
Car fi l ’on compte les hommes de génie & qu’on
les répande fur toute la durée des fiècles écoulés,
i l eft évident qu’ils feront en petit nombre dans
chaque nation & pour chaque f iè c le , & qu’on n’ en
trouvera prefque aucun qui n’ait perfectionné la
Langue . Les hommes créateurs portent ce caractère
particulier. Comme ce n’eft pas feulement en
feuilletant les productions de leurs contemporains
u’ils rencontrent les idées qu’ils ont a employer
ans leurs écrits, mais que c’éft tantôt en defcen-
dant profondément en eux-mêmes, tantôt en s’élançant
au dehors, & portant des regards plus attentifs
& plus pénétrants fur 1er natures qui les environnent
, ils font obligés , fur-tout à l ’origine
des Langue s , d’inventer dès lignes pour rendre
avec exactitude & avec force ce qu’ils y découvrent
le s premiers. C ’eft là chaleur de l ’imagination 8c
la méditation profonde qui enrichiffent une Langue
d’ expreffions nouvelles ; c’eft la juftefle.de l ’êfprit
& la févérité de la Dialedtiqse qui en perfectionnent
l a Syntaxe j c’eft la commodité des organes de la
parole qui l ’adoucit j c’eft la fenfibiiité de l ’oreille
qui la rend harmonieufe.
S i l ’on fe détermine à faire ufage des deux
L a n g u e s , oh écrira d’abord le radical françois ,
& à côté le radical grec ou latin , avec la citation
de l ’auteùr ancien d’où i l a été tiré , & où i l eft
emp loyé félon l ’acception la plus approchéepour
l e fens, l ’énergie , & les autres idées acceffoires
qu’i l faut déterminer»
Je dis le radical ancien , quoiqu’ i l ne foit pas
âmpoflible qu’un terme premier, radical, & indé-
finiffable dans une L a n g u e n’ait aucun de ces
Caractères dans une autre ; alors i l me paroît démontré
que l ’efprit humain a fait plus de progrès
ch ez un des peuples que chez l’ autre. O n ne fait
pas encore, ce me femble , combien la Langiie
■ eft une image rigoureufè & fidèle de l ’exercice de
l a raifbn. Qu elle prodigieufe fupériorité une nation
acquiert fur une au tre, fur-tout dans les fciences
abftraites & les beaux-arts , par cette feule ’différence
! & à quelle diftance les anglois font encore
de nous , par la confédération feule* que notre
L a n g u e eft faite & qu’ils ne fongent pas encore' à former la leur ! C ’eft de la perfection de l ’idiome
qu e dépendent, '& l ’exactitude dans les fciences "
rigoureufes , & le goût dans les beaux-arts, & par
conféquent l’ immortalité des ouvrages en ce genre.
J ’ai exigé la citation de l ’endroit où le fyn o -
nyme grec & latin étoit employé , parce qu’un
anot a fbuvent plufieurs acceptions ; que le beloin,
& non la Philofophie , ayant préfidé a la formation
des L a n g u e s , elles ont & auront toutes ce vice
commun 5 mais qu’un mot n’a qu’un fens dans un
pafîage cité , & que ce fens eft certainement le .
même pour tous les peuples a qui l ’auteur eft
connu. auJ't y Stedt9 & c , Arma virumque
cano , & c , n’ont qu’une traduction à Paris & a
Pékin : aiifli rien n’eft-il plus mal imaginé à un
françois qui fait le la tin , que d’apreridre l ’anglois
dans tm dictionnaire anglois - françois , au îîert
d’avoir recours à un didtronnaite anglois - latin.
Quand le dictionnaire anglois-françois auroit été
bu fait ou corrigé fur la mefure invariable & commune
, ou même fur un grand ufage habituel des
deux Langue s , on n’en fa ut oit rien 5 on feroit
obligé à chaque mot de s’en rapporter à la bonne
foi & aux lumières de fou guide ou de fon interprète
: au lieu qu’en faifant ufage. d’un dictionnaire
grec ou latin , on eft é c la iré, fatisfa it, raffiné par
"applica tion; on compofe foi-même fon vocabulaire
par la feule voie , s’i l en eft une^, q ui puiffe'
fuppleer au commerce immédiat avec la nation-
étrangère dont on étudie l ’idiome. A u refie , je ,
parle d’après ma propre expérience ; je me fuis
bien trouvé de cette méthode ; je la regarde comme
un moyen sûr d’acquérir en peu de temps des notions
très-approchées de la propriété & de l ’énergie.
En un mot, i l èn eft d’un dictionnaire anglois-
françois 3 c d’un dictionnaire anglois-la tin, comme
de deux hommes dont l ’un vous entretenant des
dimensions ou de la pefanteur d’un corps , vous
aflureroit que ce corps a tant de, poids ou de
hauteur ; 8c dont l ’kutre , au lieu de vous rieu
affûter, prendroit une mefure ou des balances, &
le peferoit ou le irtefiireroit fous vos yeux.
Mais quelle fera la reffource du nomenclateury
dans les cas où la mefure commune l’ abandonnera t
Je réponds qu’un radical étant par fa nature le
lig n e , ou-d’une fenfation fimple & particulière , ou?
aune idée abftraite & générale, les cas où l ’orv
demeurera fans mefure commune ne peuvent être
qùe rares. Mais dans ces cas rares , . ;il faut abfo-
lument s’ en' rapporter à la fagacité de l ’efprit
humain j i l faut efpérer qu’à force de voir, une ex-
preffion non définie , employée1 félon la même acception
dans un grand nombre de définitions où c e
ligne fera le feul inconnu, on ne tardera pas à en
apprécier la valeur. I l y a dans les idées, & par
conféquent dans: les lignes ( car l ’un eft à l ’àütre
comme l ’objet eft à la glace qui le répète ) une
liaifôn fi étroite , une te lle correfpondan.ee ; i l
part de^hacun d’eux une lumière qu’ils , fe réflé-
chifferifïi vivement ; qu e , quand ôn pofsède la Syntaxe
, & que l ’ interprétation fidèle de tous les'
autres lignes eft donnée, ou qu’on a l ’intelligence
de toutes les idées qui compofent une période à
l ’exception d’une f e u le , i l eft impoflïble qu’on ne
parvienne pas à déterminer l ’idée exceptée ou le
figne inconnu.
Les lignes connus font autant de conditions données
pour la folution du problème ; & pour peu
que le difeours foit étendu 8c contienne de termes y
on ne conçoit pas que le problème refte au nombre
de ceux qui ont plufieurs folutions. Qu’on en juge
par le très-petit nombre d’endroits que nous n’entendons
point dans les auteurs anciens , que l ’on?
examine ces endroits ; 8c l ’on fera convaincu que
l ’obfcurité naît, ou de l ’écrivain même qui ri’avoit
pas des idées nettes, ou de la corruption des ma-«'
BnfcrîtS, ou de l ’ ignorance des ufages, des l o i s ,
des moeurs , on de quelque autre femblable cautc ;
jamais dé l'indétermination du figne, lorfque ce ligne
aura é té employé félon la même acception en p lu -
jf,eurs endroits- d ifférents, comme i l arrivera necef-
fairement à une exprelfion radicale.
L e point le plus important dans l’étude dmne
L a n g u e , eft fans doute la connoiffance de 1 acception
des termes; Cependant i l y a encore 1 orthographe
ou la prononciation, fans laque lle i l
eft impoflïble de fentir tout le mérite de la Feoie
harmonieufe & de la Poéfie , & que par conle-
quent i l ne faut pas entièrement négliger , & la
partie de l ’otthographe qu’on ap pelle la ponctuation.
11 eft arrivé, par les altérations qui fe
fuccèdant rapidement dans la manière de prononcer
, & les correstions qui s’ introduifent lentement
dans la manière d’écrirê , que la prononciation &
l ’écriture ne marchent point enfemble ; & q u e ,
quoiqu’i l y ait chez les peuples le s plus policés
de l ’Europe des fociétés d’hommes de Lettres chargés
de les modérer, de les accorder, & de les rapprocher
de la même' l ig n e , elles fe*trouvent enfin
à une diftance inconcevable ; en forte que de deux
eb ofes , dont l’ une n’a été imaginée dans fon origine
que pour repréfenter fidèlement l ’autre, celle-ci
ne diffère prière moins de ce lle - là que le portrait
de la même perfonne peinte dans deux âges très-
éloignés. Enfin , l ’inconvénient s’eft accru à un tel
excès , qu’on n’ofe plus y remédier. O n prononce
une L a n g u e , on en écrit une autre ; & l ’on s’accoutume
tellement pendant l e refte de la vie à
cette bizarrerie qui a fait verfer tant de larmes dans
l ’enfance, qùe , fi l ’on renonçoit 'à fa mauvaife orthographe
pour une voifine de la prononciation ,
on ne reconnoitroit plus la Langue parlée fous
cette nouvelle combinaifon de caractères.
" Mais on ne doit point être arreté par des Confédérations
fi puiffantes fur la multitude & pour
le moment. I l faut abfolument fe faire un
alphabet raifonné | où un. même figne ne -repréfente
point des fons différe'nts,' ni des fignes différents
un même fon , ni plufieurs fignes une v o y elle
_ ou un fon fimple. I l faut enfui te déterminer la
valeur de ces fignes , par la' defeription la plus ri-
goureufe des différents mouvements des organes de
la parole dans la production des fons attachés à
chaque figne ; diftinguer avec la dernière exactitude
les mouvements fucceffifs & les mouvements
fimultanés ; en un m o t , ne pas craindre de tomber
dans des détails minutieux. C ’eft une peine que
des auteurs célèbres qui ont écrit des Langue s
anciennes, n’ont pas dédaigné de prendre pour leur
idiome: pourquoi n’en ferions-nous pas autant pour
le nôtre , qui a fes auteurs originaux en tout genre,
qui s’ étend de jour en jo u r , 8c qui eft prefque
devenu la Langue univerfelle de l ’Europe ? Lorfque
Moliere plaifantoit les grammairiens, i l abandonnent
ie caraCtère de philofophe , & i l ne favoit
p a s , comme l ’auroif dit Montaigne , qu’i l donnoit,
fur la joue du Bourgeois-Gentilhomme, des fouf-
flets aux auteurs qu’i l refpeCtoit le plus»
Nous n’avons qu’un moyen de fixer les choies
fugitives & de pure convention , c’eft de les ra-
porter à des êtres confiants ; 8c i l n’ y a de bafe
confiante ici que les organes qui ne changent poin t,
& q u i , fembiables à des inftruments de Mufique,
rendront à peu près en tout temps les mêmes
fons, fi nous favons difpofer artiftement de leur
tenfion ou de leur longueu r, 8c diriger convenablement
l ’air dans leur capacité : la trachee-artere ,
la bouche compofent une efpèce de flûte , dont i l
faut donner la tablature la plus fcrupuleufe. J’ai
dit à peu p r è s , parce qu'entre les organes de la
parole i l n’y en a pas un qui n’ait mille fois plus
de latitude & de variété qu’i l n’en faut pour répandre
des différences furprenantes & fenfibles dans
la production d’un fon. A parler avec la derniere
exaCtitudé , i l n’y a peut-être pas dans toute la-
France deux hommes qui ayent abfolument une
même prononciation j nous avons chacun la notre :
elles font cependant toutes affez fembiables , pour
que nous n’y remarquions fouvent aucune diverfité
choquante ; d’où i l s’enfuit q u e , fi nous ne parvenons
pas à tranfmettre à la Poftérité notre prononciation
, nous lu i ’en ferons paffer une approchée,
que l ’habitude de parler corrigera fans ceffe ; car
la première fois que l ’on produit artificiellement
un mot étranger , félon une prononciation dont
les mouvements ont été preferits , l ’homme le plus
intelligent , qui a l ’oreille la plus délicate , 8c
dont les organes, de la parole font les plus fou p les,
eft dans le cas de l ’élève de M. Péreire. Forçant
tous les mouvements & féparant chaque fon par
des repos , i l reflemble à un automate organife :■
mais combien la viteffe & la hardieffe qu i l acquerra
peu à peu , n’affoibliront-elles pas ce défaut?
bientôt on le croira né dans le pays , quoiqu au
commencement i l fû t , par,raport à une L a n g u e
étrangère , dans un état pire que 1 enfant par
raport à fa Langue maternelle ; i l n’y avoit que
fa nourrice qui l ’entendît. L ’enchaînement des fons
d’une Langue n’eft pas auffi arbitraire qü’on fe
l ’imagine j j’ en dis autant de leurs combinaifons.
S’i l y en a qui ne pourroient fe fuccéder fans une
grande fatigue pour l ’organe ; ou ils ne fe rencontrent
p o in t, ou ils ne durent pas. Ils font chaffes
de la Langue .^20. l ’euphonie, cette lo i puiffante
qui agit continuellement & univerfellement fans
egard pour l ’étymologie & fes défenfeurs, & qui
tend fans intermiflion à amener, à peu près à la
même prononciation , des êtres qui ont les mêmes
organes , le même idiome , les mêmes mouvements
preferits. Les caufes dont l ’adtion n eft point
interrompue deviennent toujours les plus fortes
avec le temps , quelque foibles qu’elles foient en
elles-mêmes.
Je ne diffimulérai point que ce principe ne'
fouffre plufieurs difficultés , entre lefquelles. i l y
en a une très-importante'que je vais expofer. Selon
\