
éloignés nous expofe davantage aux mélanges
hétérogènes ; mais ces mélanges font toujours dif-
cernables , & la décompofition en eft toujours pof-
iible. D ’où i l fuit, que les lumières véritables de
l.i raiion ne peuvent jamais être oppofées à celles
de la révélation , & que l ’une par conféq'uent ne
doit pas prononcer autrement que l ’autre lür i ’ori-
gine des Langues.
C ’eft donc s’expofer à contredire , fans pudeur
& fans fuccès, le témoignage le plus authentique
qui ait été rendu à la vérité par l ’auteur même
de toute v é r ité , que d’imaginer ou d’admettre des
hypothèfes contraires à quelques faits connus par
la révélation, pour parvenir a rendre raifon des
faits naturels ; & nonobftant les lumières & l ’autorité
de quantité d’écrivains, qui ont cru bien
faire en admettant la fuppofition de l ’homme fau-
vage pour expliquer l ’origine 8c le dèvelope-
ment fucceffif du langage , j’ofe avancer que c’eft
de toutes les hypothèfes la moins foutenabie.
M. J. J. Rouneau , dans fon D ifcou r s fu r Vorigin
e & les fondements de V in égalitéparmi les
hommes ( I . partie ) , a pris pour bafe de fes recherches
, cette fuppofîtion humiliante de l ’homme
né fauvage & fans autre liaifon avec les individus
même de fon e fp èc e, que ce lle qu’i l avoit avec
le s brutes , une Ample cohabitation dans les. mêmes
forêts. Q u e lp a r t i a-t-il tiré de cette chimérique
hypothèfe , pour expliquer le fait de l ’origine des
L a n g u e s ? i l y a trouvé les-difficultés les plus
grandes , & i l eft contraint à la fin de les avouer
infolubles.
« L a première qui fe préfente , d it-il, eft d’imagi-
*> ner comment elles ( les Langues ) purent devenir
» néceffaircs; car les hommes n’ayant nulle corref-
» pondance entre eux ni aucun befoin d’en a voir,
» on ne conçoit ni la néceffité de cette invention ,
te ni fa poffibiiité , fi e lle ne fut pas indifpenfable.
» j e dirois bien, comme beaucoup d’autres , que
» les Langue s font nées dans le commerce do^-
» meftique des père s , des mères, & des enfants :
■ » mais outre que cela ne réfoudroit point les ob-
» jections , ce feroit commettre la faute de ceux
» q u i , raifonnant far l ’état de nature, ÿ tranf-
» portent des idées prifes dans la fociété , voient
» toujours la famille raffemblée dans une même
» habitation , & fes membres gardant entre eux
» une union auffi intime & suffi permanente que
■ » parmi nous , ou tant d’intérêts communs les
» réunifient; au lieu que dans cet état p rimitif,
» n’ayant ni maifons , ni cabanes , ni propriété
» d’aucune e fpèc e, chacun fe logeoit au hafard &
» fouvent pour une feule nuit ; les mâles & les
» femelles s’unifïoient fortuitement, félon la ren-
» contre , l ’ocçafion, & le défir, fans que la parole
» fut un interprète fort néceflaire des chofes qu’ ils
» avoient à fe dire ; ils fe quittoient avec la même
» facilité. L a mère a llaitoit d’abord fes enfants pour
» fon propre befoin ; puis l ’habitude les lui ayant
•» rendus chers, e lle les nomxiffoit enfuite pour le
» leur ; fi tôt qu’ils avoient la force de chercher
» leur pâture , ils ne tardoient pas A quitter la
» mère elle-même ; & comme il n’y avoit prefque
» point d’autre moyen de fe retrouver «que de ne
» pas fe perdre de -vile, ils en étoient bientôt au
, » point de ne fe. pas même reconnoître les uns les
» autres. Remarquez encore que l’enfant ayant tous
*» fes befoins à expliquer, & par1 conféquent plus
» de chofes à dire à. la mère que la mère à l’en-
—» fant, c’eft lui qui doit faire les plus grands frais
» de l ’invention , & que la Langue qu’il emploie
» doit être en grande partie fon propre ouvrage ;
» ce qui multiplie autant les Langues qu’il y a
» d’individus pour les parler, à quoi contribue
» encore la vie errante 8c vagabonde , qui ne laifle
» à aucun idiome le temps.de prendre de la çon-
» fiftance : car de dire que la mère diète à l ’enfant
» les mots dont il devra fè fervir pour lui de-
» -mander telle ou telle choie, cela montre bien
» comment on enfeigne des Langues déjà for-
» niées ; mais cela n’apprend point comment elles
» fe forment.
» Suppofons cette première difficulté vaincue :
» franchilTons pour un moment l ’efpace imnjenfe
» qui dut fe trouver entre le pur état.de nature
» & le befoin des Langues ; & cherchons , en les
» fuppofant néceffaires , comment elles purent
» commencer à s’étabiir. Nouvelle difficulté, pire
» encore que la précédente ; car fi les hommes
» ont eu befoin de la parole pour apprendre à-
» penfer , ils ont eu befoin encore de favoir penfer
» pour trouver l ’art de la parole : & quand or»
» -comprendroit comment les fons de la voix ont été
» pris pour interprètes conventionnels de nos idées ,
» il refteroit toujours à favoir quels ont pu être
» les interprètes mêmes de cette -convention pour
».'les idées qui', n’ayant point un -objet fenfible ,
» ne pouvoient s’indiquer ni par le gefte ni par
» la voix; de forte qu’à peine peut-on former des
» conjectures fupportables fur la naiffance de cet
» art de communiquer fes penfées & d’établir un
» commerce entre les efprits.
» L e premier langage de l ’homme , le langage
» le plus univerfel, le plus énergique , & le feul
» dont i l eut befoin avant . qu’il fallut perfuader
» des hommes afferobiés -, eft le cri de. la nature.
» Comme ce cri n’étoit arraché que par une forte
» d’inftinét dans les occafions prenantes , pour im-
» plorer du fecours dans les grands dangers : ou
» du foulagement dans les maux violents, i l n’étoïfc
» pas’ d’un grand ufage dans le cours ordinaire de
» la vie , ou régnent des fentiments plus modérés.
» Quand les idées des hommes commencèrent à
» s’étendre & à fé muLiplier-, & qu’i l s’établit
» entre eux une communication plus étroite , ils
» cherchèrent des fignés plus nombreux & un lan-
» gage plus étendu. Ils multiplièrent les inflexions
» de la voix , & y joignirent les geftes., q u i , par
» leur nature, font plus expreffifs, & dont le Cens
» dépend moins d’une détermination antérieure^ Ils
» exprimoient donc les objets vifibles & mobiles
» par des. geftes, & ceux qui frapent l ’ouïe par » des fons imitatifs :- mais comme le gefte n’in-
r» dique guère que les objets préfents ou faciles à
» décrire, 8c les a étions vifibles ; qu’i l n’eft pas
» d’un ufage univerfel, puifque i ’obfcurité ou l ’in-
» terpofition d’un corps le rendent inutile ; 8c qu’il
» exige l ’attention plus tôt qu’il ne l ’excite ; on
» s’avifa enfin de lui fubfticuer les articulations de
» la voix , qui, fans avoir le même raport avec
» certaines idées , font plus propres à les repréfenter
» toutes comme figues inftitués ; fubftitution qui
» ne peut fe faire que d’un commun confentement
» & d’une manière affez- difficile à pratiquer pour
» des hommes dont les organes groffiers n’av'oient
» encore aucun exercice, & plus difficile encore
» à concevoir en elle-même, puifque cet accord
» unanime dut être motivé , & que la parole
» paroît avoir été'fort néceffaire pour établir l ’ufage
» de la parole.
» On doit juger que les premiers mots dont
» les hommes firent ufage, eurent dans leurs efprits
» une fighification beaucoup plus étendue que n’ont
» ceux qu’on emploie dans fes La?igues déjà for-
» méès , & qu’igfiorant la divifion du difcours en fes
» parties conftit'utives, ils donnèrent d’abord à chaque
» mot le féns d’une proposition entière. Quand iis
» commencèrent à diftinguer lefujet d’avec l ’attribut,
» le verbe d’avec le nom, ce qui ne fut pas un rnédio-
>> cre effort de génie , les fubftantifs ne furent d’abord
» qu’autant de noms propres , l'infinitif fut le feul
» temps des verbes ; & à l ’égard des adjeélifs , la
» notion -ne s’en dut dèveloper que fort diffici-
te lement, parce que tout adjeéiif eft un mot abf-
*> trait , & que les abftraétions font des opérations
•> pénibles & peu naturelles.—'
» Chaque objet reçut d’abord un nom particu-
» lie r , fans égard aux genres & aux efpèces , que
• » ces premiers inftituteurs n’étoient pas en état de
>» diftinguer; & tous les individus fè préfentèrent
» ifolés à leur efprit , comme ils le font dans le
» tableau de la nature. Si un chêne s’appeloit A ,
» un autre chêne s’appeloit B ; de forte que plus
» les conaoi {Tances étoient bornées , & plus le dic-
» tionnaire devint étendu. L ’embarras de toute
» cette nomenclature ne put être levé facilement
>> car pour ranger-les êtres fous des dénominations
communes & génériques., i l en falloit connoître
» les propriétés & les différences.; i l falloit des
» obfervations & des définitions, c’eft à dire de
» l ’hifto.ire naturelle & de la ffiétaphyfique , beau-
» coup plus que les hommes de ce temps-là n’en
» pouvoient avoir.
^ ailleurs , les idées générales ne peuvent
r> s introduire dans l ’efprit qu’à l ’aide des mots ,
»» & 1 entendement ne les faifit que par des pro-
» pofitions. C’eft une des raifons pourquoi les
»> animaux ne fauroient fe former de telles idées,
» ni jamais acquérir la perfeétibilité qui en dépend.
£ Quand un linge va, fans héûter, d’une noix à
l ’aufre , penfe-t-on qu’i l ait l ’idée générale de
cette forte de f ru it , 8c qu’i l compare fon archétype
à ces deux individus ? Non fans doute ; mais
la vue de l ’une de ces noix rappelle à fa mémoire
les fenfations qu’i l a reçues de l ’autre
, & fes yeux modifiés d’une certaine manière
, annoncent à fon goût là modification
qu’i l va recevoir. Toute idée générale eft purement
intelleéluelle ; pour peu que l ’imagination
s’en mêle , l ’idée devient auffi tôt particulière.
Effayez de vous tracer l ’image d’un
arbre eu géné ral, vous n’en viendrez jamais à
bout,* malgré vous i l faudra le voir petit ou
grand , rare ou touffu , clair ou foncé ; & s’i l
dépendoit de vous de n’y voir que. ce qui fè
trouve en tout arbre , cette image • ne reffem-
bleroit plus à un arbre. Les- êtres purement abf-
traits fe voient dé même..', ou ne fe conçoivent
que par le difcours. L a définition feule du triangle
vous en donne la véritable idée: fi tôt que vous
en figurez un dans votre efprit , c’ eft un tel
triangle 8c non pas un autre , & vous ne pouvez
éviter d’en rendre les lignes fenfible^ ou le
plan coloré. I l faut donc énoncer des propo-
fitions ; i l faut donc parler pour avoir des idées
générales : car fi tôt que l ’imagination s’arrête,
l ’efprit ne marche plus qu’à la id e du difcours.
Si -donc les premiers inventeurs n’ont pu donner
des noms qu’aux idées qu’ils avoient déjà, i l
s’enfuit que les premiers fubftantifs n’ont pu
jamais être que des noms propres.
» Mais lorfque, par des moyens que je ne conçois
i pa s, nos nouveaux grammairiens commencèrent
' à étendre leurs' idées 8c à généralifer leurs mots,
> l ’ ignorance des inventeurs dut affujettir cette
■ méthode à des bornes fort étroites ; & comme
1 ils avoient d’abord trop multiplié les noms des
■ individus, faute de connoître les genres & les
p efpêces, ils firent enfuite trop d’ efpèces & de
1 genres , faute d’avoir confidéré les êtres par toutes
• leurs différences. • Pour pouffer les divifions affez
1 loin , i l eût fallu plus d’expérience & de lumière
• qu’ils n’en pouvoient a v o ir , 8c plus de recherches
» & de travail qu’ ils n’y en vouloient employer.
» O r , fi même aujourdhui l’ on découvre chaque
• jour de nouvelles efpèces qui avoient échapé
• jufqu’ici à toutes nos obfervations, qu’ on penfe
» combien i l dut s’en dérober’ à des hommes qui
• ne jugeoientdes chofes que fu r ie premier afpectî
• Quant aux clafles primitives & aux notions les
• plu$ générales , i l eft fuperflu d’ajouter qu’elles
• durent leur échaper encore : comment , par
> exemple , auroient-ils imaginé ou entendu les
> mots de matière , d’efprit , de fubjlance , de
> mode , de figure , de mouvement, puifque nos
» philofophes , qui s’en fervent depuis fi lon g
> temps, ont bien de la peine à les entendre eux-
> mêmes , & que les idées qu’on attache à ces
> mots étant purement métaphyfiques , ils n’en
•? trouvoient aucun modèle dans la nature ? »
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