
i l me femble que ce doit être celui dont fa i ci-
devant démontré l’influence fur la fyntaxe de toutes
les langues, celui qui feul contribue à donner
aux mots réunis un fens clair & précis , & dont
l ’inobfervation feroit de la parole humaine un
lïmple bruit femblable aux cris inarticulés des
animaux. Dans quelle langue fe trouve donc Y In verjion
relative à cet ordre fondamental ? dans le
latin ou dans le françois ? dans les langues tranf-
pofitives ou dans les analogues? Je ne doute point
que M. Batteux , M. Pluche, M. Chompré, & M. de
Condillac ne reconnoiffent que le latin, le grec ,
& les autres langues tranlpofitives admettent beaucoup
plus dTnverfions de cette efpèce , que le
françois ni aucune des langues analogues qui fe
parlent aujourdhui en Europe.
30. I l ne m’appartient peut-être pas trop de dire
ici mon avis fur ce qui concerné l ’ordre de l ’É lo cution
oratoire 3 mais je ne puis m’empécher d’ex-
pofer du moins fommairement quelques réflexions
qui me font venues au fujet du fyftême de M. Batteux
-fur ce point.
« C e f t , dit - i l ( pa g e 30 1 ) , de l ’ordre •& de
» l ’arrangement des chofes & de leurs parties, que
» dépend l ’ordre & l ’arrangement des penfées ; &
» de l ’ordre & de l ’arrangement de la penfée & de fes
» parties, que dépend l ’ordre & l ’arrangement de l ’ex-
» preflion. Et cet arrangement eft naturel ou non dans
» les penfées & dans les expreflions qui font images,
» quand i l eft ou qu’i l n’ èft pas conforme aux
» chofes qui font modèles. Et s’ i l y a plufieurs
» chofes qui fe fiiivent, ou plufieurs parties d’une
» même chofe, & qu’elles foient autrement arran-
» gées dans la penfée qu’elles ne le font dans la
» nature , i l y a Inverjion ou renverfement dans
» la penfée. Et fi dans l ’exprefïion i l y a encore
»> un autre arrangement que dans la penfée, i l y
» aura encore renverfement. D ’où i l fuit que Yln-
» verjîon ne peut être que dans les penfées ou
» dans les expreflions, & qu’e lle ne peut y être
» qu’en renverfant l ’ordre naturel des chofes qui
» font repréfentées ». J’avois cru jufqu’ici , & bien
d’autres apparemment l ’avoient cru comme moi &
le croient encore , que c e ft la vérité feule qui
dépend de cette conformité entre les penfées Sç
les chofes, ou entre les expreflions & les penfées-:
anais on nous apprend ■ ici que la .conftruétion régulière
de l ’Élocution en dépend aufïi, ou même
qu’e lle en dépend feule , au point q u e , quand cette
conformité eft v io lé e , i l y a Amplement Inverjion,
ou dans la tête de celui qui conçoit les chofes
•autrement qu’elles ne fontjjen elles-mêmes , ou
dans le difcours de celui qui les énonce autrement
qu’i l ne les conçoit; V o ilà fans doute la
première fois que le terme <Y Inverjion eft emp
lo y é pour marquer le dérangement dans les penfées
par raport à l a réalité des chofes, ou le defaut
de conformité de la Parole avec la penfée: mais
i l faut convenir alors que la grande fource des
Invçrjions de la première efpèce eft aux Petitesmaifons
j & que celles de la féconde efpèce font
traitées trop cavalièrement par les moraliftes, q u i ,
fous le nom odieux de menfonges, les ont mifes
dans la claffe des chofes abominables.
Maisfiiivons les conféquences : i l eft donc effen-
c iel de bien connoître l ’ordre & l ’arrangement des
chofes & de leurs* parties , pour bien déterminer
celui des penfées, & enfùitê celui des expref-
fionsi Tout le monde croit que c’eft là la fuite de
ce qui vient d’être dit ; point du tout : au moyen
d'une Inyèrfion , qui n’eft ni grammaticale ni
oratoire , mais logique , l ’auteur trouve « que ,
» dans le cas où i l s’agit de perfuader , de faire
» confentir l ’auditeur à ce que nous lui difons,
» Y intérêt doit régler les rangs des objets , &
» donner par conféquent les premières places aux
» mots qui contiennent l ’objet ley plus important ».
I l eft difficile , ce me femble, d’accorder cet arrangement
réglé par l ’intérêt , avec l ’arrangement
établi par la nature entre les chofes : qu’importe ?
"c e f t , dit-on , celui qui doit régler les places des
mots. J’y confens ; mais les décifions de cet ordre
d intérêt font - elles confiantes, uniformes , invariables
? Vous favez bien que telle doit être la
nature des principes des Iciences & des arts. I l me
feriible cependant qu’i l vous feroit difficile de
montrer cettë invariabilité dans le principe que
vous adoptez : i l devroit produire en tout temps le
même effet pour tout le monde 3 au lieu que
dans votre fyftême , pour me fervir des termes de
l ’auteur de la Lettre fu r les fourd s & muets
( p . p 3 ) , « ce qui fera Inverjion pour l ’un , ne le
» fera pas pour l’autre. Car dans une fuite d’idées ,
» i l n’arrive pas toujours que tout l e monde foit
» également affeété par la même. Par exemple,
» fi de ces deux idées contenues dans la phrafe f e r -
» pentem J u g e , je vous demande quelle eft la
» principale ? ‘vous me d ire z , vous , que c’ éft le
» ferpent 3 mais un autre prétendra que c’ eft la
» fuite :- & vous aurez tous deux raifon. L ’homme
» peureux ne fonge qu’au ferpent 3 mais celui qui
» craint- moins le ferpent que ma p er te, ne fonge
» qu’à ma fuite : l ’un ÿeffraie , & l ’autre m’avertit »•
Votre principe n’eft donc ni affez évident ni affez
sur pour devenir fondamental dans l ’Élocution, tnême
oratoire. Vous le fentez vous-même , puifque vous?
avouez ( page 3 16 ) , que fon application « a:
» pour le' métaphyficien même des variations em*
» barraffantes, qui font caufées par la manière donc
» les objets fe mêlent, fe cachent, s’effacent, s’en-
» veiopen t, fe déguifènt lés uns les autres dans nos
» penfées ; de forte qu’i l refte toujours, au moins
» dans, certains cas , quelques parties de la diffi-
» cu lte.». Vous ajoutez que le nombre & l ’harmonie
dérangent fouvent la conftruétion prétendue
régulière que doit opérer votre principe. Vous y
voilà , permettez que je vous le dife : vous voilà
au vrai principe de l ’Élocution oratoire dans la
langue latine & dans la langue çrèque ; & vous
tenez là principale caufe qui a déterminé lé génie.
de ces deux langues à autorifer les variations des
cas , afin de faciliter les Inverfions, qui pourraient
faire plus de plaifir à l ’oreille par la variété & par
l ’harmonie,. que la marche monotone de la conf-
rruétion naturelle & analytique.
Nous avons l u , vous & m o i, les oeuvres de
■ Rhétorique de Cicéron & de Qüintilien, ces deux
-grands maîtres d’Éloquençe , qui en connoiffoient
fi profondément les principes & les refforts , &
qui nous les tracent avec tant de fugacité , de
■ jufteffe , & d’étendue. On n’y trouve pas un m o t ,
vous le fa v e z , fur votre prétendu principe de 1 É lo cution
oratoire 3 mais avec quelle abondance &
quel fcrupule infiftent-ils l ’un & 1 autre fur ce
qui doit procurer cette fuite liarmonieufe de fons-
qui doit prévenir le dégoût de l ’o r e i lle , U t &
yerborum numéro y & vocum modo , delecîatione
vincerent aurium fatieta tem ( C ic . de Orat.
lib. I I I , cap. xlv ) ? Cicéron partage en deux la
matière de l ’Éloquence : i ° . le choix des chofes &
des mots, qui doit, être fait avec prudence , & fans
doute d’après les principes qui font propres à cet
objet j i ° . le choix des fons , qu’i l abandonne à
l ’orgueilleufe fenfibilité de l ’oreille. L e premier
point eft, félon l u i , du reffort de l ’intelligence &
de la raifon j & les règles par conféquent qu’i l
faut y fuivre , font invariables & sûres. L e fécond
eft du reffort du g o û t , c’eft la fenfibilité pour le.
plaifir qui doit en décider 3 & fes décifions varieront
en conféquence au gré des caprices de l ’organe
& des conjonctures. Rerum verborumque ju dicium
prudentiæ ejl ; vocum ( des fons ) autem & numéro
rumaure s fu n t ju dices : & q u o d ilia a d in te l-
ligentiam referuntur, hcec ad voluptatem, in illis
ratio in v en it, in his f e n fu s , artem. ( Cic. Orat._
cap. j n. 16 4 ) .
V o ilà donc les deux feuls juges que reconnoît,
en fait d’Élocution , le plus éloquent des romains ,
la raifon & l ’oreille 3 le coeur eft compté pour
rien à .cet égard. Et en vérité i l faut convenir que
c ’eft avec* raifon 3 l ’Éloquence du coeur n’ eft point
affujettie à la contrainte d’aucune règle artificielle 3
le coeur ne connoît d’autres règles que le fenti-
ment, ni d’autre maître que le befoin, Magijler
artis ingenîque largitor. ( Perf. prolog. 11 ).
C e n’eft pourtant pas que je veuille dire que
l ’intérêt des pallions ne puiffe influer fur l ’Élocution
même , & qu’i l ne puiffe en réfulter des
expreflions pleines ae nobleffe , de grâces, ou d’énerg
ie . Je prétends feulement que le principe de
l ’ intérêt eft effectivement d’une application trop
incertaine & trop changeante, pour être le fondement
de l ’Élocution oratoire : & j’ajoute que, quand
i l faudrait l ’admettre comme t e l , i l ne s enfuivroit
pas pour cela que les places qu’i l fixeroit aux mots
îuffent leurs places naturelles j les places naturelles
des mots dans l ’Élocution, font celles que
leur .afligne la première inftitution de la Parole
pour énoncer la penfée. A in fi, l ’ordre de l ’intérêt,
loin d’être la règ le de l ’ordre naturel des mots,
Gu. A mm. et Littérat. Tome II.
eft une des eau fes de YInverjion proprement dite 3
mais l ’effet que Y Inverjion produit alors fur lam e ,
eft en même temps l’un des titres qui la juftifient.
Eh quoi de plus agréable que ces images fortes &
énergiques , dont un mot placé à prop o s, à la
faveur de Y Inverjion^ enrichit fouvent l ’Élocution ?
Prenons^ feulement un exemple dans Horace ( lib . I ,
od. 2.8 ) ::
...............Necquicquam tibi prodeji
Aërias tentajfe domos, animoque rotundum
Per clarifie polum, morituro.
Qu elle force d’expreffion dans le dernier mot
morituro ! L ’ordre analytique avertit l ’efprit de
le rapprocher de tibi , avec lequel il. eft en concordance
par raifon d’identité : mais l ’efprit repaffe
alors fur tout ce qui fépare ic i ces deux corrélatifs
3 i l v o i t , comme dans un feul point , & les
occupations laborieufes de l ’aftronome , 8c le eon-
trafte de fa mort -qui doit y mettre fin 3 ce la eft
pittorefque. Mais fi l ’ame vient à rapprocher le
Tout du nec quicquam prodeji qui eft à la tê te ,
quelle véri:é 1 quelle force ! quelle énergie ï Si
1 on dérangeoit cette belle conftruétion , pour fuivre
fcrupuleulement la conftru&ion analytique , Tentajfe
domos aérias atque percurrijfe animo po lum
rotundum , necquicquam prodeji tibi mo-
rituro ; on auroit encore la même penfée énoncée
avec autant ou plus de clarté 3 mais l ’effet eft
détruit : entre les mains du poète , elle eft pleine
d’ agrément & de vigueur 3 dans celle du grammairien
, c’eft un cadavre fans vie & fans couleur :
celui-ci la fait comprendre , l ’autre la fait fentir.
Cet avantage réel & inconteftable des Inverfio
n s , joint à celui de rendre plus harmonieufes
les langues qui ont adopté des inflexions propres
à cette fin , font les principaux motifs qui fem-
blent avoir déterminé MM. Pluche & Chompré
à défendre aux maîtres qui enfeignent la langue
la t in e , de jamais toucher à l ’orare général de la
phrafe latine. « Car toutes les langues , dit M. PIu-
» che. ( Méch. pa g e 115 , édit. 17Ç1 ) , & fur-
» tout les anciennes , -ont une façon, une marche
» différente de ce lle de la nôtre. C ’eft une autre
» méthode de ranger les mots & de préfenter les
» chofes. Dérangez-vous cet ordre ? vous vous privez
» du plaifir d’entendre un vrai concert 3 vous rom-
» pez un affortiment de fons très-agréables 3 vous
» affoibliffez d’ailleurs l ’énergie de l ’expreflion &
» la force de l ’im a g e ................. Le- moindre goût
» fuffit pour faire fentir que lé latin de cette fe-
» conde phrafe à perdu toute fa faveur 3 i l eft
» anéanti. Mais ce qui mérite le plus d’attention ,
» c’eft qu’en déshonorant ce récit par la marche de
» la langue françoife qu’on lui a fait prendre , on a
» entièrement, renverfe l ’ordre des chofes qu’on y
» raporte 3 & pour avoir égard au génie ou plus tôt
» à la pauvreté de nos langues vulgaires , on met
» en pièces le tableau delà nature ». M. Chompré
eft de même avis, & en parle d’une manière