
pour ainfi dire , part à la même élévation; tout
ce qu’i l y avoit de brillant au delà des mers , fe
refu g ioit, comme à l ’en v i, dans Rome à la faite
des triomphes. A côté des rois enchainés & parmi
le s dépouilles des provinces conquifes, on v o y o it ,
avec étonnement , des philofopnes , des rhéteurs,
des Savants couverts des mêmes lauriers que le
vainqueur , monter en quelque forte fur le même
char & triompher avec lui. Du fein de la Grèce
noient des eiiaims de Savants, q u i, comme d’au-
tres Cameades, venoient faire dans Rome des leçons
de fageffe , & y tranfplanter , fi j’ôfe ainfi parier ,
les talents des Ifocrates & des Démofthènes. On
ouvrit de nouvelles écoles ; on expliqua les fecrets
de 1 art ; on dèvelopa les fîneffes de la Rhétorique
; on etala avec pompe les beautés d’Homère;
on ralluma ces foudres à demi éteints, qui avoieat
caufé tant d alarmes a Philippe de Macédoine. Les
romains enchantés entrèrent dans la même carrière
, pour diïputer le prix à leurs nouveaux maîtres
, & les effacer dans l ’ordre des efprits comme
ils les tarpaffbient dans le métier des armes.
Q u a tre Orateurs -commencèrent c e tte efp è c ê
de défi ; ce furent A n to in e , Craffus-, S u lp itiu s , &
C o t t a , tous quatre rivaux , & , ce qui p a ro itra fur^-
p ren ant , tous qua tre amis.
A n to in e , âieul du célèbre M arc-Antoine', fut
comme le chef de cette illuftre troupe , & l e v a ,
pour ainfi dire, là barrière. Une mémoire prodi-
gieufe^ lui rappeloit fur le champ tout ce qu’i l
avoit a dire. O n croyoit qu’i l n’empruntoit de fe-
cours que de la nature , dans le temps même qu’i l
-mettait en ufage toutes les fineffes & les fubtilités
de 1 art, pour féduire les jugés les plus attentifs &
les plus éclaires. I l affeéfcoit une certaine négligence
dans fon fty le , pour ôter tout foupçon qu’i l
eut apns les préceptes des grecs ou qu’i l en voulu
t a la religion de fes juges. Une déclamation
brillante embellifioit tous fes difeours , & le pa-
thétique qu’i l avoit le fecret d’y répandre atten-
-d r illo it. tous les coeurs.
C e f t principalement dans la caufe de Caïns-
Norbanus & dans ce lle de Marcus-Aquilius , que
ion art & fes talents font les plus dêrelopés :
le plan de ces deux pièces eft tracé dans l ’ Orateur
de Cicéron , liv . U , n. r95. Dans Texorde de la
première , Antoine paroît chancelant, timide , incertain
; mais lorfque l ’on ne "croit qu’ e icu fér fon
embarras & la ilrifte néceffité où il fe trouve de
défendre un méchant citoyen dont i l eft am i, on i e
■ v ° lt tôut <j’im coup s’animer contre Cépion iuf.
tifier la fédition de Norbanus, la rejeter fur le
peuple romain, & forcer les juges, à demiféduits
- par le charme de fon difeours, à fe rendre à la
commifération qu’i l excite dans leur coeur. I l avoue
lui-meme q u i l arracha le coupable à la révérité
de les n ig e t, mains par l ’évidence des raifons , qué
par la force des paffions qu’i l fut employer à pro-
Dans la péroraifon .de la. fécondé pièce , il
reprefente dune manière pathétique Marcus-Aqui-
lius confterne & fondant en larmes : i l conjure
Marius , préfent à cette cauta , de s’unir à lui pour
defendre un ami, un collègue , & foutenir l ’intérêt
commun des Généraux romains : i l invoque les
dieux^ & les hommes, les citoyens & les alliés ;
au defaut de la bonté de fa caufe , i l excite les
larmes du peuple romain, l ’attendrit à la vue I des
cicatrices que ce vieillard avoit reçues pour le fàlut
de fa patrie. Les loupirs , les ' gémiffemcnts, les
pleurs de cet Orateur, & les plaies d’un guerrier
vainqueur des efclaves & des cimbres , confervè-
rent un homme, que des crimes trop -avérés bannif
foient de la fociété de fes concitoyens & de tout
l ’Empire.
Lucius-Craffus n’a vo it que vingt & un ans , o u ,
félon Tac ite , dix n e u f , quand i l plaida fà première
caufe contre le plus célèbre avocat de fon
temps. Son caractère propre étoit un air de gravité
& oe nobleffe , tempéré par une douceur infinuante,
une delicateffe aifée , & une fine raillerie. Son
expreffion était pure , exaéte , élégànte,. fans affect
tation ; fon di(cours, étoit véhément, p le in 'd ’une
jufte douleur, de répliques ingénieufes:,. partout
feme d agréments , & toujours fort court. I l ne
paroiffoit jamais fans s’être longtemps préparé ;
on 1 attendoit avec empreffement , on l ’écoutoit
avec admiration. Après fa mort, les Orateurs-venoient
au Barreau recueillir cet e(prit libre & roma
in , à la place même-où, par les feules forces de
fon Éloquence , i l avoit abattu la témérité du contai
Philippe & rétabli la puiffance du Sénat confterné.
I l paroît qu’i l ne fe chargëoit que dé caufes juftes 5
car toute fa vie i l témoigna un regret fenfible
d’avoir parlé contre Caïns-Carbon , & il’ fe repr'o-
choit à cette occafion fa témérité & fa trop grande
ardeur de paroître. Antoine au contraire fe ehar-
geoit indifféremment de foutes les caufes, & avoit
toujours la foule. Craffus mourut| pour ainfi dire ,
les armes a la main ; i l fut enfeveli dans fon propre
triomphe , & honoré des larmes de tout le Sén at,
dont i l avoit pris la défenfe.
Cotta brilloit par une élocution pure & coulante.
Plein de fa caufe , i l déduifoit fes motifs avec
clarté & par ordre ; i l écartoit avec foin tout ce qui
était etranger à fon fujet , pour n’envifager que
Ion affaire & les moyens qui pouvaient pertaader
les juges : mais i l avoit peu de force & de véhémence
; & en‘cela i l s’étoit fagement réglé fur la
foibleffe de fa .poitrine , qui l ’obligeoit d’éviter
toute contention de voix.
Sulpitius étoit Orateu r, pour ainfi dire , avant
de favoir parler 5 un heureux hafard .contribua
à fa perfeûion. Antoine y s’a mufant un jour à le
voir, plaider une petite caufe parmi fes .compagnons
, fut étonné de trouver dans un âge fi tendre
un difeours fi v if & fi- rapide , des geftes fi nobles -,
& des’ termes pathétiques qui , dans une efpèce de
jeu & de badinage, dénotaient un génie fupérieuiy
I l l ’exhorta de fréquenter le Barreau, & de s’at- I
tacher' à Craffus ou à quelque autre Orateur ; i l
alla même jufqu’à s’offrir de lu i fervir de maître
dans cet art. Sulpitius reconnoiffant fut tirer profit
des inftrudtions qu’i l vénoit de recevoir. Antoine
fut bien étonné de le voir paroître quelque temps
après -contre lui dans l ’affaire de CaïustN orbanus ,
dont j’ai déjà parlé: Frapé de retrouver; un autre
Craffus, & non un novice dans la même carrière ,
i l étoit fur le point d’abandonner .fon ami dans la
quefture , tant i l défefpéroit de pouvoir triompher
de la force & du pathétique de fon . jeune rival.
Sulpitius , à la grandeur, du f t y le , joignoit- une
voix douce & fo r te , le gefte & le mouvement
du corps plein d’agréments , qui nempruntoient
rien du théâtre & reffentoient toute la nobleffe
qui convient au Barreau. Ses expreflions graves &
abondantes fembloient couler de fourçé; c était un
don de la nature, qui ne devôît rien à l ’art.
Les exemples & les fuccès de ces-fameux Orateurs
attirèrent fur leurs pas une foule de rivaux |
qui briguèrent le même titre. Au. defaut de la
haiffance & des richeffes j qui ne donnent jamais le
mérite, on s’efforça de parvenir par les talents
de l’efprit. Dans un gouvernement mixte , où
chacun veut être éclairé & a intérêt de l ’ê tre,
l ’arc de la parole devient un myftèrë d’État. Les
vieillards, confommés par l ’expérience , fe fefoierit
un dëvoir-d’y former leurs enfants & de leur frayer
par ce moyen la route des honneurs. Ils admettaient
même à leurs leçons leurs efclaves, comme
fit Caton le Cenfeur , afin que , nourris dajis des fen-
timents vertueux , leur mauvais exemple ne corrompît
pas leur famille^ Les dames , auffi attentives
que leurs maris , fe fefoient une -occupation fé-
•rieufe de perpétuer le vrai goût de l ’urbanité qui
diftingua toujours les romains. Dans les Gracchus ,
on reconnoiffoit la fierté de Corne lie & la -ma-
'gnificence des Seipions; dans les filles de Lélius
te les petites-filles de Craffus,, la politeffe & la
pureté de leurs pères. Vrais enfants de la fa g e ffe ,
elles foutinrent, par leurs paroles comme par leurs
fentirhents , l ’éclat & la gloire de leurs maifons.
Comme on vit que l ’art militaire ne fuffifoit
pas fans l ’étude pour parvenir, ceux des plébéiens
que leur naiffance & leur pauvreté eondannoient à
^languir dans les honneurs obfcurs d’une légion ,
fe jetèrent du côté du Barreau pour percer la foule
' 8c paroître à la tête des affaires. 'D ’un autre côté,
les patriciens , par émulation , s’efforçoient de con-
ferver parmi eux un art qui avoit toujours été un
' des plus puiffants inftruments-de leur ordre. C ’était
: peu pour eux de combattre des barbares V ils
' voûtaient encore foumetlre, par le feeours de l ’É lo quence
, des coeurs républicains, jaloux de leur
liberté. Enfin , jamais fiècle ne fut fi brillant que
le dernier de la République romaine, par le nombre
^’Orateurs célèbres qu’elle produifît. Cependant
C a llid iu s , C e far j Hortenfius , mais furtout
- Cicéron , ont laiffé bien tain derrière eux leurs
devanciers & leurs contemporains. Dèvelopons
avec un peu dè détail le caraélère de leur É lo quence.
Marcus-Callidius brilla par des penfées nobles ,
qu-’i l favoit revêtir de toute la fineffe de i ’expref-
faon. Rien de plus pur ni de plus coulant que tan
langage. L a métaphore étoit fon trope favori ; 8c
i l làvoit l ’employer fi naturellement, qu’i l fem-
bloit que tout autre terme auroit été déplacé. I l
pofîédoit au fouverain degré l ’art d’inftruire & de
p la ir e , & n’avoit négligé que l ’art de toucher 8c
d’émouvoir les efprits. 11 eut tout lieu de recon-
noître fon erreur dans une caufe qu’i l plaida contre
Cicéron , je veux dire ce lle où i l accufoit Quintus-
G alliu s de l ’avoir voulu empoifonner : i l dèvelopa
bien .toutes le s circonftanc.es de ce crime avec fes
grâces ordinaires , mais avec une froideur & une
indolence qui lui fit perdre fa caufe. Cicéron triompha
de toute l ’élégance de, fon rival par une réplique
impétueufe , q u i , comme une grêle fubite,
abattit toutes fes fleurs.
Jules-Céfar , né pour donner des tais aux maîtres
du monde , puifaà l ’école de Rhodes, dans les préceptes
du célèbre M0I011, l ’art viétarieux d’affujettir
les coeurs & les efprits. S’i l eut peu d’égaux en ce
genre, i l n’eut jamais de fupérieur : dans fa bouche ,
les ckofes tragiques, triftes, & févères, fe paroient
d’enjouement; & le férieux du Barreau s’embellif-
foit de tout l ’agrément du Théâtre , fans cependant
affoiblir la gravité de fes matières ni fatiguer
par fes plaifanterie. I l poffédoit au fouverain degré
toutes les parties de l ’art oratoire. Comme i l avoit
hérité de fes pères la pureté du langage , qu’i l
avoit encore perfectionné par une étude férieufe ;
fes termes étoient choifis & beaux, fa voix éclatante
& fonore , fes geftes nobles & grands. O n
ientoit dans fes difeours le même feu qui l ’animoit
dans les combats : i l jo ign o it, à cette force , à cette
vivacité , à cette véhémence , tous les ornements de
l ’a r t , un talent merveilleux à peindre les objets & à
les repréfenter au naturel. I l quitta bientôt une. carrière
où i l ne trouvoit perfonne pour lui difpuler le
premier rang; i l courut à la tête des légions combattre
lesv ‘barbares par émulation contre Pompée ,
qui , par g o û t , avoit choifi de moiffonner les lauriers
de Mars.
Déjà un fantôme de gloire éblouïffoit les jeunes
patriciens & leur fêtait négliger l ’honneur
tranquile qu’on aquiert au Barreau, pour les entraîner
fur les pas des Cyrus & des Alexandres. L a
fureur des conquêtes les avoit comme enivrés ; ils
abandonnoient les affaires civiles pour fe livrer
aux travaux militaires. C ’eft ainfi que Publius-
Craffus, d*un efprit pénétrant, foutenu par un grand
fonds d’érudition, & lié d’un commerce de lettres
avec Cicéron , renonça aux étages qu’i l avoit
déjà mérités.par fon Éloquence , pour chercher des
périls plus grands & plus conformes à fon ambition.
A l ’ âge de dix neuf an s , Hortenfius plaida fa