
S 'il veut agir fur l'ame, i l Fattâque , i l Fébraftle >
i l l ’agite en tous fens avec tant de Vigueur & de
violence , i l la tourmente fi impérieufement, foie
du frein foit de l ’aiguillon , qu i l vient à bout de
la dompter. S’i l peint les pallions s i l donne à leurs
relforts une force qui nous étonne, à leurs mouvements
des retours dont le naturel nous confond :
dans le moment ou nous croyons leur force &
leur véhémence épuifée, fon fouftie y ajoute des
degrés de chaleur dont le coeur humain eft ïurpris
d’ être fufceptible ; c’eft la co lè r e , la vengeance,
l ’ambition, l ’amour> la douleur exaltée à fon plus
haut point , mais jamais au delà ; tout eft vrai dans
cette peinture, quoique tout y foit fùrprenànt. S’i l
décrit les objets fenfibles , i l y fait remarquer des
traits frapants qui j ufqu’à lu i nous avoient échapé ,
des accidents & des rapports fur lefquels nos regards
ont gliffé mille fois. L e commun des hommes
regarde fans voir ; l ’homme de Génie voit fi
rapidement, que c’eft prefque fans regarder. S’il
creufe le premier dans une mine, i l en épuife les
grandes veines & i l ne laiffe que des filons. S’i l
le faifit d’un fujet connu, i l le pénètre fi profondément
, que ce champ que l’ oncroyoït ufé devient
une terre féconde. I l fai: forcir un fleuve de la
même fource d’où le talen: ne tiroic qu’un ruiffeau.
S ’i l s’enfonce dans les pofllbles, i l y découvre des
combinaifbns à la^ fois fi nouvelles & fi vraifem-
blables , qu’à la furprifè qu’elles caufent, fe mêle
en fecret le plaifir de penfer qu’on a vu ce qu’i l
fe in t , ou du moins qu’on a pu l ’imaginer fans
peine. -
I l y a donc en première claffe le Génie de
l ’inven ion , de la compofition en grand : c’eft ainfi
que chez les anciens, l ’Iliade , l ’OEdipe , les deux
Iphigénies , & chez nous , Polyeuctë , Héraclius , -
Britannicus, A lz ire , Mahomet, le Tartuffe , le
Mifanthrope, font des ouvrages de Génie. I l y a
de plus , dans les compofitions même que le Génie
n’a pas inventées, des détails qui ne font qu’à
lu i : ce font des caraétères créés , comme celui de
Didon ; des deferiptions d’une beauté in ou ïe, comme
ce lle de l ’incendie de T r o y e ; des (cènes fublimes
dans leur genre , comme la reconnoiffance d’OEdipe
& de Jocafte dans l ’OEdipe françois ; la rencontre
de l ’A i '•are & de fon fils dans Molière , quand l ’un
va prêter à ufiire & que l ’autre vient emprunter.
Enfin ce font des traits de lumière & de force qui
reffemblent à des infpirations , & qui étonnent l ’entendement
j pénètrent l ’ame , ou fubjuguent la volonté.
D e ces traits, i l y en a fans nombre dans
le s écrits de tous les poètes & de tous les hommes
éloquents j mais dans tout cela le ftyle eft pour
fort peu de chofe : c’eft la conception qui nous
firape, c’eft la penfée qui nous re fte , & dont le
fo uvenir confus eft , fi je l ’ôfe dire, un long ébranlement
d’admiration.On fe fouvient que dans l ’ Iliade,
Priam vient fe jeter aux pieds d’Achille & baifer
la main meurtrière, la main encore fumante du
fàng de fon fils j on fe fouvient que dans le Tartuffe,
l ’hypocrite accufé fe jette aux pieds d’Orgon
& lui impofe encore en s’accufant-lui-même : on
fe fouvient de même de tous les grands traits
d’éloquence de Démofthène , de Cicéron, de Bof-
fuet : ces peintures, ces mouvements, ces évolutions
imprévues, ces reffources inefpérées , ces heu-
reufes témérités qui reffemblent à celles d’un grand
capitaine au moment critique d’une b a ta ille , tout
c e la , dis-je., nous eft préfent ; mais les paroles
font oubliées, l ’impreffion profonde qui nous refte
eft l ’impreffion des chofes, & non ce lle des mots.
V o ilà le Génie de la penfée. Prefque tous les traits
en font à la fois rares & fimples , naturels & inattendus.
Mais i l y a auffi l ’expreffion de Génie, c’eft à
d ire , l ’expreffion que l ’on paroît avoir créée pour
rendre avec une force ou une grâce inouïe la penfée
ou le fentiment. Et eelui qui a lu T a c ite , Montagne
, P a f c a l, Boffuet, L a Fontaine , fait mieux
que je ne puis le définir, ce que c’ eft que cette
efpèce de création. C e feroit au Génie à parler
de lui-même ; mais les foibles traits, que je viens
d’indiquer fuffifent pour le reconnoître & le diftin-
guerdu talent.
Du refte , on a vu plus d’un exemple de l ’union
& de l ’accord du talent avec le Génie. Lorfque
cet heureux enfemble fe rencontre, i l n’y a plus
d?inégalités choquantes dans les productions de
l ’efprit; les intervalles du Génie font occupés par
le talent ; quand l ’un s’ endort, l ’autre v e ille ;
quand l ’un s eft n ég lig é , l ’autre vient après lu i
& perfectionné fon ouvrage. A peine on s’aperçoit
des intermittences du Génie , parce qu’on eft préoccupé
par l ’illufion que le talent fait faire : car
e’eft à lu i qu’appartient l ’adreffe ,& la continuelle
vigilance à nous faire oublier l ’abfence du Génie ,
en femant de fleurs l ’intervalle 8c le paffage d’une
beauté à l ’autre, en amufant l ’efprit & l ’imagination
par des détails d’agrément & de goût jufqu’au
moment où le Génie reviendra fe faifîr du coeur,
le tourmenter , le déchirer, ou s’emparer de l ’ame,
l ’émouvoir, l ’étonner, la troubler , la confondre,
la tranfporter , & l ’agrandir. Pour voir ces deux
fondions du Génie 8c du talent également remplies,
on n’a qu’à lire ou V ir g ile ou Racine : on diftin-
guera aifément le Génie qui les é lè v e , d’avec .le
talent qui les foutient & qui ne les quitte jamais. ( M. MARM O N TEL. )
(N.) G énie. Chezlesroma insonnefe fervoit point
du mot Genius , pour exprimer , comme nous félons
, un rare talent ; c’étoit Ingenium. Nous employons
indifféremment le mot Génie , quand nous
parlons du démon qui avoi: une v ille de l ’antiquité
fous fa garde, ou d’un machinifte, ou d’un musicien.
C e terme de Génie femble devoir défigner, non
pas indiftindement les grands talents , mais ceux
dans lefquels i l entre de l ’invention ; c’eft fùrtout
çette invention qui paroiffoit un don des dieu x,
cet
cet ingenium quafi ingenitum , fine efpèce d’inf-
piration divine. O r un artifte, quelque parfait
qu’i l foit dans fon genre , s’i l n’a point d invention,
s i l n’eft point o r ig in a l, n’eft point réputé Génie ;
i l ne paffera pour avoir été infpiré que p a r le s
frtiftes fes prédéceffeurs, quand même ille s furpaffe-
roit.
I l fepourroitqiieplufieursperfonnes jouaffent mieux
aux échecs que l ’inventeur de ce je u , & qu’ils lui
gagnaffent les grains de bled que le roi des. Indes -
vouloit lui donner ; mais cet inventeur' étoir un
Génie, , 8c ceux qui le gagneroient peuvent ne pas
l ’être. L e Pouffin, déjà grand peintre avanc d’avoir
vu de bons tableaux, avoit le Génie de la Peinture ;
L u l l i , qui ne vit aucun bon muficien en France, avoit
le Génie de la Mufiqué.
Lequ e l vaut mieux de. pofféder fans maître le
Génie de fon art, ou d’a:teindre à la perfection en
imitant & en furpaffant fes maîtres ?
Si vous faites cette queftion aux artiftes, ils feront
peut-être- partagés ; fi vous la faites au Pub
lic , i l n’héfitera pas. Aimez-vous mieux une belle
tapifferie des Gobelins qu’une tapifferie faite en
Flandres dans les commeucements.de l ’art? préférez
vous les ch e f- d’oeuvres- modernes en cftampes
aux premières gravures en bois ? la Muiique d’au-
jourdhui aux premiers airs qui reffembioient au
chant grégorien ? l ’Artillerie d’au jourdhui au Génie
qui inventa les premiers cations ? tout le monde
vous répondra Ou i. Tous lès aeheteurstvous diront,
' J ’avoue que -l’inventeur de la navectè avoi; plus de
Génie que le manufacturier qui a fai: mon drap;
mais mon drap vaut mieux que cèlui de l ’inventeur.
-
Enfin chacun avouera , pour peu qu ori ait de
confcience, que nous refpeCtons les Génies qui on:
ébauché les arts, & que les efprits qui les ont perfectionnés
font plus à notre ufage.
Chaque v i l le , chaque homme ayant eu autrefois
fon Génie,^on s’imagina que ceux qui fefoientdes
chofes extraordinaires étoient infpirés par ce Génie.
Les neuf mufes étoient neuf Génies qu’i l falloit invoquer;
c’eft pourquoi Ovide d i t ,
EJl Deus in nobis, agitante calefcimus illo.
Il eft un Pieu dans nous , e’ eft lui qui nous anime.
Mais au fon d, le Génie eft—i l autre chofe que
le talent ? Qu’eft-ce que le ta len t, finon la difpo-
fition à réuffir dans un art ? Pourquoi difons - nous
le Génie d’une langue ? C ’eft que chaque lan gu e,
par fes terminaifons, par fes articles , fes participes
,*fes mots plus ou moins longs aura néceffai-
rement des propriétés que d’autres langues n’auront
pas. L e Génie dê la langue françoife fera
plus fait pour la eonverfation, parce que fa marche
néceffairemen: Ample & régulière ne gênera
jamais Fefprit : le grec & le latin auront plus de
variété. Nous avons remarqué ailleurs que nous ne
Gramm. et Littérat. Tome I L
pouvons dire , Théophile a. p r is f o in des affaires
de C é fa r , que de cette feule manière ; mais en
grec & en la:in on peut tranfpofer les cinq mots
qui compoferont cette phrafe en cent-vingt façons
différentes, fansgénèr en rien le fens.
L e ftyle lapidaire fera plus dans le Génie de la
langue latine que dans celui de la françoife 8c de l ’allemande..
O n appelle Génie d'une n a tion , le caractère,
les moeurs , les talents principaux, les vices même
qui diftinguent un peuple d’un autre. I l fuffit de voir
des françois, des efpagnols, 8c. des an g lo is, pour fentir
cette différence.
Nous avons dit que le Génie particulier d’un
homme dans les arts, .n’eft autre chofe que fon talent
; mais on ne donne ce nom qu’à un talent
très-fupérieur. Combien de gens ont eu quelque-
talent pour la P o é f ie , pour la Mufique, pour la
Peinture ! cependant i l feroit ridicule de les appeler
des Génie#. ' - v
L e Génie , conduit par le g o û t , ne fera jamais
de faute grofflère : ■ auffi Racine depuis Andromaque,
le Pouffin , n’en ont jamais fait.
L e Génie fans goût en commettra d’énormes ; 8c
ce qu’i l y a de p is , c’eft qu’i l ne les fencira pas» ( V ol ta ir e . )
(N . ) G É N IE , E S P R IT . Synonymes-.
U n homme de Génie rie doit rien aux préceptes;
& quand i l le voadroit, i l ne fauroi: prefque s’en
aider : i l fe paffe des.modèles; & quand on lu i en
propoferoi:, peut-être ne fauroit-il en profiter : i l
t ft déterminé par une forte d’inftinél à ce qu’i i fait
& à la manière don: i l le fai:. V o ilà Corn e ille ,
q u i , fans modèle , fans guide , trouvant l ’art en lu i-
même , tire la Tragédie du chaos où e lle écoi c parmi
nous.
U n homme S E fp r it étudie Fart : fes réflexions
le préfervent des fautes où peut conduire un inftinéï:
aveugle : i l eft riche de fon propre fonds; & , avec
l e fecours de l ’imita tion, maître des richeffes d’autrui.
V o ilà Racine, qui , venant après So p h o c le ,
Euripide, C o rn e ille , fe forme fur leurs diiïérents
caractères ; & , fans être ni copifte ni o r ig in a l,
partage la gloire des plus grands originaux.
I l eft vrai que le Génie s’élève où Y E fp r it ne fau-
roit atteindre ; mais Y F.fprit embraffe au deia de ce
qui appartient,au Génie.
A vec du Génie, on ne fauroit ê t re , s’i l faut ainfi
dire , qu’une feule chofe. Corneille n’eft que poète ;
i l ne 1 eft même que dans fes tragédies, à prendre le
mot de P o è te dans le fens d’Horace,
Ingenium cul f i t , cui mens divinior , atque os
Magna fonaturum.
I . Sac. iv . 43.
A vec de Y E fp r it , on fera tout ce qu'on voudra ,
parce que Y E fp r it fe p lie à tout. Racine a réufli
dans le Tragique 8c dans le Comique ; le difeours