
la forme que 1 habitude a donnée à leur naturel.
Mais relativement aux arts d’imitation , & particulièrement
à l ’égard de la Poéfie , l ’idée qu’on
attache ma M oe u r s eft plus étendue ; e lle embrafle
le naturel, 1 habitude , & les accidents pafiavers
qui fe combinent avec l ’un & l ’autre. A in f i, dans
le tÿfteme des Moeurs poétiques font comprifes
les inclinations & les aheétions de l ’âme.
Ce lu i qui veut peindre les Moeurs doit donc fe
propofer ces trois objets d’étude ; la nature, l ’habitude
, & la patfion.
L e p r em ie r foin d’un pein tre q u i v eu t e x c e lle r
dans ton art , eft de chercher des modè le s dans
■ lefquels le s p ro p o r t io n s , le s formes , le s contours
- le s mou v em en ts , le s attitudes foien t te ls que le s
donne la nature avant que l ’habitude en a ltè r e
l a pureté. L e même lo in do it occupe r l e p o è te :
i l eft comme im p o fiïb le que , dans l ’homme en
fo c ie te , l e n atu re l {bit pur & tans mé lan ge ; mais
p e u t - ê t r e , a v e c un e fp r it jufte & cap ab le de réf
le x io n , n’e f t - i l pas aufli m a l a ifé qu’i l l e femb le
de diftinguer , en fo i-m êm e & dans fes p a r e i l s , ce
q u e l e n atu re l y p r o d u it , de ce q ue l a cu ltu re
y tranfplante. L e fo in de fa v ie & de fa défenfe
de fon repos & de fa lib e r té ; l e reffentiment dû
bien & du m a l ; le s retours d’aftèélion & de ha ine-
-les lien s du fan g & ceux de l ’amour ; la b ie n fa it
f a n c e , l a douce p i t i é , la ja lo u lie & la v e n g e a n c e ,
l a répugnance a obéir & l e défit de dominer ;
to u t c e la fe v o i t dans l ’homme in cu lte bien mieux
q ue dans l ’homme c iv ü ifé . O r p lu s ces formes
p r im itiv e s feront fen tie s , fous l e v o i le bifarremeat
v a r ié de l'éd u ca tio n & de l ’habitude , p lu s ces
mouvements lib re s & naturels s’obferveront à tr-a-
vers .la g ên e où le s retiennent l e man èg e des
bienféances & l ’e fd a v a g e des p r é ju g é s , p lu s l ’effet
de l ’ im ita tio n fera in fa i llib le : ca r la nature eft
a u dedans de n o u s -m êm e s avide de tou t ce qui
lu i re flem b le & emp reffée à l e faifir. V o y e z
dans nos fp e f ta c le s a v e c q ue ls tranfports e l l e a p plaudit
un tra it q u i l a d é c è le & qu i l ’exprime
v iv em en t. S i donc l e p o è t e me demande où i l
doit chercher l a nature p ou r l a c o n fu lte r ; je lu i
répond rai , E n v o u s -m êm e : nofee te ipfum.
L eft moi que j étudié quand je veux connoître les
autres, difoit Fontanelle ; c’étoit auffi le fecret
de 1 éloquent Maflîllon : eh fous combien de faces
Montagne nous peint tous tant que nous fommes,
en ne nous parlant que de lui !
L a différence des climats '& des âges eft la première
qu’i l faut étudier dans les Moeurs , parce
qu’e lle tient à la nature. -
L e climat décide furtout du degré d’énergie
d’a é fivjté, de fenfibilité , de chaleur dans le caû
raéfère , & des inclinations qui lui font analogues.
Les climats froids produiront des hommes moins
ardents que d’autres , mais plus laborieux , plus
aétifs , plus vigoureux par leur complexion plus
entreprenants par l ’impulfîon du m a l-ê t r e , plus
0Î:C!IPCS l eurs betoins, moins délicats dans leurs
piainrs , moins fenfibles à la douleur, moins en-
clins a .la volupté , peu fufceptibles des partions
adhérentes a la foibleffe , doués d’un efprit férieux
& mâle , d une âme ferme, & d’un courage patient.
S-vèrement traités par la nature , ils en
contractent 1 âpreté ; & comme ils attachent peu
ce prix a la v i e , iis comptent pour peu de chofe
. her, , ^ de l ’arracher. Durs pour eux-
memes, ils le font pour les autres , tans croire
leur- faire injure. L ’indépendance ,' la liberté , le
droit de la force , la gloire de l ’invafion , 8c le
butin pour prix de la viftoire , voila leur code
naturel. Les climats chauds donnent au caraétèrc
plus d’ardeur & de véhémence ; mais moins d’act
iv i té , de force , & de courage. L a chaleiîr eft
dans les fluides, mais les folides énervés s’y re-
fufent.; en forte que' les hommes, font à la fois
amollis & patfionnés. Crime & vertu , tout s’y
retien t, & de l ’ardeur du fan g , & de la foibleffe
des organes. L ’amour , la haine , la jaloulie , la
vengeance , l ’ambition même y ‘bouillonnent’ au
fon d ée s coeurs; m a is les moyens les plus faciles
de s’aflouvir font ceux que la 'paflion préfère. L a
trahifon y eft en ufage , non parce - q u e lle eft
moins périlleufe, mais parce qu’e lle eft moins
pénible. L a lâcheté n’y eft pas dans l ’âme, mais
dans- le corps : on y eft efclave & tyran par indolence
; on y femble moins attaché à la vie
qu à la pareffe ; le bonheur y eft dans le repos.
Les peuples des climats tempérés tiennent le milieu
entre ces deux extrêmes : a f tifs , mais moins
infatigables que les premiers; voluptueux, mais
moins amollis que les féconds ; len f volonté , leur
force , leur ardeur, leur confiance font également
modérées ; l ’énergie de l ’âme & du corps eft la
même ; les pallions , au lieu de fermenter, agiffent
& s’appaifent en s’exhalant. De cet âccoïd des
facultés morales & phyfiques, réfulte ,' & dans le
bien & dans le m a l, un état de médiocrité é lo i-
gne de tous les exces , un caraéfère mitoyen entre
le vice & la vertu , incertain dans fon équilibre ,
également fufceptible des inclinations contraires ’
& auffi variable que le climat dont i l éprouve
1 influence. '
Horace a merveilleufement bien décrit les Moeurs
des différents âges de la vie, qu’Ariftote.avoit analyfées;
& i l feroit fupérflu de tranferire ici ces beaux vers que
tout le monde fait par coeur: mais à. ces deux caufes
naturelles delà diverfité des Moeurs fe joint l ’influence
de l'habitude ; & ce lle - c i eft un compofé des im-
preflîons répétées que font fur nous 1 înftruftion , 1 exercice, l ’opinion , & l ’exemple. C ’eft donc peu
d’avoir étudié dans l ’homme moral ce que Les
peintres appellent le nu ; i l faut s’inftruire des
différents modes que l'inftitutiou a pu donner à
la nature , félon les lieux & les temps. Prendendo
la Poefia ogni fila luce délia luce del hiflo-
n u . . . . j'en fa la quale la Poefia camina in
pfcurijjime tenebre. ( L e T a ffe .)
. « Celui qui fait ce qu’on doit à fà patrie > â
» fes amis , à fes parents ; quels font les droits
» de i’hofpitalité , les devoirs d’un fénateur & d’un ■f) juge , les fonctions d’un Général d’armée ; celui-
» là , dit Horace , eft en état de donner à fes per-
*» fonnages le caraélère qui leur convient ». Horace
parloit. des Moeurs romaines : mais combien
de nuances à obferver dans la peinture des mêmes
caractères , pris en divers climats ou dans des
fîècles différents ! C’eft là qu’un poète doit s’inftruire
en parcourant les annales du monde. Le
culte , les lo is , la difeipline , les opinions , les
ufages , les diverfes formes de gouvernement ; l ’influence
des M oe u r s fur les lois , -des lois fur le
fort des Empires; en un mot , 1a conftitutution
phyfîque , morale, & politique des divers peuples
de la terre, & tout ce qui dans l ’homme eft naturel
ou faétice , de naiffance ou d’inftitution ,
doit entrer efleuciellement dans le plan des études
du poète : travail immenfe , mais ,d’où réfulte
cette idée univerfeile , qui , félon Gravina , eft
la mère de la fiétion , comme la nature eft la
mère de la vérité.
Encore cette théorie ferôit-elle infuffifante fans
l ’étude pratique des M oe u r s . Le peintre le plus
verfe dans le deffin & dans l’étude de l ’antique ,
ne rendra jamais la nature avec cette vérité qui
fait illufion , s’il n’a fous les ieux fes modèles. rs$ÊÊÊ e& de même du poète ; la le&ure & la méditation
ne lui tiennent jamais .fieu du commerce
frequent des hommes : pour bien les peindre, il
faut les voir de près , les écouter , les obferver
lans ceffe ; un mot, un coup d’oe il, un fïlence,
Une attitude , un gefte eft quelquefois ce qui
donne la vie , l ’expreffion , le pathétique à un
tableau , qui fans cela manqueroit d’âme & de
vérité. Mais ce n’eft pas d’après tel ou tel modèle
<^ue l ’on peint la nature dans le Moral ; c’eft
d’après mille obfervations faites ça & là , & q u i,
femblables a ces molécules organiques imaginées
par un philofophe poète, attendent au fond de la
penfée le moment d’éclore & de fe placer :
Refpicere exemplar vitee morumque jubebo
Doctum imitatorem,, & veras hinc ducere voces.
C’eft dans un monde p o l i, cultivé, qu’il prendra
des idées de nobleffe & de décence; mais pour
les mouvements du coeur humain, le dirai-je ? c’eft
àvec des hommes incultes qu’il doit vivre , s’il
veut les voir au naturel. L ’éloquence eft plus vraie,
fentiment plus naïf, la paflïon plus énergique ,
1 ame enfin^ plus libre & plus franche parmi le
peuple qu’à la Cour : ce n’eft pas que les hommes
ne foient hommes partout; mais la politefle eft
ton fard qui efface les couleurs naturelles. Le
grand monde eft un bal mafqué.
Je fais combien il eft elïenciel au poète de
plaire a ce mo.nde qu’il a pour juge , & dont le
godt éclairé décidera ‘de fes fuccès; mais quand
le naturel eft une fois faifi avec fo r c e , i l eft f a c i l e
d’y jeter- les draperies dos bienféances.
L a différence la plus marquée dans les Moeurs
foc ia les, eft celle qui diftingue le s caractères des
deux fexes. E lle tient d’un côté à la nature , &c
de l ’autre à l ’inftitution.
Ce qui dérive de la foibleffe & de l ’irritabilité
des organes, la fineffe de perception , la délicate
ffe de fentiment, la mobilité des idées la
docilité de l ’imagination , les caprices de la volonté
, la crédulité fulperftitieufe , les craintes
vaines , les fantaifies , & tous les vices des enfants ;
ce qui dérive du befoin naturel d’apprivoifer &
d’attendrir un être ' fauvage-, fier , & fo r t , par le quel
on eft dominé ; la modeftie , la candeur, la
fimple & timide innocence ; ou , à leur p la c e , la
diilimulation , l ’adreffe , l ’a r tifice , la foupieffe , -
la eomplaifance, tous les raffinements de l ’art de
féduire & d’intéreffer ; enfin ce qui dérive d’un
état de dépendance & de contrainte, quand la
paffion fe révolte & rompt les liens qui l ’enchaînent
, la violence, l ’emportement, & l’audace du
déiefpoir ; voilà le fond des Moeurs du côté du
fexe le plus foible , & par là le plus lufceptible
des mouvements paflionnés.
D u côté de l ’homme , un fonds- de rudeffe ,
d’âpreté , de férocité même , vices naturels de
la force ; plus de courage habituel , plus d’é galité
, de confiance ; les premiers mouvements
de la franchife & de la droiture, parce q u e , Ce
fentant plus libre , i l en eft moins craintif &
moins - diffimulé ; un orgueil plus altier , plus
impérieux , plus ouvertement defpotique , mais un
amour-propre moins attentif & moins adroit à
ménager fes avantages; un plus grand nombre de
paffions, & chacune moins v io len te , parce que ,
moins captivée & moins contrariée, e lle n’a point,
comme dans les femmes , le reffort que donne
la contrainte aux paffions qu’e lle retient ; voilà
le fond des Moeurs du fexe le plus fort.
Viennent enfuite les différences des états de la
vie. Les Moeurs d’un peuple chaffeur feront fau-
vages & cruelles ; accoutumé à voir couler le
fang , l ’habitude le rend prodigue , & du fîen , &
de celui d’autrui la chaffe eft la foear de la
guerre. Les Moeurs d’un peuple pafteur font
douces & voluptueufes ; i l a les vices de l ’oifi-
veté & les vertus de la paix. Les Moeurs d’un
peuple laboureur font plus févères & plus pures :
le père & la mère de l ’innocence font le travail
& la frugalité. Les Moeurs d’un peuple navigateur
font corrompues par la fo i f des richeffes : car
le commerce eft l ’aliment & le germe de l ’avar
ic e ; & ce lu i qui paffe fa vie à s’expofer pour
de l ’argent, n’eft pas éloigné de fe vendre.
Nouvelle différence entre le peuple des campagnes
& le peuple des villes : dans l ’un , les
dénrs font bornés comme les befoins , & les be-
foins comme ies idées ; dans l ’autre, l ’imagination