
• O n ne fait aucune image ; on les aflemble, oh
les combine. Le s extravagances des M ille & une
N u its & des Contes des fées , &c. &c. ne font que
des combinaisons.
C e lu i qui prend le plus d’images dans le ma-
gafin de la mémoire, eft celui qui a le plus d'Imagination*
• L a difficulté n’ eft pas d’aflembler ces images
'avec prodigalité & fans choix.- Vous pourriez paner
un jour entier à représenter, fans effort & fans
prefque. aucune attention, un beau vieillard avec
une grande barbe blanche ,: vêtu d’une ample draperie
, porté au milieu d’un nuage fur- des enfants
jouflus qui ont de belles paires d ailes , ou* fur une
a ig le d une grandeur énorme , tous les dieux &
tous les animaux autour de l u i , des trépieds d’or qui
•courent pour arriver à Son con fe il, des roues qui
tournent d’elles-mêmes , qui marchent en tournant,
qui ont quatre faces ; qui font Couvertes d’ ie u x ,
•d’oreilles , de langues & de nez entre ces trépieds
& ces roues une foule de morts qui reffuf-
citent au bruit du tonnerre , les fphèreS céle.ftes
qui danfent & qui font entendre un concert harmonieux,
&c. & c. &c : les hôpitaux des fous font
remplis de pareilles Imaginations.
O n diftingue Y Imagination qui difpofe lés évènements
d’un poème , d’un roman , d’une tragédie,
■ d’une comédie , qui donne aux perfonnages #de$ caractères
, des pâmons : c’ eft ce qui demande le plus
profond jugement & la connoiffance la plus fine
du coeur humain ; talents néceffaires, avec lefquels
pourtant on n’a encore rien fait j ce n’eft que le
plan de l ’édifice.
L ’Im a g i n a t i o n , qui donne à tous ces ■ perfonnages
l ’ éloquence propre de leur é ta t , & convenable
à leur fitua io n j c’eft la le grand a r t , & ce^
n’eft pas encore allez.
U Im a g i n a t i o n dans l ’exprefïion , par laquelle
chaque mot peint une image à i ’efprit fans l ’é-
îpnner , comme dans V irg ile j
Remigium al arum ;
Marentem abjungens fraternà morte juyencum
Velorùm pandimus alas ;
Pendent circum ofeula nati j
i Jmmortale jecur tundens fecundaquç pcenis
Vifcerd ;
P t caligantem nigrâ formidine lucum ;
F î t a. vocant conditque natantia lumina lethuiji»
V ir g ile eft plein de ces expreffions pitorefques dont
i l enrichit la b elle langue latine , & qu’ i l eft fi
.difficile .de bien rendre dans nos jargons d’Europe,
enfants boffus & .boiteux d’un grand homme de
.belle taille , mais qui ne.laiffent pas d’avoir leur
mérite & d’avoir fait de très-bonnes chofes dans
Jour genre.
I l y a une Imagination étonnante dans la Mathématique
pratique. I l faut commencer par fe
peindre neçteineat dans l ’çfprjt la machine qu’on
Invente ôefes effets. I l y avoit beaucoup plus d’i magination
dans la tête d’Archimède que dans
ce lle d’Homère.,
D e même que l ’ Imagination d’un grand ma*
thematicien doit être d’une exactitude extrême,
ce lle d’un grand poète doit être très-châtiée. I l ne
doit jamais préfencer d’ images incompatibles , incohérentes,
trop exagérées, trop peu convenables
au fojet.
Pulchérie, dans la tragédie d’Hé raclfos, dit il
Phocas :
La vapeur de mon fan g ira groflir la foudre
Que Dieu tient déjà prête à te réduire en poudre.
Cette exagération forcée ne paroît pas couvé-1
nable à une jeune princeffe, q u i , fuppofé qu’e lle
ait ouï dire que le tonnerre fe forme des exhalai-
fons de la terre , ne doit pas préfumer que la vapeur
d’un peu de fang répandu dans une maifoa
ira former la foudre : ç’eft le poète qui parle , Sc
non la jeûné princeffe. Racine n’a point de ces
Imaginations déplacées : cependant , comme i l
faut mettre chaque chofe à fa place , on ne doit
pas regarder 'cette image exagérée comme un
défaut infupportable j ce n eft que la fréquence
de ces figures qui peut g?cer entièrement un ou-*
vrage.
11 feroit difficile de ne pas rire de ces vers?
Quelques noires vapeurs que p'uiflent concevoir
Et la mère & la fille enfemble au défefpoir ,
Tou t ce qu'elles pourront enfanter de tempêtes ,
Sans venir jufqu’à nous » crèvera fur nos tçtes ;
Et nous érigerons dans cet .heureux féjour
De leur haine impuiflaqte un trophée à l’ Àmoujf,
Ces vapeurs de la mère & de la f i lle qui en*
fa u te n t des tempêtes , ces tempêtes qui ne viennent
p oint p u f qu’à P la c id e , & qui. ,crèvent fu r
les têtes pour ériger unjroph ée d’ une rage, font
affurément des Imaginations auffi incohérentes,
auflî étranges que mal exprimées. Racine, Bo ile au ,
Moilere j les bons auteurs du fiècle de Louis X I V ,
ne tombent jamais dans ce défaut puéril.
L e grand défaut de-quelques auteurs qui fonç
venus après le fiècle' de ‘Louis X IV , c’eft de
vouloir avoir toujours de Y Imagination,Fc de fatiguer
le leCteur par cette vicieufe abondance d’images
recherchées, autant que par des, rimes redoublées,
dont la moitié au moins eft inutile. C ’eft ce qui
a fait tomber enfin tant de-petits poèmes comme
V e r - v e r t, la Ckartreufe , les Ombres , qui entrent
de la vogue pendant quelque temps.
Onîne fupervucuum pleno de pectore manat, ».
O n a diftingué Y Imagination aCtive , Sc la pa£
f iv e ..L ’a v iv e eft ce lle dont nous avons, traité ;
c’eft ce talent de former des peintures neuves çfe
toutes celles qui font dans notre mémoire,
U
L a paffive n’eft prefque autre chofe que la mémoire
, même dans un cerveau vivement ému. Un
homme d’une Imagination aCtive & dominante ,
un prédicateur de la ligu e en France , ou des puritains
en Angleterre, harangue la populace d’une
vo ix tonnante , d’un oeil enflammé , & d’un gefte
d’ énergumène, repréfente J. C. demandant juftice jj
au P ère éternel des nouvelles plaies qu’i l a reçues
des royaliftes, des clous que ces impies viennent
de lui enfoncer une fécondé fois dans les pieds Sc
dans les mains. Vengez Dieu le p è re , vengez le
fang de Dieu le fils , marchez'fous les drapeaux
du S. Efprit : c’étoit autrefois une colombe \ c’ eft
aujotfrdhûi une aig le qui porte la foudre. Les
Imaginations paffiv.es ébranlées par ces images ,
par la voix , par l ’aCtion de ces charlatans fan-
guinaires, courent du prône Sc du prêche tuer des
royaliftes & fe faire pendre.
Les Imaginations paffives vont s’émouvoir tantôt ;
aux fermons ", tantôt aux fpeCtacIes , tantôt à la
G rè v e , tantôt au fabat. ( V o l t a i r e . ).
* Im a g in a t ion . O n appelle ainfi cette faculté
de i’ame qui rend les objets préfems a la penfée.
E lle fuppofe dans l ’entendement une appréhenfion
vive & forte, & la facilité la plus prompte à re- .
produire ce qu’il a reçu. Quand Y Imagination ne
fait que retracer les objets qui ont frapé les fens ,
e lle ne diffère de la mémoire que par la vivacité
des couleurs. Quand de l ’afTemblage des traits que
la mémoire a recueillis , l ’Imagination compofe
elle-même des tableaux dont l ’enfemble n’a point
de modèle dans la nature , elle devient créatricê'*
& c’eft alors qu’e lle appartient au génie.
I l eft, peu d’hommes à qui la réminifcence des
objets fenûbles né devienne , par la réflexion,
par la contention de' l ’e fp rk , affez vive , affez dé- .
taillée pour fervir de modèle a la Poéfie. Le s -
enfants meme ont la faculté de fe faire-une image
frapante , non feulement de ce qu’ils ont v u , mais
de ce qu’ils ont ouï dire d’intéreffant , de pathétique.
Tous les hommes paffionnés fe peio-nent
avec chaleur les objets relatifs au fentiment qui
les occüpe. L a méditation dans le poète peut
opérer les mêmes effets : c’eft e lle qui couve les
idées & l e s difpofe à la fécondité ; & quand i l
peint fpiblement, vaguement, confufément, c’ eft
le plus fouvent pour n’avoir pas donné à fon objet
toute l ’attention qu’i l exige.
Vous avez à peindre un vaifTeau battu par la
tempête , & for le point de faire naufrage. D ’abord
ce tableau ne fe préfente à votre penfee que dans !
un lointain qui l'efface ; mais voulez-vou s qu’i l '
vous foit plus prêtent ? Parcourez des ieux de l ’efprit
les parties qui le. compofénc : dans'Pair, dans les |
eaux , dans l e vaifTeau même, voyez ce qui doit ’
le paner. Dans 1 air , des vents mutines qui fe combattent
, des nuages qui édipfent le jour , qui fe 1
choquent, qui fe.confondent, & qui de leurs flancs
iillonnes d éclairs vomiffent la foudre avec un bruit
G R AMM. e t L i t t é r a t . Tome I f
horrible. Dans^les eaux, les vagues écumantes qui
s elevent jufquaux nues, des lames polies comme
des glaces qui refléchiffent les feux du c ie l , des
montagnes d eau fufpendues fur les abîmes où le
vaifTeau paroît s engloutir, Sc d’où i l s’élance for
fo cime des flots. Vers la terre , des rochers aigus
où la mer va fe brifer en mugiffant , & qui p?é-
fentent aux yeux des nochers les débris récents d’un
naufrage y augure effrayant de leur fort. Dans
le vaifTeau, les antennes qui fléchiffent Tous l ’effort
des v o ile s , les mâts qui crient & fe-rompent, les
flancs même du vaifTeau qui gémifTent battus par
les vagues & menacent de s’entr’ouvrir, un pilote
eperdu, dont la r t épuifé fuccombc Sc foit place au.
défefpoir ; des matelots accablés d’un travail inut
i le , & qui , fofpendusaux cordages, demandent an
C ie l avec des cris lamentables de féconder leurs
derniers efforts j un héros qui les encourage, & qui
tâche de leur infpirer la confiance qu’i l n’a plus.
V oulez-vou s rendre ce tableau plus touchant Sc
plus terrible encore ? Suppofez dans le vaifTeau un
pere avec fon fils unique , des. époux , des amants
qui s’adorent, qui s’embrafïent, qui fe difent, N ou s
allons périr. I l dépend de vous de foire de ce vaif-
Tea.ii le theatre des pallions , & de mouvoir avec
cette machine tous les refforts les plus puiflancs de
la terreur & de la pitié. Pour cela , i l n’ eft pas
befoin d’une Imagination bien féconde ; i l foffit:
de réfléchir aux circonftances d’une tempête, pour
y trouver, ce. que je viens d’y voir. I l en eft de
même de tous les tableaux donc les objets tombent
fous les fens : plus on y réfléchit , plus ils
fe dèvelopent. II eft vrai qu’ i l fout avoir le talent
de rapprocher les circonftances, & de raflembler
des details qui font épars dans le fouvenir : mais*1
dans là contention de l ’efprit la mémoire raporte ,
comiue d’elie-même, ces matériaux qu’elle a re-
cueiliis ; & chacun peut fe convaincre , s’i l veut
s’en donner la p ein e, que Y Imagination dans le
phyfique ef^ un talent qu’on a fans le lavoir.
O iï confond fouvent avec Y Imagination un don
plus précieux encore, celui dé s’oublier foi-même 5 de
te mettre â la place dupérfonnage que l ’on veut
peindre j d’en revêtir le caractère 5 d’en prendre
les inclinations, les intérêts, les fentiments ; de
le foire agir comme i l ag iro it , & de s’exprimer •
fous fon nom comme i l s’exprimeroit lui-même.
Ce talent de difpofér de foi diffère autant de l ’I magination,
que les affections intimes de l ’ame
different de l ’impreffion faite for les fens. I l veut
etre cultive par le commerce des hommes , par
l ’étude de la nature & des modèles de l ’art : c eft
l ’exercice de toute la vie ; encore n’eft-ce point
afTez. I l fuppofé de plus une fenfibilité , une fou -
plefTe , une activité dans l ’ame, que la nature feule
-peut donner. I l n’eft pas befoin, comme on l e
croit , d’avoir éprouvé les paffions pour les rendre :
mais i i faut avoir dans le coeur ce principe d’activité
,qui en eft le g e rm e , comme i l eft celui
du génie. Auffi entre mille poètes qui favent peindre