a lib e r té de franchir le s
in te rv a lle s q ue la réflexion p eu t rem p lir : mais
ce tte lib e r té a des bornes ; & c e lu i qu i prend jua
dé lire infenfé pour l ’ en thou fia fn ie, ne l e conno ît
pas.
L ’ enthoufiafme e f t , comme j'e l ’ ai d i t , la p le in e
illu f io n oit fe p lo n g e l ’âme du p o è te . S i la fitua-
tio n eft v io le n te , l ’enthoufiafme eft paffionné : fi la
fituation eft vo lu p tu eu fe , c’eft un fentiment doux &
ca lm e .
A in f i , dans Y O d e , l ’âme s’ abandonne ou à l ’im a g
in a tion ou au fentiment. Mais la marche du fentiment
eft donnée par la nature ; & fi l ’im a g in a tion
eft p lu s l ib r e , c’ eft un nouveau m o t if p ou r lu i la iffe r
un gu id e q u i l ’é c la ire dans fes écarts.
O n ne do it jamais éc rire fans deffein ; & ce
deffein do it être bien conçu avant que l ’on prenne
l a p lum e , afin que l a réflexion ne v ienne pas
ralentir l a chaleur du g én ie . En ten d ez un mu ficiea
habile préluder fur des touches harmonieufes : i l
femble voltiger en liberté d’un mode à l ’autre ,
mais il ne fort point du cercle étroit qui lui eft
preferit par la nature ;- l ’art fe cache, mais i l le
conduit ; 8c dans ce détordre tout eft régulier. Rien
ae reffemble mieux à la marche de Y O de.
Gravîna en donne une idée encore plus grande,
en. parlant de Pindare , dont i l femble avoir pris
le ftyle pour le louer plus magnifiquement, a Pin-
» dare , dit-il , pouffe fon vaiffeau fur le fein de
» la mer : i l déploie toutes les v o ile s , i l affronte
» la tempête & les écueils : les flots fe fo-ulèvent
» 8c font prêts â l’engloutir ; déjà i l a difparu à la
»> vûe du fpeétateur, lorfque tout à coup i l s’élance
» du milieu des eaux & arrive heureufement au
»> rivage ».
Cette A llé gor ie , en déguifant le défaut effenciel
de Pindare , ne laiffe pas de cara&érifer YOde ,
dont l ’artifice eoufifte a cacher une marche régulière
fous l ’air de l ’égarement, comme l ’artifice
de 1*Apologue confifte â cacher un deffein rempli
de fageffe Tous l ’air de la naïveté. Mais ces idées,
vagues dans les .préceptes, font plus fenfibles dans
les exemples. Étudions l ’art du poète dans ces belles
Odes d’Horace : fuftum ù tenacem, &c. D e f-
4aide coelo , & c. Ccelo tondntem, &c.
Dans l’u n eH o r a c e vouloit combattre le. deffein
propofé de relever les murs de T r o ie , &
d’y transférer le fîcg e de l ’Empire. V o y e z le tour
u’i l a pris. I l commence par louer la confiance
ans le bien* C ’ eft par l â , d i t - i l , que P o llu x ,
H e rcu le , Romulus lui-même s’eft élevé au rang
«des dieux. Mais quand i l fallut y admettre le
fondateur de Rome , Junon parla dans le confgil
des immortels, & dît qu’e lle vouloit bien oublier
que Romulus fut le fàng des Troyens , & confentir
à vojr dans leurs neveux les vainqueurs 8c les maîtres
du inonde, pourvu que T ro ie ne fortît jamais
de fes ruines îc que Rome en fût féparée par
i ’immenfité des mers. Cette Ode eft , pour la fageffe
du deffin, un modèle peut - être unique ;
mais ce qu’elle a de prodigieux , c’ eft qu’a me-
fiire que le poète approche de fon b u t , i l femble
qu’i l s’en écarte , & qu’i l a rempli fon objet lorf-
qu’on le croit tout à fait égaré.
Dans l ’autre , i l veut faire fentir à Augufte
J-’obligation qu’ i l a aux Mufes , non feulement
d’avoir embelli fon repos , mais de lui avoir appris
a bien ufer de fa fortune & de fa puiffance. Rien
n’étoît plus délic.at, plus difficile à manier. Que
fait le poète ? D ’abord i l s’annonce comme le
protégé des Mufes. E lle s ont pris foin de fa vie
dès le berceau ; elles l ’ont fauvé de tous les périls ;
U eft fous la garde de ces divinités tutélaires ; &
en a&ions de grâces , i l chante leurs louanges.
Dès lors i l lui eft permis de leur attribuer tout
h bi.en qu’ i l ima g in e, .8c en particulier la gloire
de préfider aux confeils d’Augufte , de lu i iafpirer
la douceur, la générofité , la clémence :
Vos lene confiliurn & datis , Çr data
Gaudetis aima. •
Mais de peur que la vanité de fon héros n’en foit
bleffée , i l ajoûte qu’elles n’ont pas été moins utiles
à Jupiter lui-même dans la guerre contre les T i tans
; & fous le nom de Jupiter 8c des divinités cé-
leftes qui préfident aux Arts & aux L e ttre s , i l repréfente
Augufte environné d’hommes fages , humains
, pacifiques , qui modèrent dans les mains
l ’ufage de la force , de la fo r ce , dit le poète
V injügatrice de tous les f o r fa i t s ,
Vire» opine nrfns animo moventes.
Dans la troîfiçme , veut-il louer les triomphes
d’Augufte & l ’influence de fon génie fur la difei-
pline des armées romaines ? i l fait voir le folda t,
fidèle , v aillan t, invincible fous fçs drapeaux ; i l
le fait voir , fous Craffus , lâche déferteur de fil
patrie & de fes dieux , s’alliant avec les parthes*
8c fervant fous leurs étendards. I l va plus lo in , i l
remonte aux.beaux jours de la république ; 8c dan»
un difçours plein d’héroïfme, qu’i l met dans la bouche
de Régulas , i l repréfente les anciens romains
pofant Jes armes 8c recevant des chaînes de la
main des carthaginois , en oppofitiôn avec les romains
du temps a Augufte,, vainqueurs des parthes#
& qui v o n t , d i t - i l , fubjuguer les bretons.
Ce t art de flatter eft comme imperceptible : le
poète n’a pas même l ’air de s’appercevoir du parallèle
qu’i l préfente. On le prendroit pour un
homme qui s’abandonne à fon imagination , & q ui
oublie les triomphes préfents ^ pour s’occuper deç
malheurs paffés. T e l eft le preftige de YOde,
C’eft là qu’ un beau détordre eft un effet de l ’art.
En réfléçhiffant fur cçs exemples , on voit que
l ’ imagination , qui femble égarer' le poète , pou-
voit prendre mjile autres routes; au lieu que dans
YOde oii le fentiment domine , la liberté du génie
eft réglé? par les lois que fa nature a preferites
aux mouvements du eqeur humain.
L ’âme a fon ta ft comme l ’oreille , elle a fa
méthode comme la raifotj : or chaque fon a un
générateur , chaque conféquence un principe ; de
même chaque mouvement de l ’âme a une force
?ui le prod u it, une impreffioa qui le détermine.
,e défordre de YOde pathétique ne confifte donc
pas dans le renverfement de cette fiicce/fion , n i
dans ^interruption totale de la chaîne , niais dans
le choix de ce lle des progreffions naturelles, qui
eft la moins familière , la plus inattendue, & s’i l
fe peut , en même temps, la plus favorable à la
Poéfîe : j’en vais donner uji exemple pris du mêmç
poète latin,
& n r a