
des objets de même elpèce ou d’elpèce différente ,
pofer le microfcope fur un point imperceptible ; &
ne croit avoir bien vu qu’après avoir long temps
regardé. Ce font ces hommes qui vont d’obferva-
tions en obfervations à de juftes conféquences, &
ne trouvent que des analogies naturelles : la curio-
iké eft leur mobile j l'amour du vrai eft leur paf-
fion ; le défîr de le découvrir eft en eux une volonté
permanente, qui les anime fans les échauffer,
& qui conduit leur marche que l'expérience doit
alTûrer.
L e Génie eft frapé de tout ; &- dès qu’i l n’eft
point livré à les penfées & fubjugué par l ’enthou-
liafme , i l étudie , pour ainfi dire , fans s’en aper-
cevoir j i l eft forc é , par les impreffions que les
objets font fur l u i , à s’enrichir fans celle de con- ;
noiflances qui ne lu i ont rien coûté j i l jette fur la i
nature des coups-d’oe il généraux, & perce fes aby- j
mes. I l recueille dans fon fein des germes qui y
entrent imperceptiblement, & qui produifent dans -
le temps des effets fi furprenants, qu’i l eft lu i-
même tenté de fe croire iufpiré : i l a pourtant le
goût de l ’obfervationj mais i l obferve rapide ment un
grand efpace, une multitude d’êtres.
L e mouvement, qui eft fon état naturel, eft
quelquefois fi doux qu’à peine i l l ’aperçoit : mais
l e plus fouvent ce-mouvement excite-des tempêtes ,
& le Génie eft plus tôt emporté par un torrent
d’idées, qu’ i l ne luit librement de tranquiles réflexions.
Dans l ’homme que l ’imagination dominé,
le s idées fe lient par les circonftances & par le
fentiment : i l ne voit fouvent des idées abftraites
-que dans leur rapport avec les idées fenfibles. - I l
donne aux abftcacïions une exiftence indépendante
de l ’efprit qui les a faites ; i l réalife fes fantômes
\ fon enthoufîàfme augmente auv fpectacle de
Tes créations , c’e ft'à dire , de fes nouvelles com-
binaifons, feules créations de l ’homme; Emporté par
la foule de fes penfées , livré à la facilité de les
combiner ; forcé de produire , i l trouve mille preuves
fpécieufes, & ne peut s’affurer d’une feule : i l
conftruit des édifices hardis , 'que fa raifon n’o feroit
habiter, & qui lui plaifent par leurs proportions ,
& non par leur folidité ; i l admire fes fyftêmes j
comme i l admirerait le plan d’un Poème ; & i l les
adopte comme beaux , en croyant les aimer comme
vrais. .
L e vrai ou le faux , dans les productions philofo-
p hiques , ne font point les çaractères diftjnctifs du ^
Génie.
I l y a bien peu d’ erreurs dans L o c k e , &- trop
peuple vérités dans milord Shaftesbury : le premier
cependant n’eft qu’un efprit étendu , pénétrant, &
ju fte ;& le fécond eft un Génie du premier .ordre.
L o ck e a vu ; Shaftesbury a créé, eoiiftruit, édifié :
nous devons à L ocke de grandes vérités froidement
aperçues , méthodiquement fiiivies * sèchement annoncées
; & à Shaftesbury des fyftêmes brillants ,
fouvent peu fondés , pleins pourtant de vérités
fublimes ; 5c dans fes moments d’erreur, i l plaît
& perfuade encore par les charmes de fon éloquence.
L e Génie hâte cependant les progrès de la Phi-
lofophie par les découvertes les plus héureufes ôc
les moins attendues : i l s’élève d’un vo l d’aig le
vers une vérité lumineufe, fource de mille vérités
auxquelles parviendra dans la fuite en rampant la
foule timide des fages obfervateurs. Mais à côté de
cette vérité lumineufe , i l placera les ouvrages de
fon imagination : incapable _jde marcher dans la
carrière & de parcourir fucceflivement les intervalles
, i l part d’un point & s’élance vers le but ;
i l tire un principe fécond des ténèbres; i l eft rare
qu’i l fuive la chaîne des conféquences; i l eft p r i-
mefautier, pour me fervir de l ’expreffîon de Montagne.
I l imagine plus qu’i l n’a vu ; i l produit
plus qu’i l ne découvre ; i l entraîne plus qu’i l ne
conduit : i l anima les P l a t o n l e s Defcartes, les
Malebranche , les Bacon , les Leibnitz ; & feloïi le
plus ou le moins que l ’imagination domina dans ces
grands hommes, i l fit éclore des fyftêmes brillants,
ou découvrir de grandes vérités.
Dans les fciences immenfes & non encore approfondies
du Gouvernement , le Génie a fon caractère
& fes' effets , aufli faciles àreconnoîcre que
dans les Arts & dans la Philofophie : mais je doute
que le G é n ie , qui a fi fouvent pénétré de quelle
manière les hommes, dans certain temps, dévoient
être conduits , foie lui-même propre à les, conduire.
Certaines qualités de l ’efpric, comme certaines qualités
du coeur , tiennent à d’autres , en excluent d’autres.
Tout, dans les plus grands hommes, annonce des
inconvénients ou des bornes.
L e fang froid, cette qualité fi n é c e f la i r e à ceux
qui gouvernent, fans, leque l on/eroit rarement une
application jufte des moyens aux circonftances,
fans leque l on feroit fujet aux inconféquencès ,
fans lequel on manqueroit de la préfence dVfprit ;
le fang fro id , qui foumet l’aCtivité de l ’ame à la
raifon, & qui préferve dans tous les évènements
de J.?, crainte , de l ’ivreffe , de la précipitation ,
n eft-il pas une qualité qui ne peut exifter dans
les hommes que l ’imagination maîtrife ? cette qualité
n’e ft-elle pas abfolument oppofée au Génie ?
I l a fa fource dans une extrême fenfibilité qui le
rend fufceptible d’une foule d’impreffions nouvelles,
par l e f q u e l l e s i l peut çtre détourné d u deflein princ
ip a l , contraint de manquer au fe c te t, de ïbrtir
des lois de la r a i fo n , Sc de perdre , par l ’inégalité
de la conduite, l ’afeendant qu’i l auroit pris par la
fu p é r io r i t é des lumières. Les hommes ae G én ie ,
forcés de fentir , décidés par leurs g o û t s , par leurs
répugnances, d ift r a i ts par mille objets , devinant
t ro p , prévoyant peu , portant à l ’excès leurs dé-
firs j leurs efpérances , ajoutant ou retranchant fans
ceffe à la réalité des êtres, me paroiflent plus faits
p o u r renverfer ou pour fonder lès États que pour
les maintenir, & p o u r rétablir l ’ordre que p o u r le
fuivre. .
L e G én ie , dans les affaires ,-n’eft pas plus captivé
par les circonftances, par les lo is , & par les ufages,
qu’i l ne l ’eft dans les beaux Arts par les règles du
g o û t , & dans la Philofophie par la méthode. I l
y a des moments où i l fauve fa patrie, qu i l per-
droit dans la fuite s’ i l y confervoit du pouvoir.
L e s fyftêmesfont plus dangereux en Politique qu’en
Philofophie : l ’imagination qui égare le philofo-
-phe , ne lui fait faire que des erreurs; l ’imagination
qui égare l ’homme d’E tat, lui fait faire des fautes &
le malheur des hommes.
Qu’à la ^uerre donc & dans le confeil le Génie,
femblable à la divinité , parcoure d un coup d oeil
la multitude des poflibles, voye le mieux & 1 exécute
; mais qu’ i l ne manie pas long temps les affaires
où i l faut attention , combinaifons , perfévé-
rance : qu’Alexandre & Conde foient maîtres des
évènements & paroiflent infpirés le jour d’une bata
ille , dans ces inftants où manque le temps de
délibérer & où i l faut que la première des.penfées
foit la meilleure ; qu’ils décident dans ces moments
où il'faut voir d’un coup d’oeil les rapports dune
poficion & d’un mouvement avec fes forces, celles
de fon ennemi, & le but qu on fe propofe : mais
que Turenne & Malborough leur foient préférés,
quand i l faudra diriger les opérations d’une-campagne
éntière.’-
Dans les Arts , dans les S ciences, dans les affaires,
le Génie femblë changer la nature des chofes; fon
caractère fe répand fur tout ce qu’i l touche,- & fes
lumières, s’élançant au delà du pafle & du préfent,
éclairent l ’avenir : * i l devance fon fiècle , qui ne
peut le Cuivré ; i l laifle loin de lui l ’efprit qui le
critique avec raifon, mais q u i , dans fa marche
ég a le , ne fort jamais de l ’uniformité de la nature.
Il eft mieux fenti que connu par Fhomme qui
veut le définir : ce feroit à lui - même à parler de
lui ; & cet article, que je n’aurojs pas dû faire,
devroit être l ’ouvrage d’un de ces hommes extraordinaires
, de Voltaire , par exemple, qui honorent
ce fiècle, & qui, pour connoître le Génie, n’auroient
eu qu’à regarder en eux-mêmes. ( A n o n ym e . )
M . Marmontel a traité le même fu je t , & le
P u b lic nous faitra gré de lu i fa ir e p a r t des
réflexions de cet écrivain également profond &
in gén ieu x.
O n demande, d i t - il, en quoi le Génie diffère
du talent : le v o ic i, ce me femble. L e talent eft
une difpofition particulière & habituelle à réuflîr
dans une chofe : à l ’égard des Lettres , i l confifte
dans l ’aptitude à donner, aux fujets que l ’on traite
& aux idées qu’on exprime, une forme que l ’art
approuve 5c ’dont le goût foit fatisfait : l ’ordre,
la cla rté, l ’élégance , la fa c ilité , le naturel, la
correction, la grâce même, font le partage du talent.
L e Génie eft une forte ù ’infpiration fréquente %
mais paflagère ; & fon attribut eft le don de créer.
I l s’enfuit que l ’homme de Génie s’élève & s’abaifle
tour à tour, félon que l ’infpiradon l ’anime ou
l ’abandonne. I l eft fouvent inculte , parce qu’i l ne
fe donne pas le temps de perfectionner; i l eft grand
•dans les grandes choies, parce qu’elles font propres
à réveiller cet inftinCt fublime, & à le mettre en
activité; i l eft négligé dans les chofes communes,
parce q u e lle s font au deffous de lu i, & n’ont pas
de quoi l ’émouvoir. Si cependant i l s’en occupe
avec une attention forte, i l les rend nouvelles &
fécondes, parce que cette attention qui couve les
idées, les pénètre , fi j’ofe le dire , d’une chaleur qui
les vivifie & les fait germer, comme le fo le il fait
germer l ’or dans les veines du rocher.
C e qu’i l y auroit de plus rare & de plus étonnant
dans la nature, ce feroit un homme que fon
Génie n’abandonneroit jamais; 8c celui de tous les
écrivains qui approche le plus de ce prodige , c’eft
Homère dans l ’Iliade.
Si l ’on demande à préfent, quelle eft la différence
de la création du Génie , & de la production du
talent ; -l’homme éclairé , fenfible, verfé dans l ’étude
de l ’art ., n’a pas befoin qu’on le lui dife; 5c
le grand nombre même des hommes cultivés eft
en état de le fentir. L a production du talent confifte
à donner la forme ; & la création du Génie
à donner l ’ être : le mérite de l ’une eft dans l ’in -
duftrie, le mérite de l ’autre eft dans l ’invention ;
le talent veut être apprécié par les détails ,
le Génie nous frape en niafle. Pour admirer
le cinquième livre de l ’Enéide, i l faut le lire ;
pour admirer le fécond & le quatrième , i l fuffit
de s’en fouvenir , même confufément. L ’ homme
de talent penfe & dit les chofes qu’une foule
d’hommes auroit penfées & dites; mais i l les préfente
avec plus d’avantage, i l les choifit avec plus
de g o û t , i l les difpofe avec plus d’a r t , il les exprime
avec plus de finefle ou de grâce : l ’homme
de G én ie , au contraire , a une façon de v o ir , de
fentir., de penfer , qui lui eft propre. Si c’eft un
plan qu’i l a conçu, l ’ordonnance en eft furprenante
& ne reflemble à rien de ce qu’on a fait avant
lui. S’i l deffine des caractères, leur fingularité
frapante, leur étonnante nouveauté , la force avec
laq u e lle i l en exprime tous les traits , la rapidité
& la hardiefle dont i l en trace les contours, Ten-
femble & l ’accord qui fe rencontrent dans fes conceptions
foudaines , font dire qu’i l a créé des hommes
; & s’i l les groupe, leurs contraftes, leurs rapports,
leur aCtion, leur réaCtion mutuelle , font encore , par
leur vérité rare, une forte de création ; dans les détails,
il femble dérober à la nature des focrets qu’elle n’a
révélés qu’ à lu i ; i l pénètre plus avant dans notrç
coeur que nous n’y pénétrions nous - mêmes avant
qu’ i l nous eût éclairés ; i l nous fait découvrir , en
nous & hors de n ou s, comme de nouveaux phénomènes.
S’i l veut agir fur la penfée & fubjuguer
l ’ entendement, i l donne à fes raifons un po id s,
une force d’impulfion, à laque lle rien ne réfifte.