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fait oublier. L ’adfeur , voyant que le fpe&ateur fà-
crifie les paroles à la Mufique , facrifie à Ion tour
le gefte & l ’adtion théâtrale au chant & au brillant
de la-voix j ce qui fait tout â fait oublier la
pièce , & change le lpe&acle en un véritable concert.
Que fi l ’avantage, au contraire, fe trouve du'
côté du poète , la Mufique, à fon tou r , deviendra
prefque indifférente ; & le fpetlateur, trompé par
le b ru it, pourra prendre le change au point d’attii-
buer à un mauvais muficien le mérite d’un excellenr
poète , & de croire admirer des chef-d’oeuvres d’har- ‘
monie, en admirant des poèmes bien compofés.
T e ls font les défauts que la perfection abfolue
de la Mufique & fon défaut d’application â la langue
peuvent introduire dans les O pé ra, â proportion
du concours de ces deux caufes. Sur quoi
l ’on doit remarquer que les langues les plus propres
à fléchir fous les lois de la mefure & de la
mélodie , font celles où la duplicité dont je viens;
de parler eft la moins apparente ; parce que la
Mufique fe prêtant feulement aux idées de la
P o é fie , ce lle - c i fe, prête à fon tour aux inflexions
de la mélodie ; & que , quand la Mufique cefTe
d’obferver le rhythme, l’accent, & l ’harmonie du
vers , le vers fe p lie & s’affervit à la cadence
de la mefure & à l ’accent mufical. Mais lorfque la
langue n’a-, ni douceur ni flexibilité, l ’âpreté de
la roéfie l ’empêche de s’aflervir au chant , la
douceur même de la mélodie l ’empêche de fe prêter
à la bonne récitation des vers , & l ’on fe n t , dans
l ’ union forcée de ces deux arfs, une contrainte perpétuelle
qui choque l'o reille & détruit â la fois
ia ttra it de 'la mélodie 8c l’effet de la déclamation.
C e défaut eft fans remède ; & vouloir à toute force
appliquer la Mufique à une langue qui n’eft. pas
müficale , c’eft lui- donner plus de rudeffe q u e lle
n’ en auroit fans cela.
Par ce que j’ai dit jûfqu’i c i , l ’on a pu voir qu’il
y a plus de raport entre l ’appareil des ieux ou
fa Décoration , & la Mufique ou l ’appareil des
oreilles , qu’i l n’en paroît entre deux fens qui fem-
felent n’avoir rien de commun ; & qu’à certains
égards VOpéra , conftiiué comme i l e ft, n’ eft pas
un T o u t aufli monftrueux qu’i l paroît l ’être. Nous
avons vu que y voulant offrir aux regards l ’intérêt
& les mouvements qui manquoient a la Mufique y
on avoit imaginé .les groffiers preftiges des machines
& des vols-, & que , jufqu’ à ce qu’on fut
émouvoir, on s’étoit contenté de nous furprendre.
I l eft donc très-naturel que la Mufique , devenue
paffionnée & pathétique , ait envoyé fur les théâtres
des foires ces mauvais fuppléments dont elle
n’avoit plus befoin fur Je fien. A lo r s l ’ Opéra ,
purgé de tout ce merveilleux qui l ’avilifToit ^ devint
un fpeétacle également touchant & majef-
tuejrx , digne de plaire aux gens de goût & d’in-
tërefferTes coeurs ferifibles.
I l [eft certain qufon. auroit pu retrancher dé la
pompe 4u fpeétacle autant qu’on ajoutoit à Tin»*
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térêt de i ’aéfcion $ car plus ofi s’occupe dès per-
fonnages, moins on eft occupé des objets qui les
entourent': mais i l faut cependant que le lieu
de la fcène foit convenable aux adfcéurs qu’on y
fait parler ; & l ’imitation de l a nature -, fouvent
plus difficile & plus agréable que ce lle des êtres
imaginaires , n’en devient que plus intéreffante en
devenant plus vraifemblable. Un beau palais ,. des
jardins délicieux, de favantes ruines plaifent encore
plus à l ’oe il que la- fantafque image du Tartare , de
l ’O lym p e , du char du fole il ; image d’autant plus
inférieure à .celle que chacun fè trace en lui-^même 3
que, dans les objets chimériques, i l n’en coûte rien
à l ’efprit d’aller au delà du poffible & de fe faire
des modèles au deffus* de toute imitation* D e là
vient que le merveilleux , quoique déplacé dans la
Tragédie , ne l ’ell pas dans le Poème épique , où
l ’imagination , toujours induftrieufe & depenfière ,
fe charge de l ’exécution , & en tire un tout autre
parti que ne peut faire fur nos théâtres le talent
du meilleur machinifte & l a magnificence du plu^
puiffant roh
Quoique la Mufique >, prîfe pour un art d imitation
, ait encore plus de raport à la Poéfie qu à
la Peinture ; ce lle -c i y de la manière qu’on l ’emp
loie au théâtre , n’èft pa$ aufli fu jette que la Poéfie
à faire avec la- Mufique *une double repréfentation du
même ob jet; parce que l ’une rend les fentiments'
des hommes , 8c l ’autre feulement l ’ image du lieu
o ù ils fe trouvent , ima g j qui renforce 1 îlluffon 8c
tranfporte le fpeétateur partout où l ’aéteur efb
fuppofé être. Mais ce tranfport d’un lieu à un autre
doit avoir des règles & des bornes : i l n’eft permis
de fe prévaloir â- ce t égard de l ’agilité de l’imagination
, qu’en confultant l a lo i de l a vraifem-
biance ; & quoique le fpe&ateur ne cherche qu’à
fe prêter-à des f ix o n s dont i l tire tout fon p la ifir ,
i l ne faut pas abüfer de fà. crédulité au point de lui
en faire honte. En un moi , on doit fbnger qu on
parle à des coeurs fenfibles,, fans oublier qu on parle
à des gens raifonnables. C e n’eft pas que je vou-
luffe tranfporter à Y Opéra cette rigoureufe unité
de lieu qu’on exige dans la Tragédie , & à laquelle
on ne peut guères s’àffervir qu’aux dépens de l ’aélion,
dé forte qu’on n’eft exaét à quelque égard que pour
être abfurbe à mille autres. C e fcroit d’ailleurs s’ôter
l ’avantage des changements de fcènes , lefquelles
feront valoir mutuellement : ce feroit s’expofer a
une vicieufe uniformité , à des oppofitions mal conçues
entre la fcène qui refte toujours & les fïtua-
tions qui-changent ; ce feroit gâter l ’un par l ’autre,
l ’effet de la, mufique & celui de la décoration,
comme de faire entendre des fymphonies volup-
. tueufes parmi des rochers * ou des airs gais dans les
palais des rois.
: C ’eft donc avec raifon qu’on a Iaififé fubfîfter
d’adie en adte les changements de fcène ; & pour
qu’ils foient réguliers & admîÆbles , i l fuffit qu’on
ait pu naturellement fè rendre, du lien d’où l ’on
ü «fort au lieu où l ’on paffe , dans l ’intervalle dfi
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temps-qui s’écoule ou que l’adtion fuppofe entre
les deux àdtès : de forte que , comme l ’unité de
temps doit fe renfermer â peu près dans la durée de
vingt quatre heures, l ’unité de lieu doit fe renfermer
à peu près dans 1 efpaçe d’une journée de
chemin. À l’égard des changements de fcènes pratiqués
quelquefois dans un même adte , ils me pa-
xoiffent également contraires à l ’illufion & à la
raifon , 8c devoir être abfolument profaits du
Théâtre.
V o i là comment l e concours de l ’ a couftique & de
la perfped tive p eu t perfection ner i ’ iiiu fio n , flatter •
le s fèns par des impreffions diveriès mais analo
g u e s , & porter à l ’âme un même intérê t av ec
un double p ia ifîr . A in fi , ce fe ro it une grande
erreur de penfer que l ’ordonnance du T h é â tr e n’a
rien de commun av ec c e lle de l a Mufique , ï î ce
n’éft l a convenance g én é ra le q u e lle s tirent d-u
P p è ra e . C ’ eft à l ’ im a g in a tion des deux artiftés à
déterminer entre é a x ce que c e lle du p o è t e a la if fé
à leu r d ifpofition , & à s’accorder fi bien en c e la ,
q ue l e fpedtateur fente toujours l ’accord pa rfa it de
c e qu ’ i l v o it & de ce qu’ i l entend. Mais i l faut
avouer q ue la tâche du muficien eft l a p lu s grande.
L ’imita tion de la P ein tu re eft toujours f r o id e ,
p a rc e qu ’e l l e manque de ce tte fucceflîon d’idées
& d’imprelîîons q u i échauffe l ’âme p a r degrés , &
q ue to u t eft dit au p rem ier cou p d’oe i l . L a pu if-
lance im ita tiv e de c e t a r t , a v e c beaucoup d’objets
apparents , fe borne en effe t â de t rè s -fo ib le s re -
préfentations. C ’eft un des grands avantages di\
muficien de p o u vo ir peindre le s ch ofes qu on ne
faüro it en ten d re, tandis q u ’i l eft im p o ffib le au p ein t
re de peindre c e lle s qu’on, ne fauroit v o ir ; & le
p lu s grand p ro d ig e d’un art q u i n’ a d’a f tiv ité que
p a r les mou v em en ts , eft d’en p o u v o ir former ju fq
u ’à l ’im a g e du repo s . L e fo m m e i l , l e ca lm e de
l a n u i t , la folitu d e & l e filence même entrent
dans l e nombre des tab leau x de l a Mufiqu e. Q u e l q
u e fo is l e bruit produit l ’ effe t du filence ; & l e
f ile n c e , l ’ effe t au b ru it; comme quand un homme
s’ endort à une le é lu re é g a le & m o n o to n e , &
s ’é v e i lle à l ’ inftant qu ’on fe ta it : & i l en eft de
même p ou r d’autres effets. M a is l ’ârt a des fubfti-
tutions p lu s fe r tile s & bien p lu s fines q u e c e lle - c i ;
i l fa it ex écuter par un fens des émotions femb lables
a c e lle s qu’ on p eu t ex citer par un autre ; & comme
l e rapo rt ne peu t être fènfible qu e l ’ imp re flion ne
fo i t fo r te , la P e in tu r e , dénuée de ce tte forc e ,
rend difficilemen t à l a Mufique le s imita tions que
c e l l e - c i tire d’e l l e . Q u e tou te la nature fo it endormie
, c e lu i q u i la co n tem p le ne dort pas ; &
l ’ art du muficien confifte à fu b ftitu e r , à l ’im a g e
in fen fîb le de l ’o b je t , c e lle des riiouvements que fa
préfenc e e x c ite dans l ’efp rit du fp e fta teu r : i l ne
repre fente pas d ire& emen t la ch o fe , mais i l r é v e i lle
dans notre âme le même fentiment qu’on éprouve en
l a voyant*
Ainfi , bien que la Peinturé n’ait rien à tirer de
l a partition du muficien , l ’habile 'muficien ne foro
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tira point fans frùit de l ’atelier du peintre. Noù
feulement i l agitera la mer à fon g r é , excitera
les flammes d’un incendie , fera couler les fuiueaux,
tomber la p lu ie , & grofïir les torrents ; mais i l
augmenter^ l ’horreur d’un défert affreux, rembrunira
les murs d’une prifon : fouterraine, calmera
l ’orage, rendra l ’air tranquile, le ciel ferein, 8c
répandra de l ’orchèftre une fraîcheur nouvelle fur les
bocages.
Nous venons de voir comment 1 union des trois
arts qui conftituent la Scène lyrique , forme entre
eux un T ou t très - bien l ié .. O n a tenté d’y en
Introduire un quatrième , dont i l me refte à parler.
Tous les mouvements du corps ordonnés félon
certaines lo is , pour afte&er les regards par quelque
a â io n , prennent en général le nom de gejles.
Le gefte fe divife en dei^x efpèces , ■ dont- l ’une
fert d’accompagnement à la p a ro le , & l ’autre de
fupplément. L e premier, naturel à tout homme
qui parle , fe modifie différemment, félon les hom- •
rues , les lan gu e s, 8c les caractères. L e fécond eft
Part de parier aux ieux fans le fecours de l ’écriture
, par des mouvements du corps devenus figues
de convention. Comme ce gefte eft pins pénible ,
moins -naturel pour nous que l ’ufage de la parole ,
& qu’elle le rend inutile ; i l l ’e x c lu t, & même en
fuppofe la privation : c’eft ce qu’on appelle art
des, pantomimes. A cet art ajoutez un choix d’attitudes
agréables & de mouvements cadencés, vous
aurez ce que nous appelons la D anfe, qui ne mérite
guères le nom d’a r t , quand elle ne dit r ie f
â l ’efprit. C e c i pofé , i l s’agit de lavoir fi la
Danfe , étant un langage & par conféquent pouvant
être un art d’imita tion, peut entrer avec les
trois autres dans la marche de l’a-Ction ly r iq u e , ou
bien fi e lle peut interrompre & fufpendre celte aô ion
fans gâter l ’effet & l’unité de la pièce.
O r je ne vois pas que ce dernier cas puifîé
même faire une queftion. Car chacun fent que
tout l ’intérêt d’une aélion fuivie dépend dç
l ’ imprelfion continue & redoublée que fa repréfentation
fait fur nous ; que tous les objets
qui fufpendent ou partagent l ’attention, font autant
de contre - charmes qui détruifent celui de
l ’intérêt ; qu’en coupant le fpe&acle par d’autres
fpeétacles qui lui font étrangers, on divife le fùjet
principal en parties indépendantes, qui n’ont rie«
de commun entre elles que le raport général de
la matière qui les compofe ,* & qu’ennn plus les
fpeétacles inférés feroient agréables, plus la mutilation
du T o u t feroit difforme. De forte qu’en
fuppofant un Opéra coupé par quelques divertif-
fements qu'on pût imaginer , s’ils laifioient oublier
le fujet principal, le fpe&ateur, à la fin de chaque
fê te , fe trouveroit aufli peu ému qu’au commencement
de la pièce ; & pour l ’émouvoir de
nouveau & ranimer l ’intérêt, ce feroit toujours â
recommencer. V o ilà pourquoi les italiens ont e’nfifi
banni, des entr’ a&es de leurs Opéra , ces intermèdes
comiques qu’ils y avôient inférés ; geiiré