
ces cultivées, les forêts purgées des bêtes fàuvages
qui ravageoient les guerets, les publicains réduits
à Tordre , les, ufures éteintes , les impôts diminués,
la vertu & le mérite eftimés, le vice profcrit,
firent adorer Ton règne philosophique digne du
temps de Rhée , & lu i élevèrent des trophées plus
glorieux que les triomphes qu’on avoit décernés
aux deftru&eurs du genre humain.
Mais dans le monde i l n’eft point de vertu que
n’attaque l ’envie : on a accufé Cicéron d’avoir trop
de confiance dans la profpérité, trop d’abattement
dans l à difgr'âcè. I l convient qu’i l étoit timide ;
mais i l prétend que cette timidité fervoit plus
tôt à lui faire prévoir le danger , qu’à l'abattre
quand i l étoit arrivé ; ce qui nous eft confirmé
•par-le courage & la Fermeté qu’i l fit éclater
aux yeux même de fes bourreaux. O n ne lui fait
pas grâce de fon amour défordonné pour la
g lo i r e ; il n’en difconvient pas , i l explique lu i-
même quelle forte de gloire i l recherchoit. L a
vraie gloire , félon lu i , ne confiûe pas dans
la vaine fumée de la faveur populaire , ni dans
le s applaudiffements d’une aveugle multitude ,
pour laquelle on ne doit avoir que du mépris ;
c ’eft une grande réputation, fondée fur les fsrvices
qu’on a rendus à fes amis , à fa patrie., au genre
humain : l ’abondance , les plaifîrs , & la tranqui-
lité~ ne font pas les fruits qu’on doive s’en promettre,
puifqu’on doit au contraire fàcrifier pour
elle s fon repos & fa trauquilité ; mais l ’eftime
& l ’approbation de tous les honnêtes gens en eft
la récompenfè , & la dette que tous les honnêtes
gens ont droit d’exiger.
Par raport aux louanges qu’i l fe donnoit lu i-
même Sc auxquelles i l étoit fi fenfibie , c’étoit
moins pour fa gloire , dit Quintilien , que pour
fa défenfe : i l n’avoit que fes grandes actions à
oppofer aux calomnies dé fes ennemis ; i l fe ferv
o it , pour les faire taire , du moyen qu’avoit autrefois
employé le grand Scipion : mais enfin la :
force fit périr celui qu’e lle ne put déranger de '
fes principes. Une Politique peut-être trop timide,
par la crainte de troubler la tranquilité publique ;
un amour ardent pour la liberté, qu’i l avoit con-
fervée à fes citoyens^ l ’extrême ambition de maintenir
fon autorité, par laque lle i l étoit l ’âme &
le foutien de la République ; une haine irréconciliab
le contre l ’ennemi de fa patrie , creusèrent à
cet illuftre citoyen de Rome le précipice dans leque
l Marc-Antoine meritoit d’être enlèveli. C i - .
céron fut tué à l ’âge de 64 ans , vi&ime de fes
projets falutaires & de fes fervices. R ome, en proie
à la fureur des triumvirs, vit attachées à la tribune
aux harangues, des mains qui avoient tant de fois
rompu les fers que lu i forgeoient les féditieux ;
perte d’autant plus déplorable, dit Valère-Maxime
qu’on ne trouve plus de Cicérons pour pleurer une
pa reille mort.
On dit cependant que le Sénat, pendant le con-
jCulat de fon fils & par fes m a in s b r i f â toutes les
ftatircs de Marc-Antoine, qu’i l arracha fes portraits,
Sc défendit qu’aucun de fa famille-portât leJnom
de Marc. On ajoute encore qu’Augufte, ayant fur-
pris un traité de'Cicéron dans les mains de fon
petit-fils , qui le cachoit dans fa robe dans la
crainte de lui déplaire , prit le livre , le parcourut,
& le rendit à ce jeune homme , en lui difant :
« C étoit un grand homme , mon fils , un àma-
» teur zélé d e là pa trie» , aô^ioî dup kj <juào<®oi>
I H ;
Quoi qu’i l en foit du difeours d’Augufte , c’eft
aflez pour nous d’avoir établi que Cicéron mérite
d’être regardé comme un des plus grands ef-
prits de la République romaine, & en particulier
comme le plus excellent de tous les maîtres d’Élo -
quence, excepté le feul Démofthène ; on fait au fil
qu’i l en eft l ’éternel panégyrifte & l ’éternel imitateur.
Je né m’aviferai point, dit Plutarque, d’entreprendre
la comparai fon de ces deux grands
hommes ; je dirai feulement que y s’i l étoit poftible
que la nature & la fortune entraffent en dilpute
fur leur fujet , i l feroit difficile de juger la quelle
des deux les a rendus plus femblables, ou
la nature dans leurs moeurs & dans leur g énie, ou
la fprtune dans leurs aventures & dans tous les
accidents de leur vie.
Les écrits, les fuccès , & l ’exemple de Cicéron
fembloient devoir promettre à l'Éloquence romaine
une durée éternelle ; il en arriva néanmoins tout
autrement. En vaîn donna-t-il les plus excellents
préceptes pour fîxe-r le goût ; i l les donna dans
un temps où le Barreau, ébranlé par l ’anarchie dur
Gouvernèment, ■ Êouehoi.t à fa> décrépitude.
Le s romains avôient déjà éprouvé les atteintes
de l ’efclavage; la liberté en avoit été alarmée par
la forge des fers de S y lla . L e corps de la Ré.pu-r
blique chancèloit comme un vafte colofle accablé
fous le poids de fa grandeur. L e Grands , attachés
à leurs (euls intérêts, trahiftoient le Sénat. L e Sénat,
énervé par fa timidité , confîoit, à des particuliers
redoutables -5 des droits qu’i l n’ôfoit pas leur re-
fufer. Les tribuns s’efforçoient vainement de rétablir
leur puiffance anéantie. L e peuple vendoit fes
fuffrages' au plus hardi, au plus fo r t , ou au plus
riche : Rome, terrible aux barbares, n’avoit plus dans
fon fein que des citoyens corrompus,, avides de la
domination fûprême & ennemis de fa liberté. L a
flatterie , la dépravation des moeurs, la fervitude,
avoient gagné tous les membres de l ’É ta t ; enfin
la folidité & la magnificence de l ’Éloquence ro maine
defeendirent dans le même tombeau que C i céron.
Après lui le Barreau ne retentit plus que
des, clameurs des fophiftes , qui , défefpérés de né
pouvoir atteindre un fi grand maître , déchirèrent
une réputation qui terniffoit la leur 8c firent tous
leurs efforts pour en effacer le fouvenir ; c’eft ainfî
que , par leur odreufe Critique , ils vinrent à bout
d’avilir T É l oquence & de l ’éteindre fans retour.
Mais dèvelopons toutes les caufes de ce changement.
k i ° . L e s
1®. Les empereurs eux-mêmes , fans pofféder le
génie de l ’Éloquen ce, étoient jaloux d’obtenir le
premier rang parmi les Orateurs. Lorfque Tibère
apportoit au Sénat quelque difeours préparé dans
fon cabinet , 011 n’y reconnoifloit que les ténèbres
& les replis tortueux de fa Politique. I l découvroit
dans fes lettres la même inquiétude que dans le
maniement des affaires ; i l vouloit que fes paroles
fuffent comme les myftères de l ’oracle , & que
les hommes en devinaffent le feus , comme on
conjecture la volonté des dieux. I l craignoit de
profaner fa dignité & de découvrir fa tyrannie ,
en fe montrant trop à découvert. I l relégua Mon-
tanus aux îles Baléares , 8c fit brûler le difeours
de Scaurus & les écrits de Crémutius-Cordus.
Ca ligu la penfa faire périr Sénèque, parce qu’il
avoit prononcé en fa préfence un plaidoyer qui
mérita les applaudiffements du Sénat : fans u'ne
de fes maitreffes., qui affûra que cet Orateur avoit
une phthifie qui le mèneroit bientôt au tombeau,
i l a llo it le condamner à mort.
z°. I l fa llo it penfêr comme eux pour parvenir
à la fprtune ou pour , la conferver ; parce qu’ils
s’étoient réfervé de donner le titre d’éloquent à celui
des Orateurs qu’ils en jugeroient le plus digne ,
comme autrefois les cenfeurs nommoient le prince
du Sénat.
30. L a grandeur de l ’Éloquence romaine avoit
pour fondement la liberté , & s’étoit formée avec
l ’efprit républicain ; une force de courage & une
fermeté héroïque étoit le propre de ces beaux
fiècles. T o u t étoit grand , parce qu’on penfoit fans
contrainte. Sous les Cé fars, iT fallut changer de
ton 9 parce que tout leur étoit fufpefl & leurportoit
ombrage. Crémutius-Cordus fut accufé d'avoir loué
Brutus^ dans fes hiftoires, & d’avoir appelé Calfius
le dernier des romains.
4°. L e mérite fans richeffes étoit abandonné.
U n Orateur pauvre n’avoit aucune considération , 8c
reftoit fans caufe : un plaideur examinoitTa magnificence
de celui qu’i l avoit deffein de choifir pour
a vo ca t, la richeffe de fes habits, de fon train ,
de fes équipages; i l comptait le nombre de fes
domeftiques & de fes clients. I l falloit impofer
par des dehors pompeux , & s’annoncer par un faf-
tueux appareil, rara in teniti fa cu n d ia panno ;
c’eft ce qui obligeoit les Orateurs de furprendre
des teftaments , ou d’emprunter des habillements,
des bijoux , des équipages, pour paroître avec plus
d’éclat.
50. L e bel-efprit avoit pris la place d’une noble
& fol.ide érudition , 8c une fauffe phiiofophie avoit
fuccédd à la fage raifon. L e ftyle éclatant & fo-
nore des.vains déclamateurs impofoit à une Jeu-
neffe pifîve , & éblouïffoit un peuple entièrement
livré au 'goût des fpe&acles. II. falloit du b r illan t,
du pompeux, pour réveiller des hommes affadis
par le plaifir & par le luxe. Sénèque plaifoit à
ces elprits gâtés, a caufe de fes défauts, 8c chacun
Gr a m m . e t L i t t é r a t . Tome i l .
tâchôit de l’imiter dans la partie qui lui plaifoit
davantage : on qùittoit , on méprifoit même les
anciens, pour ne lire 8c n’admirer que Sénèque.
6°. Les ju ges, ennuyés d’ une profeflïon qui de-
venoit pour eux un fupplice depuis la monarchie ,
vouloient être divertis 'comme au Théâtre ; voilà
pourquoi les Orateurs romains ne cherchoient plus
qu’à amufer, qu’à réjouir par des figures hyperboliques
, par des termes ampoulés, par des réparties
ingénieufes , 8c par un déluge de bons mots.-
JuniusrBaffus répondit à l ’avocat de D om it ia , qui'
lui reprochoit d’avoir vendu de vieux fouliers à
« Je ne m’en fuis jamais vanté, mais j’ai dit quo
» c’étoit votre coutume d’-çn acheter ».
' 7° . L e nom refpe&able d'Orateur étoit perdu r
on les nommoit Caufidici , A d v o c a t i, P a tro n i ;
tant ils étoient tombés dans le mépris ! L ’Éloquence
étoit même regardée comme une partie de la fervitude.
A g r ic o la , pour humanifer les peuples de
la Grande-Bretagne, leur communiqua les Arts 8c
les Sciences des romains, 8c inftruifit leur Noble fle
dans l ’Éloquence romaine. ,L e s gens peu habiles ,
dit Tac ite , regardoient cet aviliffement de l ’É lo quence
comme des traits d’humanité, pendant que
c’étoit une fuite de leur efclavage.
8°. Les mêmes chaînes qui accabloientla République
, opprirooient aufii le talent de la Parole»
Avant les dictateurs , l 'Orateur pouvoit occupée
toute une féance,, le temps n’étoit pas fixé ; i l
étoit le maître de fa matière, & pa-rioit fans aucune
contrainte. Pompée viola le premier cette
liberté du Barreau , & mit comme un frein à l ’É lo -
quençe. Sous les empereurs , la fervitude devint
encore plus dure ; on fixoit le jou r , le nombre des
avocats , & la manière de parler. I l fa llo it attendre
la commodité du juge pour plaider ; fouvent
i l impofoit filence au milieu d’un plaidoyer , &
quelquefois i l obligeoit Y Orateur de laiffer fes
preuves par écrit : enfin, pour mieux marquer leur
afferviffement, on les dépouilla de la toge 8c ou
les revêtit de l ’habit des efclaves.
' 90. A in fi, l’É lo quence, abâtardie , privée de lès
nobles exercices, difparut fans retour. Les grands
fujets, qui firent triompher Antoine, Craffus , C i céron
, ne fubfiftoient plus. L e Sénat étoit fans autorité;
le peuple , fans émulation. Le tribun n’oloit
plus parler de fa liberté ; ni le con ful, étaler fon
ambition. On ne louoit plus de héros ni de vainqueur
, 8c on ne préfentoit plus à la tribune aux
harangues les enfants des grands capitaines; on n’y
difeutoit plus (es prétentions ; on ne recommandoit
plus des rois malheureux ni des Républiques opprimées.
Les altercations de quelques • v ils p la ideurs
& la défenfe de quelques miiérables étoient
les fujets que traitoient ordinairement les Orateurs ;
ils ne plaidoienc plus que fur des rapines des chevaliers
, des droits de péagers, des teftaments, des
fervitudes , & des gouttières. Qu elle reffource pour
l ’iinagination & pour le g én ie , que de n’avoir à