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Nous venons de voir de quel artifice L a Fontaine
s’eft fervi pour paroitre perfuadé ; & nous n avons
plus que quelques réflexions à ajouter fur ce qui
détruit ou favorife cette efpèce d’illufion.
Tous les caractères d’efprit fe concilient avec la
naïveté, hors l ’affeéfcation & l ’air de la fineffe.
D ’où vient que Janot L a p in , Robin M o u to n ,
Carpïllon F retin , la Gern Trote - M e n u , & c ,
o»*it tant de grâce & de naturel? d’où vient que
dom Jugementy dame Mémoire,& demoifelle Imag
in a tion , quoique très-bien caraétérifés, font fi déplacés
dans la Fable ? Ceux-là font du bon homme;
ceux-ci de l’homme d’efprit.
On peut fuppofer tel pays ou tel f iè c le , dans
leq u e l ces figures fe concilieroient avec la naïveté :
par exemple , fi on avoit élevé des autels au juge-
. ment, à l ’imagination, à la mémoire, comme à
la paix , à la fa g e fie , à la juftice, & c ; les attributs
de ces divinités feroient des idées populaires ,
& i l n’y auroit aucune fineffe, aucune aifedation
à d ire , le dieu Jugement , la de'ejfe M ém oire ,
la nymphe Imagination : mais le premier qui
s’avife de réalifer, de cara&érifer ces abftradions
par des épithètes recherchées, paroît trop fin pour
être naïf. Qu’onréfléchifie à ces dénominations, dom,
dame, demoifelle y i l eft certain que l a première
peint la lenteur, la gravité, le recueillement, la
méditation, qui caraérérifentTe jugement ; que la
fécondé exprime la pompe, le fafte, & l ’o r g u e il,
qu’aime à étaler la mémoire ; que la troifième
réunit en un feul mot la vivacité , la lég è re té , le
c o lo r is , les grâces, 8c fi l ’ori veut le caprice &
les écarts de l ’imagination. O r p e u t -o n fe per-
lùader que ce foit un homme naïf, qui le premier
ait vu & fenti ces rapports & ces nuances ?
Si L a Fontaine emploie des perfonnages allégoriques
, ce ri’eft pas lui qui les invente : on eft
déjà familiarifè avec eux- ; la fortune, la mort,
le temps, tout cela eft reçu. Si quelquefois i l en
introduit de fa façon, c’eft toujours en homme fimple ;
c’ eft q ue -ß-q ue -n on , frère de la D ifcorde ; c’eft tien-
&-mien , fon père , &c.
L a Motte au contraire met toute la fineffe qu’i l
peut à perfonnifier des êtres moraux & métaphysiques
: P erfonnifions , d it- il, Les vertus & les
vices ; animons , fe lon ^ n o s befoins , tous les
êtres : & d’après cette licence , i l introduit la
vertu, le talent, & la réputation , pour faire faire
à Celle-ci un jeu de mots à la fin de la Fable. C ’eft
encore p is , lorfque l 'ignorance , große d 'e n fa n t ,
accouche, d'admiration , de demoifelle opinion , &
qu’on f a i t venir l'orgueil & la pareffe pour nommer
l'en fa n t ,■ api i l s appellent la vérité. L a Motte
a beau dire qu’i l fe trace un nouveau chemin ; ce
chemin l ’éloigne du but.
Encore une fois , le poète doit'jouer dans la
F a b le le rôle d’un homme fimple & crédule ; ^ &
celui qui pèrfonrûfie des abftra étions métaphyfiques
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'avec tant de fubtilité, n eft pas le même qui nous
dit férieufement que Jean La pin , plaidant contre
dame B e le t te , allégua la coutume & l'ufage.
Mais comme la crédulité du poète n’eft jamais
plus naïve, ni par conféquent plus . amufante , que
dans des fujets dépourvus de vraifemblance à notre
éga rd, ces fujets vont beaucoup plus droit au but
de l ’Apologue , que ceux qui font naturels &
dans l ’ordre des poffibles. L a M o tte , après avoir
d i t , •
Nous pouvons, s’il nous plaît, donner pour véritables
Les chimères des temps paflés ]
ajoute ,
Mais quoi ! des vérités modernes
Ne pouvons-nous ufer auflî dans nos befoins ?
Qui peut le plus , ne peut-il pas le moins ?
C e raifonnement du p lu s au moins n’ eft pas concevable
dans un homme qui avoit l ’efprit jufte, &
qui avoit long temps réfléchi fur la nature de
l Apologue. L a Fable des deux amis, le payfan
du Danube , Philémon & Baucis, ont leur charme
& leur intérêt particulier : mais qu’on y prenne
garde , ce n’eft là ni le charme ni l ’intérêt de
l ’A pologue ; ce n’êft point ce doux fourire, cette
complaiiance intérieure qu’excitent en nous Janot
L a p in ,, la mouche du coche, &c. Dàns les premières,
la fimplicité du poète n’eft qu’ingénieufe,
& n’a rien de ridicule : dans les dernières, elle eft
naïve & nous amufe à fes dépens. C ’eft -ce qui
nous a fait avancer au commencement de cet article
, que les F ab les , où les animaux, les plantes,
les êtres inanimés , parlent & agiffent à; notre manière,
font peut-être les feules qui méritent le nom
de Fables.
C e n’eft pas que dans ces fujets même i l n’y aie
une forte de vraifemblance à garder, mais elle eft
relative au p o ète. Son caraftère de naïveté une
fois établi , nous devons trouver poflible qu’i l
ajoute foi à ce qu’i l raconte : & de là vient la
règle de fuivre les moeurs ou réelles ou fiippofées.
Son deffein n’eft pas de nous perfiiader que le
lion , l ’âne, & le renard ont p a r lé , mais d’en pa-
roître perfuadé lui - même ; & pour cela i l faut
qu’i l obforve les convenances, c é ft à dire , qii’i l
faffe parler & agir le lion , l ’âne , & le renard ,
chacun fuivant le earaétère & les intérêts, qu’i l
eft fuppofé leur attribuer : ainfi, la règle de fuivre
les moeurs dans la Fable 7 eft une fuite de ce principe
, que tout doit y concourir à nous perfuader
la crédulité du poète. L a Fontaine a quelquefois
lui-même oublié cette r è g le , comme dans fa 'F a ble
du lion , de la chèvre , & de la geniffe. Mais
i l faut que la crédulité du conteur foit amufante,
& c*eft encore un des points où L a Motte
s’eft trompé : on voit que dans fes Fables i l
vife à être plaifant, & rien n’eft fi contraire au génie
de ce Poème :
Un homme avoit perdu fa femme ;
Il veut avoir un perroquet.
Se confole qui peut. Plein de ia bonne dame,
11 veut du moins chez lui remplacer fon caquet.
L a Fontaine évite avec foin tout ce qui a 1 air
de la plaifanterie ; s’i l lui en éclrape quelque trait,
i l a grand foin de 1 emoufier.
A ces mots l’animal pervers ,
C’eft le ferpent que je veux dire.
V o ilà une excellente épigramme; & le poète s’ en
feroit tenu l à , s’i l avoit voulu être fin : mais i l
vouloir être , ou plus tôt i l etoit naïf; i l a donc
achevé ,
C’eft le ferpent que je veux dire ,.
Et non l’homme -, on pourroit aifément s’y tromper.
D e même dans ces vers qui terminent la Fab le
du rat folitaire ,
Qui défigné-je , à votre avis , .
- ■ Par ce rat fi peu fecourable ?
Un moine ? non , mais un dervis ;
i l • ajoute :
‘ Jefuppofe qu’un moine eft toujours charitable.
L a fineffe du ftyle confifte à fe lai fier deviner ;
la naïveté, adiré tout ce qu’on penfe.
L a Fontaine nous fait rire , mais à fes dépens , &
c’eft fur lui-même qu’i l fait tomber lé ridicule.
Quand , pour rendre raifon de la maigreur d’une
belette , i l ôbferve qu'elle fo r to it de maladie• ;
quand , pour expliquer comment un ce rf ignoroit
une maxime de Salomon, i l nous avertit que ce
c e r f n'étoit p a s accoutumé de lire ; quand , pour
nous prouver l ’expérience d/’un vieux rat les
dangers qu’ il avoit courus , i l remarque api i l avoit
même perdit f a queue à là bataille ; quand, pour
nous peindre la bonne intelligence des chiens & des
chats , i l nous dit
Ces animaux vivoient entre eux comme coufins $
Cette union fi douce, & prefquefraternelle,
Édifioittous les voifins : '
nous rions , mais de la naïveté du p o è te ; & c’ eft
à ce piège fi délicat que fe prend notre vanité.
L ’oracle de Delphes a v o it , dit-on, confeillé à
Éfope de prouver des vérités importantes par des
contes ridicules ; Éfope auroit mal' entendu l ’o ra c le,
f i , au lieu d’être rifible, i l s’étoit piqué d’être plai-
fant.
Cependant comme ce n’eft pas uniquement à
nous amufer , mais fturtout à nous inftruire, que
la Fable eft deftiriée , l ’illufion doit fe terminer au
dèvelopement de quelque vérité utile : nous difons •
au dèvelopement, & non pas à la preuve y car
i l faut bien obferver que la Fab le ne prouve rien.
Quelque bien adapté que foit l ’exemple à la rno-
.raiité , l ’ exemple eft un fait particulier , la moralité
une maxime générale; & Io n fait que du particulier
au général i l n’y a rien à conclure. I l faut
donc que la moralité foit une vérité connue
par elle-même, & à laquelle on n’ait befoin que de
réfléchir pour en être perfuadé. L ’ exemple contenu
dans la Fable en eft l ’indication , & non la preuve :
fon but eft d’avertir, & non dé convaincre ; de
diriger l ’attention, & non d’entrainer le confente-
ment ; de rendre enfin fenfible à l ’imagination ce
qui eft évident à la raifon : mais pour cela i l faut
que l’ exemple mène droit à la moralité , fans
diverfioii ,' làns équivoque ; & c’ eft ce que les
plus grands maîtres femblent avoir oublié quelquefois
:
La vérité doit naître de la Fable.
L a 'Motte l ’a dit & l ’a pratiqué ; i l ne le cède
même à per forme dans cette partie : comme e lle
dépend de la jufteffe & de la fagacité de l ’e fp r it ,
& que L a Motte avoit fupériearement l ’une & l ’autre
, le fens moral de fes F ab le s eft prefque toujours
bien fàifi, bien déduit , bien prépare ; nous
• en exceptons quelques-unes , comme ce lle de l 'e f-
toma c, ce lle de F araignée & du pélican. L ’ct-
tomac pâtit de fes fautes; mais s’enfuit-il que chacun
foit puni des fiennes ? L e même auteur a fait voir
le contraire dans la Fab le du chat & du rat. Entré
le pélican & l ’araignée, entre Codrus & Néron ,
. Talterriative eft - e lle fi preffante , qu'héfiter. ce
f û t choifir ? & à la queftion, lequel des d eux
voudrez-vous imiter ? n’eft-on pas fondé à répondre ,
ni l'u n nt Vautre ? Dans ces deux F a b le s , la
moralité n’eft vraie que par les circonftances ; elle
eft faufilé, dès qu’on la donne pour un^ principe
général. c
L a Fontaine s’eft plus négligé que L a Motte fur
le choix de la moralité: i l fembie quelquefois la
chercher après avoir compofé fa Fab le ; foie qu’il
affe&e cette incertitude pour cacher jufqu’au bout
le deffein qu’i l avoit d’inftruire ; foit qu’en effet il
fe foit livre d’abord à l ’attrait d’un tableau favorable
à peindre , bien filr que d’un fujet moral i l eft
facile de tirer une réflexion morale. Cependant fa
conclufion n’ eft pas toujours également heureufe ;
le plus fouvent profonde , luniineufè , intéreflante, &
amenée par un chemin de .fleurs ; mais quelquefois
aufli commune, faufle, ou mal déduite. Par exemple ,
de ce qu’un gland, & non pas une citrouille , tombe
fur le nez de Garo , s’enfuit-il que tout foit bien ?
Jupin pour chaque état mit deux tables au monde ;
L’adroit, le vigilant, & le fort font à (lis
A la première ; Sc les petits .
'Mangent leur refte à la fecOndef