
l a cupidité , l 'e n v i e fo n t incefiamment excitées
p a r la vue des jou ïflan cçs qui e n v ir o n n e n t l a pauv
re té . P lu s de défiance , de r u f e , & d’opiniâtreté
dans l e v i l la g e o i s , parce qu’ i l eft fans c e f l e ex-
p o fé aux fiirprifes de l a fraude & de l ’u fu r p a t io n ;
p lu s de fécurité , de d ro itu r e , & de bonne ro i dans
l e citadin , parce qu’ i l e f t protégé-de p lu s près par
le s lo is , & qu’i l n ’ e f t pas o b lig é d’être en garde
contre l ’ in jufh ce & la force.
P a rm i le s différents ordres de cito yen s , encore
m i l le nuances dans le s Moeurs : chaque condition
a le s fiennes : la N o b le f f e , la B o u r g e o is e , l ’homme
d’ép é e , l ’homme de robe , l ’ a r t ifan , & l e financier
( j e ne p a r le p o in t de l ’É g l i f e , qu o iq u e l a cen -
fùre p o é tiq u e ne l ’a it pas toujours épa rgnée ) ;
tou s le s raugs , toutes le s profeffions forment en-
fem b lç un tab leau v ivant & v arié à l ’infini , ou
l ’ éducation , l ’habitude , l e pré ju g é , l ’o p in io n , la
mode , & l e t ra v a il co n tin u e l de la vanité pour
é tab lir des diftmêlions , donnent aux Moeurs de
l a fo c ié té m i l le & m ille cou leurs diverfes. V o i là
l e grand o b je t des études du p o è te .
Mais av ec c e s Moeurs g éné rales fe combinent
le s accidents qu i le s modifient diverfement fé lo n
le s divers c a r a c t è r e s , & p lu s encore fé lo n le s c i r -
conftances de l ’ a é t io n : d’où réfulte une variété
in ép u ifeb le . L e même caractère a paru dix fois
fur la {cène , & toujours différent par fa feu le
p o fitio n : c’eft comme l e m o d è le d’ une é c o le de
d e ff in , q u i varie fe s a ttitu d e s , ou que chacun co p ie
d’ un c ô t é différent. T o u s le s railonneurs , tous
le s amoureux de M o liè r e f e re f fem b le n t , & tous
le s amoureux comique s reffemb lent à ceux de M o liè
r e . D an s R a c in e , tous le s amants , ou tendres
o u p a flion n é s , ne diffèrent q ue pa r des nu an ce s ,
ou p lu s tô t par le u r fituation : fu p p o f e z qu’i ls chang
en t de p la c e ; Britannicus f e r a H y p p o l i t e , B a ja z e t
fe ra X ip h a r è s , H e rm io n e fera Ro x ane , & , pour
a l le r p lu s l o in , A r ia n e fera D id o n , Inès fera M o -
n im e , M o n im e , A r ia n e ou Z a ï r e .
A u lie u q u e R a c in e a v o it fa it fes femmes p a f-
fïonnées & fes homme s tendres , V o lt a i r e a fa it
f e s femmes tendres & fes homme s paflionnés ; &
de ce fe u l renverfement de la même comb inaifong
i l a tir é comme un n ouveau T h é â tr e .
A p lu s f o r t e r a i f o n , fi l e p o è te combine l a même
paffion av ec de nouveaux c a r a c t è r e s , ou deux p a f -
fions op p o fé e s 'd an s un c a r a ê t è r e déjà co n n u , p ro d
u ir a - t - il de no u v e lle s Moeurs. P h o ca s eft un tyran
a t r o c e , mais i l eft pè re ; i l délire ardemment de
p erd re l e ro i lé g it im e , mais i l craint d’im m o le r
f o n f ils : v o i là u n c a r a c t è r e ra r e , & pourtan t natu re l
& v ra i.
C ’eft dans la f in g u la r i t é furprenante de ces con -
t r a f te s q ue confifte l e m erv eilleu x naturel q u i conv
ien t à l ’E p o p é e & à la T ra g éd ie . L e m o d è le l e
p lu s p a rfait dans ce g en re , l e c h e f - d’oe u v r e du
g én ie p o é t iq u e , eft l e c a r a c t è r e d’A c h i l le . B ie n de
plus extraordinaire que Textremç fertilité &
frême inflexibilité réunies dans le même homme.
Mais joignez-y l ’extrême' fierté, révoltée par une
injuftice outrageante ; dès lors la bonté même &
la droiture de Ion cafaÊtère , profondément b leifées,
doivent le rendre inexorable ; & ce ne fera, que
pour venger un ami paifionnément aimé > qu’il
oubliera la propre injure & fon propre refienti-
ment.
• Ce merveilleux naturel confifte auffi à. contrarier
les Moeurs générales par les Moeurs per-
fonnelles. Des hommes réputés fauvages, qui ont
reçu de la nature les lumières , la grandeur d’âme,
les vertus fimples & touchantes de Zamore & d’A l-
z i r e , avec ces principes dans l ’âme , qu’i l eft honteux
de manquer a fa fo i , qu’i l eft affreux d’être
ingrat & parjure , qu’i l eft beau de mourir plus
tôt que de trahir fa confidence , & qu’i l eft jufte &
grand de fe venger ; font un compofé de cet ordre
extraordinaire & merveilleux.
Par la même raifon, lorfqu’on voit dans une
femme une vigueur de caractère dont l ’homme eft
à peine capable, comme dans Pulehérie , dans
V ir ia te , dans Cornélie , dans la Cléopâtre de R o -
dogune ; ou , mieux encore, lorfque , dans la même
femme, on voit le contrafte de la foiblelfe naturelle
à fon fexe, avec des élans de fierté , de courage , ' &
de force héroïque ; ce phénomène doit exciter la fui-
prife & l ’étonnement.
Où eft donc alors la vérité de l ’imitation ? E lle
eft dans les caufe&j? morales , dont l ’influence a dù
modifier ainfi les Moeurs ; dans les circonftânces
de l ’aêtion, qui donnent plus ou moins de force à
la nature , à l ’habitude, à la paffion du moment;
& c’eft la véritablement ce qu’ i l y a de plus difficile.
Un naturel fimple & commun eft ailé à imiter
ou à feindre avee vraifemblance ; mais un naturel
extraordinaire & compofé de qualités qui femblent
fe contrarier, quand i l eft enfémble & d’accord ,
eft le chef - d’oeuvre de l ’invention. C ’eft là que
l ’éloquence eft néceffaire au poète. Sans la véhémence
de Caffius & les grands mouvements qu’i l
oppofe à l ’horreur naturelle du parricide, quelle
apparence y auroit-il que le fils de Cé fa r , jufte ,
fenfible, & bon , confentît à l ’afTaffiner? Qu elle
apparence y au roitjil qu’une mere comme C léo pâtre
eût fait poignarder un de fes fils. & voulut
empoifonner l ’autire, fi l ’éloquence de fa paffion
n’avoit rendu cette atrocité y raifemblable & comme
naturelle , dans une âme où l'ambition s’ eft changée
en fureur ? Voye\ E l o q u e n c e p o é t i q u e .
L e Comique a auffi fa façon de renchérir fur la
nature» Un caractère dans la fociété ne fe montre
pas à chaque inftant : l ’avare ne fe préfente pas
fans ceffe comme avare ; & tqus les traits qui le
deffinent ne lui échapent pas en un jour. L a Co médie
les raflemble : e lle éçarte les traits indifférents
, elle rapproche ceux qui marquent ; tout ce
qu’elle fait dire ou faire au perfonnage ridicule,
lauuoûce & le ç a : l ’^cfion n’en eft que
le tableau; 8c ce tableau, formé de (rails pris'ça
8c l à , fait un enfemble plus continu & plus complet
qu’aucun modèle individuel ne peut l ’être.
Telle eft la forte d’exagération que fe permet la
Comédie ; & pour la rendre vraifemblable, il faut
que tous les incidents qui font fortir le caractère
foient naturellement amenés,. de façon que chaque
circonftance paroiffe naître fpontanément pour féconder
l ’intention du peintre, & lui placer le modèle
à fon gré. C’eft le talent fublime de Molière;
& aucun poète jamais ne l ’a porté auffi loin que
lui.
Sa grande méthode, en .imitant les M oeu rs , étoit
d’en marquer les contraftes, en oppofant les deux
extrêmes l ’un à l ’autre , & quelquefois a tous les
deux un caractère modéré ; en forte que ces deux
vers d’Horace,
EJi modus in rebus , funt certi denique fines ,
Quos ultra citraque ncquit confifiere rectum ,
renferment tout l ’art de Molière.
A un père avare, il oppofe des enfants prodigues,
des valets fripons , une intriguante intereffée. Au
fourbe hypocrite, il oppofe d’un côté un bon homme
& une bonne femme , crédules , fimples, engoués de
fa foufle dévotion ; d’un autre côté , un jeune homme
impétueux qui détefte l ’hypocrifie , une foubrette
fine, adroite, & pénétrante , qui dit tout ce qu’elle
a dans l ’âme ; & au milieu un homme fege & une
femme vertueufe, qui , l’un par fa raifon , l’autre
par fa conduite , preffent le fourbe & le démafquent.
Après ce groupe , 1e plus étonnamment conçu , le
plus fevamment compofé qui fut jamais fur aucun
théâtfe , & qu’on peut regarder comme le prodige
du génie comique , il eft inutile de citer les contraftes
des Femmes fayantes , du Mifanthrope ,
du Bourgeois Gentilhomme , & de Y É cole des
maris. Dans prefque toutes fes compofitions , Molière
a fuivi fa méthode ; & c’eft bien là vraiment
le moule qu’il femble avoir cafte , pour être inimitable.
Oa ne lit pas feus impatience , dans le difeours
de Brumoi fur la Comédie , que le coloris d’Arifi-
tophane eft un coloris outré ; celui de Ménandre ,
un coloris trop foible ; ce lu i de Molière, un vernis
fin g u lic r compofé de l ’ un & de Vautre. Molière
avoit peint le Tartuffe ; & le vernis de ce tableau
ne plaifoit pas à tout le monde.
Rapin examine fi , dans la Comédie , on peut
feire des images plus grandes que le naturel ; un
avare plus avare, un fâcheux plus impertinent &
plus incommode qu’il ne l’eft ordinairement ; & il
dit : P la u t e , qui voulait plaire au peuple , Va
f a i t a in fi,• mais Térence, qui vouloir plaire au x
honnêtes gens , f e renfermoit dans les bornes de
la nature , & i l repréfentoit les vices fa n s les
Br(l f f r . Ce même Rapin n’aimoit pas Molière, &
fous le nom de Plaute on voit qu’il i’attaquoit.
Mais qui avoit dit à Rapin jufqu’où l ’importunité
G r a m m . e t L i t t é r a t . Tonie 1 1
d’un fâcheux & l ’avarice d’un Harpagon pouvoit aller
naturellement? Qui lui»avoit dit que la Comédie
dut fe borner à l ’imitation individuelle de telle ou
de telle perfonne ? Pourquoi fi, d’une feule aétion
de deux ou trois heures , .un pocte a le génie 8c
l ’art de faire le tableau d’un vice , préfenté feus
toutes fes faces 8c dans tous fes effets , fans que
l ’intrigue foit trop chargée , fans que les incidens
foient trop accumulés , fans qu’en un mot la vraifemblance
ou l ’air de vérité y manquent ; pourquoi
ne le feroit-il pas ? Rapin auroit du fevoir
qu’imiter ce n’eft pas faire une chofe fcmblabic,
mais une chofe reflèmblante ; & que ce ne feroit
pas la peine d’aller au Théâtre pour ne voir que la
copie exaéle de ce que l’on voit dans le monde ;
qu enfin toute efpèce de poéfie doit embellir la
nature ; que l ’embellir , dans le Comique , c’eft
rendre la peinture du ridicule plus vive & plus (aillante
que la réalité, & que cela ne peut fe faire
qu’en réunifiant les traits les plus marqués du caractère
que l’on peint dans le plus grand nombre
poffible , fans faire violence à la nature & à la
vérité.
Quelques obfervations relatives à la bonté & à
la vérité des Moeurs , achèveront d'en dèveloper
la théorie.
Nous avons diftingué dans les Moeurs les qualités
& les inclinations de l ’âme. Par les qualités
de l ’âme , le caraélère eft décidé naturellement tel
ou tel : par les inclinations , il obéit, ou à la nature
, ou à l’habitude ; & à celle-ci , fécondant ou
contrariant celle-là : par les affections , il reçoit
une forme accidentelle , fouveat analogue , quelquefois
pppofée à fen naturel 8c à fes penchants,
a L ’homme , dit Gravina , s’éloigne de fon ca-
» ra&ère quand il eft violemment agité , comme'
» l ’arbre eft plié parles vents ». Cet effet naturel
des paffions eft le grand objet de la Tragédie.
Diftinguons à préfent deux fortes de cara&ères ♦
les-uns deftinés à intérefler pour eux-mêmes, les
autres cleftinés à rendre ceux-là plus intéreftanls.
Les Moeurs du perfonnage dont vous vouiez que
le péril infpire la crainte & que le malheur
infpire la pitié , doivent être bonnes , dans le fens
d’Ariftote. a. Il y a , dit-il, quatre chofes à obferver
» dans les Moeurs : qu’elles foient bonnes , conve-
» nables , refîemblantes, & égales. . . . La pre-
» miè.re & la plus importante , eft qu’elles foient
» bonnes ». Mais comment accorder ce partage
avec celui-ci ? a L ’inclination , la réfolution expri-
» moe par les Moeurs , peut être mauvaife. ou
» bonne ; les Moeurs doivent l ’exprimer telle
» qu’elle eft ». Par la bonté des Moeurs, n’a-t-il
entendu que la,vérité ? Non; il exige que les Moeurs foient bonnes , dans le même fens qu’il
a dit qu’un perfonnage doit être bon : ce qui le
prouve , ç’eft l ’exemple que lui - même il en a
donné. « Une femme , dit-il, peut être bonne , un
» valet peut être bon , quoique les femmes (oient