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Je finirai par une obfervation qui peut netre
p a s . du goût de tout le monde , mais qui regarde
la multitude & cette mafle d’auditeurs que l'É lo quence
doit remuer. En réduifant à la vérité l’hyperbole
de Démofthène , que d e s p a r t i e s d e /’Orateur
l a p r em iè r e e j l V a c t i o n , La f é c o n d é V a c t i o n ,
& l a t r o i f ièm e V a c t io n : en adoptant , dans_ un
certain fens, lapenfée de Cicéron, qu’en fait d’É lo quence
/ a v o i r c e q u o n d o i t d ir e & / a v o i r le
d i r e à p r o p o s , e j l V a f f a i r e d e l a p r u d e n c e ; q u e
l e b ie n d i r e e j l l 'a f f a i r e d e l ’ a r t ; q u e le d i r e Le
m i e u x p o j f i b l e e j l Le p a r t a g e d u g é n i e & le
t r iom p h e d e /’Orateur : je penfe qu’en effet la vér
ité , la décence , l ’énergie de l ’a&ion , le naturel,
la fo r c e , & la chaleur du ftyle , font les parties
éminentes de l ’art oratoire. Mais ni dans l ’aétion,
ni dans l ’élocution, la grâce , l ’ élégance , en un
mot, l’agrément, ne me femble au fil néeenaire à la
haute Éloquence; & je crois voir que , fans cet
avantage , elle a dans tous les temps produit fes
grands effets. Q u ’ im p o r t e ., difoit Démofthène aux
athéniens, q u a n d j e v o u s p a r l e d e v o s in t é r ê t s l e s
p l u s p r e j fa n tS y l e s p l u s / a c r e s , q u im p b r t e d e q u e l
c ô t é s 'é t e n d m o n b r a s , & q u e l s / o n t l e s m o t s q u e
j ’ em p lo ie ? Démofthène n’eft pas inculte , mais i l
n’eft pas orné. Gracçhus ne l ’étoit pas. Boffuet
dédaigne fouvent de l ’être.’Cochin n’avoit jamais
pènfé à bien clorre une période. Malfillon, le plus
élégant de nos O r a t e u r s facrés , n’a rien tant foigné
que fon p etit Carême. Dans Ion fermon d u p é c h e u r
m o u r a n t i l eft fimple comme Bourdaloue , & n’en
eft que plus éloquent. Cicéron a parlé d’un talent
qui lu i étoit propre , de ce coloris , de cette
harmonie , de cette magie de ftyle où i l excelloit ;
i l en a parlé comme on parle toujours .de ce que
l ’on fait bien , avec complaifance & avec emphaie :
mais lorfqu’ i l réfume fon opinion fiir les talents
de Y O r a t e u r , & que la vérité le p re lfe , on peut
l e prendre fur fes paroles. T ou t l ’art oratoire ,
d i t - i l , fe réduit à p r o u v e r , à p l a i r e y & à f l é c h i r .
Pa r f l é c h i r , i l entend plier à fon gré l ’opinion
& la volonté de l ’auditoire, dominer les affections,
& fubjuguer fon jugement. O r , ajoû te-il, p r o u v e r
e j l d e n é c e j j i t é , f l é c h i r d é c id e l a v i c t o i r e ; &
lorfqu’i l s’agit d’expliquer à quelle fin Y O r a t e u r
cherche â p la ir e ,il ne trouve lui-même, pour fà rai-
lon , qu’un fynonyme, qui veut dire p l a i r e p o u r
p l a i r e . I t a d i c e t ( Orator ) u t p r o b e t , u t d e -
l e c l e t y u t f L e c ta t . P r o b a r e >, n e c e j f i t a t i s e j l ;
d e l e c la r e , fuavitatis ; f le é î e r e , v i c lo r ioe .
E t en e f fe t , quand Y O r a t e u r a le don de convaincre
& celui d’émouvoir , c’en, eft aflez. L a
chaire & le barreau ne font pas un lieu d’amufement.
L e tribunal & l ’auditoire ne font pas un amphithéâtre.
L ’expreflion profonde de la raifon & du
fentiment , voilà ce qui refte long temps après
que les paroles font oubliées : tout ce qui n’eft
que féduétion, qu’illufîon, s’efface ; & le di{cours
d’où Ton revient le plus charmé du côté de Te£>
prit « de l ’ imagination, & de l ’oreille , eft bien
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fouvent celui dont, on eft le moins perftiadi 5c
le moins pénétré. V oy e \ C h a i r e , D é l i b
é r a t i f , J u d i c i a i r e ,' . P a t h é t i q u e ,
& c. ( M . M a r m o n t e l . )
O r a t e u r , f. m. Éloquence & Rhétorique.
C e m o t , dans fon étymologie, s’étend fort lo in ,
l ig n i f ia n t en général tout homme qui harangue.
Ici i l défîgne un .homme éloquent , qui fait uu
difeours public préparé avec art pour opérer la per-
fuafion.
Quelque fujet que traite an tel Orateu r, i l a
nécèlfairèment trois fonctions à remplir : la première
eft de trouver les chofes qu’i l doit dire ;
la féconde eft de les mettre dans un ordre convenable
; la troifième, de les exprimer avec éloquence
: c’eft ce qu’on appelle inv en tion , di/po-
Juion , expreffion. L a fécondé opération tient
prelque à la première ; parce que le génie lo r f
qu’i l enfante, étant mené par-la nature, va d’une
chofe à ce lle qui doit la fuivre. L ’expreftîon eft l ’effet
de l ’art 8c du goût. Voye\ I n v e n t i o n , D i s p o s i t
i o n , E x p r e s s i o n . - É l o c u t i o n , Be lles-Lettre s.
On diftingue trois devoirs de YOrateur , o u ; fi
l ’on veut, trois objets qu’i l ne doit jamais perdre
de vile , inftruire , p la ire , & émouvoir. L e premier
eft indifpenfabie ; car à moins que les auditeurs
ne foient inftruits d’a illeu r s , i l faut nécef-
fairement que YOrateur les inftruife : cette inf-
truélion eft quelquefois capable de plaire par elle -
même ; i l y a pourtant des agréments qu’on y
peut répandre , ainfi que dans les autres parties
du difeours : c’ eft à quoi Ton oblige YOrateur par
le fécond devoir- quon lui preferit, qui eft de
plaire. I l y en a un troifième , qui eft d’émouvoir;
c’eft en y fatisfefant que YOrateur s’élève au plus
haut degré de gloire auquel i l puiffe parvenir; e’eft
ce qui le fait triompher ; c’eft ce qui brife les coeurs
& les entraîne.
Le fecret eft d’abord de plaire 8c de toucher;
Inventez des reflorts qui puiflènt m’attacher.
Ces reflorts font d’employer les pallions, infiniment
dangereux, quand i l n’eft pas manié par la
raifon ; mais plus efficace que la raifon même ,
quand i l l ’accompagne^ & qu’ i l la fert. C ’eft par
les pallions que l ’Éloquence triomphe , qu’e lle règne
fur les coeurs ; quiconque fait exciter les p a rlions
à propos, maitrife à fon gré les efprjts; il
les fait palier de la trifteffe à la joie , de la pitié
à la colère. Aulîi véhément que l ’orage , 'auffi
pénétrant que la foudre, auffi rapide que les torrents
, i l emporte , i l renverfe tout par les flots
de fa vive É lo quence : c’eft par là que D ém o fthène
a régné dans l ’aréopage, & Cicéron dans les
roftres.
Perfonne n’ignore, que les Orateurs , chez les
grçcs 5c les romains, étoient des hommes d’État ,
des miniftres non moins confidérables que lés
Généraux»
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Généraux, qui manioient les affaires publiques 5c
qui entroiéiït dans prefque toutes les révolutions.
Leur hïftoire n’eft point celle des particuliers ; ni
les matières qu’ils traitoient, un Ipeélacle d’un art
inutile. Les harangues de Démofthène 5c de C icéron
offrent des tableaux vivants du gouvèrnement,
des intérêts -, des moeurs, & du génie des deux peu-
ple$. I l me paroxt donè important de tracer avec
quelque étendue le caractère des Orateurs d’Athènes
8c de Rome : ce fera Éhiftoire de l’Éloquence
même. Ainfi, vvye\ O rateurs grecs, Orateurs
romains»
B o f la e t , F lé c h ie r , Bou rda lou e ont été , dans l e
derniej; f i è c le , de grands Orateurs chrétiens. L e s
oraifons funèbres des deux premiers le s o n t conduits
à l ’ im m o r ta lité ; 8c Bou rda lou e devint b ientô t l e
modè le de la p lu p a r t des prédicateurs . M ais rien ,
parmi n o u s , n’ en g a g e aujourdhui perfonne à c u ltiver
l e ta len t d’Orateur au B a r r e a u , ce tribuna l
que V i r g i l e a p p e lle fi b ien f'eréea juga , infanum-
que forum. C ’ eft ce q u i a fait dire à un de nos auteurs
modernes :
Égaré dans le noir dédale
Où le fancôme de Thémis ,
Couché fur la pourpre 8c les Us ,
Penche la balance inégale ,
Et tire d’ upè urne' vénale
Des arrêcs diâés par Cypris ;
Irois-je , Orateur mercenaire
Du faux & de la yéricé ,
Chargé d’une haîne étrangère.
Vendre aux querelles du Vulgaire
Ma voix 8c ma tranqùilicé ? ■
( L e chevalier DE Jaucourt. )
O rateurs grecs, Hifboire de l yÉloquence.
P ou r mettre de la méthode dans ce d ilc o u r s , nous
partagerons le s Orateurs grecs en trois â g e s , conformement
aux trois âge s de l ’É lo q u e n c e d’A thènes^
Premier AGE. P ériclès fat proprement le premier
Orateur de la Grèce ; avant lui nul difeours,
nul ornement oratoire. Quelques fophiftes" fortis
des colonies grèques , avec un ftyle fentencieux ,
des termes emphatiques, un ton ampoulé-, & un
amas faftueux d’hyperboles , éblouirent quelque
temps les grecs. Les athéniens, frapés du ftyle
fleuri 8c métaphorique de Gorgias de Léontium ,
le refpe&èrent comme un enfant des dieux ; fes
hypallages , fes hyperbates , fes caractères lui
méritèrent une ftatue d’or malfive dans le temple
de Delphes. Hyppias d’Élée , fameux par fa pro-
digieufe mémoire , étoit comme YOrateur commun
de toutes les républiques grèques. Périclès,
guidé par un génie fupérieur & formé par de plus
habiles maîtres, vint tout à coup éclipfer la réputation
que ces vains harangueurs avoient ufurpée,
& détromper fes compatriotes; fes vertus , fes ex-
Gramm. et Littérat. Tome IL
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ploies , fon favoir profond, 5c fes rares qualités
donnèrent de l ’éclat a cette magnifique Éloquence %
q u i, pendant quarante ans, le rendit le maître abfoîu
de fa patrie & l ’arbitre de la Grèce. I l n’a laifle
aucun difeours : mais les poètes comiques de fon
temps raportent que la déefife de la perfuafion ,
avec toutes fes grâces, réfidoit fur fes lèvres ; qu’i l
foudroyoit, qu’i l renverfoit, qu’i l mettoit en c-om-
buftion toute la Grèce.
S o c r a t e , fans être O r a t e u r ni maître de Rhétorique,
continua cette brillante réforme & fou-
tint ces heureux commencements. Jules-Céfar, dans
le traité qu’i l compofa pour répondre à l ’élo g e
hiftorique que Cicéron avoit fait de Caton d’U tiq
ue , comparoit le difeours de la vie de ceromain*
à la conduite de Périclès & au difeours de T h é -
ramène par Socrate; éloge accompli dans la bouche
d’un fî grahd homme , qui , dit Plutarque *
auroit effacé Cicéron même, fi le Barreau avoit pu
être un théâtre aflez valle pour fon ambition.
L y f i a s brilla dans le genre fimple & tranquile J
i l effaça , par un ftyle élégant & précis , tous fes
devanciers, &lai£fa peu d’imitateurs. Athènes s’a p plaudit
de fa diâion pure & délicate, 8c toute la
Grèce lui adjugea plus d’une fois le prix d’É.lo-
quence à Olympie. Les grâces de l ’atticifme dont
i l orne fes difeours , dit Denys d’Halycarnaffe ,
font piifes dans la nature & dans le langage ordinaire.
I l frape agréablement l ’oreille par la c lar té ,
le choix, & l ’élégance de fes termes, & par l ’arrangement
harmonieux de fes périodes. Che z l u i ,
chaque â g e , chaque p a illon , chaque perfonnage
a , pour ainfi dire, fa voix qui le diftingue & le
caraétérife. Ses pérorailons font exactes 8c mefu-
rées , mais elles n’ont point ce pathétique qui
ébranle & qui entraîne. C e qu’on trouve de fur-
prenant dans cet O r a t e u r , c’eft une fécondité p ro -
digieufe de génie. Dans environ deux-cents plaidoyers
qu’i l débita ou compofa pour d’autres, on
ne remarquoit ni mêmes lieux , ni mêmes penfées,
ni mêmes réflexions. I l trouva, ou au moins perfectionna
l ’art de donner aux chofes une énero-ie
une force , & un cara&ère qui fe reconnoît dans les
penfées , dans l ’expreflion, & dans l ’arrangement des
parties.
T h u c y d id e vint fraper les grecs par un nouvel
éclat & un nouveau genre d’Éloquence. A un génie
auffi élevé .que fa naiflance, à une fierté de républicain
, à un carattère fombre & auftère , à un
tempérament chagrin 5c in q u ie t, fon éducation 5c
fes malheurs ajoutèrent cette noblefle de fentiment,
ce choix de paroles, cette hardieffe d’imagination
, cette vigueur de difeours, cette profondeur
de raifonnements, ces traits, ces expreflïons
qui le conftituent le premier 5c le plus digne
hiftorien des républiques. Son ftyle fîngulier ne
participe que trop à une humeur violente & agitée
par les revers de la fortune. I l emploie l ’ancien
dialeéte attique. I l crée des mots nouveaux, 5c
en affeéte d’anciens pour donner un air myftérieu»