
première caufe en préfence de l'Ora teu r Craffus
& des confulaires qui s’étoient diftingués dans le
même genre : i l enleva leurs fuffrages. A v e c 'u n
génie v i f & é le v é , i l avoir une ardeur Infatigable
pour le travail j ce qui lui procura une érudition
peu commune , qu’une mémoire prodigieufè favoit
taire valoir. Les grâces de là déclamation attiroient
au Barreau les fameux afteurs Éfope & Rofcius,
pour fe former fur le modèle de celui qu’ils regardaient
comme leur maître dans les fineffes de leur
art. I l mit le premier en ufage les divifions & les
récapitulations. Ses preuves & fes réfutations étoient
femées de fleurs , & plus conformes au goût afia-
tique qu au ftyle romain. Sa mémoire lui rappe-
lo it fur le champ toutes fès idées en ordre, & les
preuves de fes adverfaires. D e plus , fon extérieur
compofé , fa voix fonore & agréable , la beauté
de fon gefte , & une propreté recherchée, prève-
noient tout le monde en fa faveur. I l paroît cependant
que la déclamation faifoit comme le fonds
de fon mérite & fon principal talent ; car fes écrits
ne foutenoient pa s, â la le d u r e , la haute réputation
qu’i l s’étok acquife.
Toutes les plus belles caufes lu i étoient confiées ,
&c i l amaffa des richeffes prodigieufes fans aucun
fcrupule. Infenfible aux fentiments de la probité ,
i l fe g liffoit dans les tcftaments & en foutenoit le
faux-,-pour partager les dépouilles du mort. L ’efprit
de rapine & de fomptuofité , vice dominant de
fes contemporains , fut fa paffion favorite. Ses
maifons de plaifançe renfermoient des viviers d’une
immenfe étendue. A u goût de la bonne chère
i l joignoit la paffion pour les Beaux-Arts. Comme
i l aquéroit fans honneur, i l dépenfoit fans mefure.
O n trouva d ix-mille muids de vin dans fes caves,après
fa mort. I l eft vrai que fes’ grands biens furent bientôt
diffipés par les débauches de fon f ils , & fes petits-ne^
veux languirent dans une afrreufe pauvreté. Augufte,
touché du fort d’une famille dont le chef avoit tant
fait d’honneur à l ’Éloquence romaine , fit donner à
JVIarcus^Hortenfîus - Hortalus , neveu de cet Orateur
, dix-mille fefterces pour s’établir & perpétuer
la poftérité d’un homme fi célèbre, Tibère ,
montant fur le t rô n e , oublia totalement les Hor-
tenfes ; feulement,. pour ne pas déplaire au Sénat,
i l leur diftribua une feule fois deux-cents fefterces,
environ cinq-mille gros écus.
Mais riilu ftre Hortenfia , fille d?Hortenfîus , fit
admirer fes talents : héritière de l ’Éloquence de
fon p è re , e lle en fut faire ufage dans la fureur des
guerres civiles. Les triumvirs , épuifés d’argent &
pleins de nouveaux projets , avoient impofé une
taxe exorbitante fur les dames romaines : elles
implorèrent en vain la voix des avocats pour plaider
leur caufe , aucun ne voulut leur prêter fon minif-
tère ; la feule Hortenfia fe chargea de leur défenfe,
&. obtint pour elles une remifë confidérable. Les
triumvirs, touchés de fon courage & enchantés de la
beauté de fà harangue , oublièrent leur férocité par
admiration j>our fon dÉloqu^ace. fiortçnhus plaida
pendant quarante ans , & mourut un peü'avant le
commencement des guerres civiles entre Pompée
& Cefar. Jufqu’à Cicéron perfonne ne lui avoit
difputé le premier .rang au Barreau j & quand ce
nouvel Orateur p a ru t, i l mérita toujours le fécond,
avec la réputation d’un des plus beaux déclamateurs
de fon temps.
L a G rè c e , foumife à la fortune des romains,
fe vantoit encore de forcer fes vainqueurs â la recon-
noîtrre pour maitreffe de TÉloquence ; mais elle
vit tranïporter â Rome ces précieux reftes de fon
ancien luftre , & fu t furprife de trouver réunies, dans
le feul Cicéron, toutes les qualités qui avoient im-
mortaiifé fes plus fameux Orateurs.
Cicéron apporta en naiffant les talents les plus
propres a prévenir le Public , & trouva des hommes
tout préparés â les admirer ; un génie heureux ,
une imagination féconde & brillante , une raifon
folide & lumineufe , des vûes.nobles & magnifiques,
un amour paflïônné pour lès fciences , & une .ardeur
incroyable pour la gloire. L a fortune féconda ces
heureufes difpofîtions, & lui ouvrit tous les coeurs.
L ’Orateur Craffus fe chargea de fes éludes, & cult
iv a avec foin un génie dont la grandeur devoit égaler
ce lle de l ’Empire. Ses compagnons , comme par
preffentiment de fa gloire future , le reconduifoient
en pompe au fortir des écoles jufques chez fes
parents , & rendoient un hommage public à fa capacité.
Sans fe laiffer éblouir par ces applaudiffements,
qui ehatoailloient déjà fon coeur fi fenfible a la
g lo i r e , i l fe prépara avec un foin infini à paroître
lur un théâtre plus éciataut & plus digne de fou
ambition.
Comme i l étoit feulement d’une famille ancienne
& de rang équeftre ? i l paffoit pour un homme
nouveau , parce que fes ancêtres, contents de leur
fortune , avoient négligé de venir à Rome y briguer
des honneurs. Pour Cicéron, i l vifa aux premières
charges de la République , & fe flatta d’y
parvenir par la voie de l ’Éloquence : mais i l conçut
qu’un parfait Orateur ne devoit rien ignorer ;
auflî s’appliqua-t-il avec un travail aflidu à l’étude
du Droit, de iaPhilofophie, & de l ’Hiftoire. Toutes
les fçiences étoient de fon reffort, & i l confultoii
avec un foin infatigable tous les maîtres de qui i l
pouvoit aprendre quelque chofe d’utile. E n fin ,
par une fréquente converfation avec les plus habiles
Orateurs de fon fiècle , & par la le&ure
aflîdue des ouvrages de ceux qui avoient fait honneur
à Athènes , i l fe form^ un ftyle & un genre
d’É lo q uence, qui le placèrent d la tête du Barreaa
& le rendirent l ’oracle de fes citoyens. On admire
en lui la force de Démofthène , l ’abondance de P la ton
, & la douceur d’Ifocrate ::ce qu’il a recueilli
de ces fameux originaux lui devient propre 8c
comme naturel ; ou plus tôt, la fécondité de fon divin
génie crée des penfées nouvelles & prête l ’âme
à celles des autrers.
Itc p r em ie r a d v e r fa i r c a v e c l e q u e l i l e n t r a e n
lice fut Hottenfius. A l ’âge de vingt fept ans , i l j
plaida contre lui pour Rofcius d’Amiérie j & ce
plaidoyer plut infiniment par une foule de penfees
brillantes, d’antithèfes,, & d’ôppofitions. L a multitude
enchantée admira ce ftyle afiatique, peigné ,
fardé , & peu digne de la gravité romaine. Cicé-- ;
ron connoiffoit bien tout le defaut de ce mauvais
goût ; i l convient q u e , fi fon plaidoyer avoit été
applaudi, c’étoit inoins par la beaule reelle de
fon difeours , que par l ’efpérauce qu i l donnoit pour
l ’avenir. Ce qui eft vrai , c’ eût qu i l craignit de
fronder d’abord l ’opinion publique j i l lui falloit
plus de crédit, plus d’autorité , & plus d expérience.
Délirant d’y parvenir, i l quitta Rome^ pour aller
puifer dans les vraies four.ces les trefors dont i l
vouloit enrichir fà patrie. Athènes, Rhodes, & lps
plus fàmeufes ville s de l ’Afie 1 occupèrent tour
â tour. I l examina les règles de l ’art avec les célébrés
Orateurs de ces cantons , féjour de ta véritable
Éloquence ; & â force de foins, i l vint a bout
de retrancher cette fuperfluïté exceffive de fty le , q u i,,
femblable d un fleuve qui fe déborde , ne copnoiffoit
ni bornes ni mefures. Après quelques années d ab-
fence., devenu un. nouvel homme , enrichi des pre-
cieufes dépouilles de la Grèce , i l reparut au ^barreau
avec un nouvel éclat , réforma 1 Éloquence
romaine, & la porta au plus- haut point de per-
feétion où e lle pût atteindre : i l en embraffa toutes
les parties & n’en négligea aucune j l ’ élégance
naturelle du ftyle fimple., les grâces du ftyle tempéré
, la hardieffe & la magnificence du fublime.
A ces rares qualités, i l joignoit la pureté du langage
, le choix des expreffions, l ’éclat des métaphores
, l ’harmonie des périodes , la fînefTe des
penfées , la délicateffe des railleries , la force du
raifonnement ; enfin , une véhémence de mouvements
& de figures étonnoit & flattoit également
la raifon de tous fes auditeurs. I l n’appartenoit qu’à
lui de s’infin-uer jufques au fond de l ’âme & d’y
répandre des charmes imperceptibles.
L a nature, qui fe plaît à partager les efpèces de
mérite & de goût, les avoit tous réunis en fa perfonne.
U n air gracieux , une voix fonore,, des
manières touchantes, une âme grande , une raifon
é le v é e , une imagination brillante , riche, féconde,
un coeur . tendre & noble , lui préparoient les faf-
frages. A cette foiidité qui renfermoit tant de fens
& de prudence , i l joignoit , dit le père Rapin ,
une.fleur d’efprit qui: lui dpnnoit l ’art d’embellir
tout ce qu’i l difoit ; & i l ne paffoit rien par. fon
imagination, qui ne prît le tour le plus gracieux
& qui ne fe parât des couleurs les plus brillantes.
T o u t ce qu’i l tra ito it, jufqu’aux matières les plus
fombres de la Dialectique , les queftions les plus
abftraites de la Phyfique , ce que la Jurifprudence
a de plus épineux , & ce qu’i l y avoit de plus em-
barraffé dans les affaires , fe coloroit dans fon
difeours de, cet enjouement d’efprit & de ces:grâces
qui lui étoient. fi naturelles. Jamais perfonne n’ a
eu l ’art d’écrire fi judicieufemcnt ni fi agréablement
en tout genre j i l poffedoit dans mi degré
éminent le talent fingulier de remuer les paffions
& d’ébranler les coeurs. Dans les grandes affaires
où plufieurs Orateurs parloient , on lui laiffoit
toujours les endroits pathétiques à traiter ; & i l
les manioit avec tant de fuccès , qu’il faifoit quelquefois
-retentir tout le Barreau de larmes & de
foupirs.
L a fortune, comme étonnée de tant de hautes
qualités , s’empreffa de lui applanir la route des
honneurs j toutes les dignités vinrent au devant de
lui. A peine fa réputation commença-t-elle à
naître , qu’i l obtint la quefture de Sic ile par les
fuffrages unanimes du peuple. Celte province , dévorée
par une famine cruelle & par les vexations
énormes du préteur , trouva en lui un père , un
am i, un protecteur. Sa vigilance remédia à la
ftérilitédes récoltes, & fon Éloquence 'répara les
rapines de Verrès. Ces difeours, où brillent d’un
éclat immortel la force de fon imagination, la
magnificence de fon élocution, la julteffe de fes
railonnements, la foiidité de fes principes , l ’enchaînement
de fes preuves > l ’étendue de fes con-
noiffance's , fon favoir prodigieux , & fon goût
exquis pour les a rts, lui attirèrent plus de vîntes
que les richeffes & les triomphes n’en procurèrent
à Craffus & à Pompée , les premiers. des romains.
Les étrangers paffoient les mers pour admirer
un Orateur fi furprenant j les philofoplies qujl-
toient leurs écoles pour entendre fa fagefïe 5 les G énéraux
mendiôient fes talents pour maintenir leur
autorité & fixer les fuffrages de la multitude ; les
tribunaux le redemandoient pour dèveloper le
chaos des lois 5 & partout, comme un aftre bien-
fefant, i l portoit la lumière & ramenoit l ’ordre
& la paix.
On admira , dans fa préture , fa fermeté romaine
pour la défenfe des lois* & de l ’équ ité, & fon humanité
pour les malheureux. L a patrie l ’appela
à fon fecours contre les fubtiiités de Rullus & les
violences de Catilina , & i l mérita le premier d’en
être appelé le p è r e .L e Sén at, les Roft-res , les
Tribunaux, les Académies , fe laiffoient gouverner
par les douces influences de fon beau génie. II
étoit l’âme des Confeils , l ’oracle du peuple , la
voix de la République ; & comme s’i l eût eu feul
l ’intelligence & la raifon en partage , on ne dé-
cidoit ordinairement que par fes lumières.
Ses malheurs même devenoient ceux de l ’É t a t ,
& fon exil fut déploré comme une calamité publique.
Les chevaliers , les fénateurs, les Orateurs ,
les tribuns, le peuple prirent des habits de deuil,
_& regrettèrent fa perte comme celle d’un dieu tutélaire.
Les rois, les V ille s , les Républiques s’in-
térefsèrent à fon rappel & célébrèrent avec pompe
le jour de fon retour. T e l le fut ,fa gloire dans
Rome & dans l ’ Ita lie , au delà des mers & aux
extrémités de l ’Empire. Les villes de fon gouvernement
enrichies par le commerce , les campagnes
couvertes de rnoifions , les arts rétablis, les fciert