
I C E
■ i cs arts d’imitation la vérité n’eft ricn, la vraifem*
biance elf: tout j & non feulement on ne leur demande
pas la réalité 3 mais on ne veut pas meme
que la feinte en foit l ’exaéte refTemblance.
Dans la T rag éd ie , on a très-bien obfervé qùe 1 Illu fion n’eft pas complette. i° . E lle ne 'peut
pas 1 être j z ° . e lle ne doit pas l ’être. E lle ne peut
pas 1 être , parce qu’i l eft inipolfibie 'de; faire
pleinement abftraétion du lieu réel de la repféfen-
tatipn théâtrale & de Tes irrégularités. On a beau
^voir l ’imagination préoccupée j .les yeux avertit-
fent qu on eff à Paris, tandis que la fcène eft à
Rome : & la preuve qu’on n’oublie jamais l ’aéteur
dans le perfonnage qu’i l repréfente , ' cfeft que dans
1 inftant meme ou 1 on eft le plus ému, on s’écrie :
A h ! que ç eft bien jo u é ! on fait donc que ce
n’eft qu’un jeu j on n’applaudiroit point Augufte,
c eft donc Briferd qu’on applaudit.
Mais quand par une refTemblance parfaite i l
feroit poflible de faire une pleine Illu jion , l ’Art
devroit l ’éviter, comme la Sculpture l ’évite en ne
colorant pas le marbre, de peur de le rendre
effrayant.
I l y a tel fpeétacle dont Y Illufion tempérée eft
agréable , & dont Y Illufion pleine feroit révoltante
ou péniblement douloiireufe. Combien de
perfonnes foutiennent le meurtre de Camille ou
de Z a ïr e , & les convuffïons d’ Inès empoifonnée
qpi n’auroient pas la force de foutenir l a ' vue
d’une querelle fanglante ou d’une fïmple agonie ?
I l eft donc hors de doute que Te plaifïr du fpec-
tacle tragique tient à cette réflexion tacite & çon-
fufe , qui nous avertit que ce n’eft qu’une f?înte
& qui par là modère l ’impreffion de la terreur & de
la pitié.
Je fais bien que l ’échafaud eft la Tragédie de
la popu la ce, & que des nations entières fe font
amufées de combats de gladiateurs ; mais cet exercice
de la fenfjbiiité feroit trop violent pour- des
âmes qu’une fociété douce & vôluptueufe amollit ,
.& qui demandent des plaifîrs délicats comme leurs
organes.
( " C e ne fera que lorfque l ’habitude de ces
plaifîrs en aura emouffé le goût & que J es âmes
feront blafees^., qu’on fera obligé d’em p lo y e r ,
comme des liqueurs fortes , des moyens Violents
,de reveiller en elles une fenfîbilité prefque éteinte j
^ Peut_etre ainfl que , par la continuité des
jouifiances & lafatjété qui les fu it , un peuple
.p o li fe dépravé 8ç retourne à la barbarie, ) ‘
• en foit, i l y a deux chofes à distinguer
.dans l imitation tragique , l a vérité abfolue de
•J. exemple , 8ç la refTemblance imparfaite de l ’imitation.
Orofmane, dans la fureur de fa jaloufie-,
£ue Z a ïr e , 8ç 1 inftant daprès fe tue lui - même 4 e défefpoir : voilà Y Illu fion qui ne doit pas être
Complette. Un. amour jaloux & furieux peut rendre
féioce & barbare un homme naturellement bon
Igéi^éfeq? : g | p | ;T| v é r it é d o n t rien-ne
I L L
nous détfoinpe & dont l ’impreffion nous refteV
lors même que Y Illufion a ceflé.
Dans le comique , rien ne répugne à une pleine
I l lu f i o n j ,& TimprefTion du ridicule n’a pas befoin.
d être temperee comme ce lle du pathétique. Mais.
“ dans le comique même Y I l lu f i o n étoit com~
> Ijfe ipeétateur, croyant voir la nature,
oubliëroit 1 a r t , & feroit privé par la force de Y Illu -
fion de l ’un des plaifîrs du fpectacle. Ce ci eft commun
à tous les genres.
L e plaifïr d’être ému de crainte & de pitié fur
les malheurs de fes femblables , le plaifïr dè rire
aux dépens des foibleffes 8c des ridicules d’autrui,
ne foùt pas les feuls que nous caufe la Scène ":
celui de voir à quel degré de force & de vérité
peuvent aller le génie & l ’a r t, celui d’admirer
dans le tableau la fupériorité de la peinture fur
le modè le, feroit perdu fi Y I l lu f i o n étoit comp
le x e : & vquià pourquoi > dans l ’imitation même
en ré c it , les accefloires qui altèrent la vérité ,
comme la' mefure des vers & le mélange du merveilleux
, rendent 1 I l lu f i o n p lus douce j car nous
aurions bien moins de plaifïr à prendre un beau
poeme pour une hiftoire, qu’à nous fouvenir confu,-
fément que ç’eft une création du génie.
Pour mieux m’entendre, imaginez une perfpeétive
f» parfaitement peinte, que de loin elle vous fem-
ble être réellement ou un morceau d’architeéture ,
ou un payfage éloigné j tout l ’agrément de l ’arc
fera perdu pour vous dans ce moment , & vous
n en jouirez que lorfqu’en aprochant, vous vous
apercevrez que le pinceau vous en irnpofe. I l en
eft de même de toute efpèce d’im itation : on veut
jouir en même temps & de la nature & de f a r t j
on veut donc bien s’apercevoir que l ’art fe mêle
•avec la nature. Dans Te comique même i l ne faut
donc pas croire que la vérité . de l ’imitation en
foit lé mérite exclufif, & que le meilleur peintre 5M |a nature foie le plus fidèle copifte : car fi 1 Imitation étoit une parfaire refTemblance, i l feu - -,
^altérer exprès en quelque ch o fe , afin de
laiüer à l ’ame le Sentiment confus de fon erreur ,
& le plaifïr fecret de voir avec quelle adrefTe on
la trompe. 11 eft pourtant vrai qu’on a 'plu s à
craindre de s’éloigner de la nature , que d’en approcher
de trop près j mais encre la. fervitude &
la licence , i l y a une liberté f e g e & cette liberté
confifte à fe permettre de ehoifîr 8c d’embellir en
imitant : c’eft ce qu’a fait Molière , aufli bien que
Racine. N i le M i f a n t h r o p e , ni Y A v a r e , ni le
Tartufe , ne font de férviles copies : dans Içs
détails comme dans 1’enfembJ.e, dans les cara&èrçs
comme dans l ’intrigue , ce font des compofïtious
plus achevées qu on n’en peut vpir dans la nature ::
la perfection y décèle. l ’art , & l ’on perdroit à ne
pas l y voir j pour en jouïr , i l faut qu’on l ’aperçoive.
Mais jufqu’à quel point cette imitation"peut-^
■ elle ecre- emb e llie, fans que i ’aic-éraçion n u f f e i la
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fftaîfemblàncç 8c détruife Y I llu fio n ? C e la tiefîC
beaucoup à l ’opinion, à l ’habitude, à l ’idée que
l ’on a des pôfiables j & la règle doit varier félon
les lieux 8c les temps. L a vérité même n’eft pas
toujours’ vraifembiable j 8c à moins qu’elle ne foit
très-connue, e lle n’eft point admife fï la vraisemblance
h’ y eft pas. Dans les chofes communes,
i l eft aifé de cônferver la vraifemblance ÿ mais
dans l ’extraordinaire & le merveilleux , c’eft une des
plus grandes difficultés de l ’art. V^oye^ V r a is em blance.
■
Qu elle eft cependant cette demi-Illu fion ^ cette
erreur continue & fans ceffe mélée d’une réflexion
qui J.a dément, cette façon d’être trompé & de. ne 1 être pas ? C ’eft quelque chofe de fï étrange - en
apparence & de n fubtil en effe t, qu’on eft tenté
de le prendre pour un être de raifon j & pourtant
rien de plus réel. Chacun de nous n’a qu’à fe
fouvenir qu’i l lui eft arrivé bien fouvent de dire,./
en mêfiie temps qu’i l pleuroit ou qu’i l frémiffoit,
à Métope- : A h ! que cela eft beau ! ce n’ étoit
pas la vérité qui écoit belle j car i l n’eft pas beau
qu’une femme a ille tuer un jeune homme , ni
qu’une mère reconnoifTe fon fils au moment de le
poignarder. C ’étoit donc bien de l ’imitation que
l ’on parloit y 8c pour c e la , i l falloit fe dire à foi-
même, C ’ eft un nienfonge ,* & tout en le difant, on
pleuroit & oiï frémiffoit,
Pour expliquer ce phénomène , on a dit que
Y Illu fion & la réflexion n’écoient pas fïmultanées,
mais alternatives dans l ’ame : hypcthèfe inutile j
car fans ces ofcillatioUs continuelles & rapides de
l ’erreur à la v érité, leur mélange aètuel s’explique ,
& l ’on va voir qu’i l eft dans la nature.
L ’ame eft fuiceptibie à la fois de diverfes im-
preffipns, comme lorfqu’on entend une belle nîu-
iîque & qu en regardant une jolie femme , on boit
d’un vin délicieux j ces trois plaifîrs font diftinéle-
ment & fimultanémenr goûtés. Iis fe nuifenc pourtant
l ’un à l ’autre : & moins les impreftïons fimul-,
fanées font analogues , moins le fentiment en eft
v if j en forte q u e . fï elles font contraires, le partage
de la fenfïbilité entre elles eft quelquefois
fi in é g a l, que l ’une effleure à peine lam e , tandis
que l ’autre, s’eu feifit & la pénètre profondément.
: En vous promenant à la campagne , qu’un objet
vous; frape. & vous1 plonge- dans la méditation ,
tous les autres objets que vous apercevrez pafle-
•îontTucceffivement devant vos yeux fans vous dif-
traire. Vous les aurez vus cependant, & chacun
d eux aura laiffé fa ■ trace dans votre fouvenir. Que
f e r a - 1 - i l dqne arrivé? qu’ a-chaque inftant l ’ame
aura eu deux penfées, l ’une fixe & profonde , 1 autre legere & fugitive. Au contraire, je vous
fuppofe plus légèrement occupé : l ’idée qui vous,
fuK ne lame pas d’être continue. & toujours pré-
fente mais 1 imprefflon accidentelle de nouveaux
objets eft .d autant plus v ive à fon tour , que la première
eft moins profonde.
, , -C efi .ainfi qu au fpedtacle deux penfées font pré-
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lentes à lam e . L ’une e f t , que vous êtes venu
voir repréfenter une fa b le , que le lieu réel do
l ’aftion eft une falle de fpeélac le, que tous ceux
qui vous environnent viennent s’amufer comme
vous_, que les perfonnages que vous v o y e z font
«fes comédiens, que les colonnes dû palais qu’on
' vous repréfente font deS couliffes peintes> que ces
feènes touchantes ou terribles que vous applaudiffez
font un Poème compofé à plaifïr : tout cela eft
: la vérité. L ’aiitre penfée eft Y Illu fion y fav.oir que
ce palais eft celui de Mérope , que la femme,
que vous voyez fi affligée eft Mérope elle-même,
que les 'paroles que vous entendez font l ’expreffion '
de fe douleur. O r , de ces deux penfées , i l feue
que la dernière foit la dominante 5 & par confé-
quent le foin commun du poète , d e l’ad eu r , & du
décorateur , "doit être de fortifier Timpreflïon. des
vraifemblances 8c- d’affoiblir ce lle des réalités.
Pour c e la , le moyen 11 plus sd r, comme le plus
■ f a c i le , feroit de copier fidèlement & fervilemenc
la nature j 8c c’eft là tout ce qu’on a fu faire
quand le goût n’étoit pas formé. Mais je l ’ai dit
fouvent, je le répète encore } la nature a m ille
details qui feroient vrais, qui rendroient mêmef
T’imitation plus vraifembiable, & qu’i l faut pourtant
^eioigner, parce qu’ils manquent d’agrément, '
ou d’intérêt, ou de décencë, & que nous cherchons
au Theatre & darts l ’imitation poétique en général
une nature exquife , curieufë, & intérefTante. L e
fecret du génie n’eft donc pas d’affervir , mais
d’animer fon imitation : car plus l ’Illufion eft vive
8c forte, plus e lle agit fur Pain e, & par confèr
e n t moins e lle laiffe de liberté à la réflexion-
de prife a la vérité. Q u elle impreffion peuvent
faire de légères invraifémblances fur des efprits
émus, troublés d’étonnement & de terreur ? N ’avons--
nous pas v u , de nos, jours, Phèdre expirante air
milieu d’une foule de petits-maîtres? N ’avons--
nous^ pas vu Mérope , le poignard à la main ,
fendre la prefTe de nos jeunes feigneurs , pou r
percer le coeur de fbn fils ?: & Mérope nous fefoit
frémir, 8c Phèdre nous arrachoit des larmes. C ’ eft'
fur ces exemples que fe fondent - ceux qui fe rao--
quent des bienféances 8c des vraifemblances •théâtrales
: mais fi, -dans ces moments de trouble-& de'
terreur, l ’am e , trop occupée, du grand intérêt T e
la Scène , ne fait aucune attention à fes irrégularités
, i l y a des moments plus tranquilles , . o ii
le bon fens en eft blefTé j la réflexion reprend
alors tout- fon empire : la vérité détruit Y I llu fio n :
or , une fois détruite , ne fe’ reproduit
pas 1 inftant d’après avec l a même force • & i l
n y a nulle comparaifbn entre un .fpectacle où e lle
eft fouie nue , & un fpectacle où à chaque inftant
on eft trompé & détrompé.
L Illu fion ., comme je l ’ai dit, n’a pas fié foin:
d e,cre complette. On ne doit donc pas s’inquiéter
; des. : invraifemblançes forcées , & l ’on peut fe per—-
mqtue celles qui contribuent à donner au fpeétacle
plus d’intérêt pu d’agrément,