
avec autant d’afsùrance que s’ils avoient parlé
d’après le fait même , ou qu’ils eulfent affifté au
confeil du Très-haut.
Le s uns difent que la multiplication des jLan~gu.es
ne s’eft point faite fubitement , mais qu’e lle s’eft opérée
infenfiblement, félon les principes confiants de la
mutabilité naturelle du langage ; qu’e lie commença
à devenir fenfibie pendant la conftruétion de la
v ille & de la tour de B a b e l, q u i , au raport d’Eu-
febe ( in Chron») , dura quarante ans j que les progrès
de ce tte . permutation fe trouvèrent alors u considérables
, qu’i l n’y eut plus "moyen de conferver
l ’intelligence néceffaire à la confommation d’une
entrepril'e qui alloit directement contre la volonté
de D ie u , & que les hommes furent obligés- de fe
féparer. ( Voye^ Vlntrod. à V h ijl. des ju i f s de
Prideaux , par Samuel Shucford , liv. I I . ) Mais
c’eft contredire trop formellement le texte de
l ’Ecriture , & fuppofèr d’ailleurs comme n aturelle,
une chofe démentie par les effets naturels ordinaires.
L e chapitre x j de la Genèfe commence par
obferver que par toute la terre on ne parloit qu’une
L a n g u e , & qu’on la parloit de la même manière:
E ra t autem terra labii. unius & fermonum
eorumdem ( V . i ) ; ce qui femble marquer la
même prononciation , labii unius , & la même
fyntaxe , la même analogie , les mêmes tours ,
fermonum eorumdem. Après cette remarque fondamentale
, & envifagée comme te lle par l ’hif-
torîen facré, i l raconte i ’arri/ée des defcendants de
N o é dans la plaine de Sennahar, le projet qu’ ils
firent d’y conftruire une v ille & une tour pour
leur fervir de lign a i, les matériaux'qu’ils emp loyèrent
à cette conftruétion; i l infinue même que l ’ouvrage
fut pouffé jufqu’à un certain point j pu is,
apres avoir remarque que le Seigneur defeendit
pour vifîter l ’ouvrage , i l ajoute (T 7 . 67 ) , E t d ix it
{ D omina s ) ; Ec ce unus e jl popu lu s 6 unüm
xa bium omnibus ,* coeperuntque hoc facere , nec
defiflent à cogitationibus f u i s donec eas opéré
çompleant. enite igitu r , defeendamus , &
çonfundamus ib i linguam eorum , u t non audiat
unufquifque vOcem pro x imi fu i . N ’e ft-il pas bien
clair qu’il n’y avoit qu’une Langue jufqu’au
moment où Dieu voulut faire échouer l ’entreprife
dés hommes, uhum labium omnibus ; que dès
qu’ i l l ’eut ré fo lu , fa volonté toute-puiffante eut
fon e ffe t, atquë ita divifit eos D ominu s \ V . 8 ) ;
que le moyen qu’i l employa’pour cela fut la divifion
de la Langue commune, conftindamus....
Linguam eorum^Sc que cette confufion futfu b ite ,
confundamus ibi 7
S i cette confufion du langage primitif n’eùt pas
été fubite , gomment auroit-elle frapé les hommes
au point de la conftater par un monument dur-
tab le , comme le nom qui fut donné à cette ville
même , B a b e l ( confufion ) ? E t idircà vocaium
ejl nçmen e jq s Babel , quia ibi çonfufum e jl
labium univerfæ terree [ V . 9 ) . Comment, après
avoir travaillé pendant plulieurs années en bonne
in te llig en c e , malgré les changements infenfîbles
qui s’iniroduifoient dans le lan g ag e , les hommes
furent-ils tout à coup obligés de fe féparer faute
de s’entendre ? Si les progrès de la divifion étoient
encore infenfibies la v e i l le , ils durent l ’ être également
le lendemain : ou s’i l eut le lendemain
une révolution extraordinair e\qui ne tînt plus à la
progrelfion des altérations précédentes , cette pro-
greflion doit être comptée pour rien dans les.caufes
de la révolution ; on doit la regarder comme fubite
& comme miràculeufe -dans fa caufe autant que dans
fon effet.
■ Mais i l faut bien s’y réfoudre, puifqu’i l eff certain,
que la progrelfion naturelle des changements qui
arrivent aux L a n g u e s , n’opère & ne peut jamais
operer la confufion entre les hommes qui parlent
originairement la même. Si- un particulier altère
l ’uiage commun, fon expreffion eff d’abord regardée
comme une faute, mais on l ’entend ou on lé fait
expliquer; dans l ’un ou l ’autre cas, on lui indique
la lo i fixée par l ’u fa g e , ou du moins on fe la rappe
lle . Si cette faute particulière , par quelqu’une
des caufes accidentelles qui font varier les L a n gu
es , vient à paffer de bouche en bouche & à fe
répéter, elle ceffe enfin d’être faute, elle acquiert
l ’autorité de l ’ufâge , elle devient propre a la même
Langue qui la condamnoit autrefois ; mais alors
même on s’entend encore, puifqu’on fe répète.
Ain u entendons-nous les écrivains du fiècle dernier
, fans appercevoir entre eux’ & nous que des
différences légères qui 11’y caufent aucune confufion;
ils«entendoient pareillement ceux du fiècle
précéden;, qui étoient-dans le même cas à l ’égard •
• des auteurs du fiècle antérieur ; & ainfi de fuite
jufqu’au temps de Charlemagne , de C lo v i s , fi
vous voulez , ou même jufqu’aux plus anciens
druïd,es, que nous n’enteudons plus. Mais fi la vie
des hommes étoit affez'longue pour que quelques
druides vécuffent encore aujourdhui, que la Langue
fut changée comme e lle l ’e f t , ou qu’e lle ne- le
fut p a s , i l y auroit encore intelligence entre eux
& nous , parce qu’ils auroient été affnjettis à céder
au torrent des décifions de,s ufages des différents
fiècles. Ainfi , c’eft une véritable illufion que de
vouloir explique r, ' par des caufes naturelles , un
évènement qui ne peut être que miraculeux.
D ’autres auteurs, convaincus qu’i l n’avoit point
de caufe aflignable dans l ’ordre naturel, ont voulu
expliquer en quoi a pu confift.er la révolution étonnante
qui fit abandonner l ’entreprife de Babel.
« Ma penféè, dit du Tremblay ( Traite' des L a n -
» gués , c. v j ) , eft que Dieu difpofa alors les
» organes de ces hommes de te lle manière , q u e ,
» lorfqu’ils voulurent prononcer les mots dont ils
» avoient coutume de fe fervir , ils en pronon-
» cèrent de tout différents pour fignifïer les chofes
» dont ils voulurent parler : eu forte que ceux dont
» Dieu
» D ieu voulut changer la L a n g u e , fe formèrent
» des mots tout nouveaux , en articulant leur voix
» d’une autre manière qu’ils n’avoient accoutumé
» de le faire ; & en continuant ainfi d’articuler
». leur voix d’une manière' nouvelle toutes les fois
» qu’ ils parlèrent, ils fe firent une Langue nou-
» v e lle : car toutes leurs idées fe trouvèrent jointes
» aux termes de cette nouvelle L a n g u e , au lieu
» qu’elles étoient jointes aux termes de la Langue
» qu’ils parioient auparavant. I l y a même lieu
» ae croire qu’ils oublièrent tellement leur Langue
» ancienne , qu’ils ne fe fouvenoient pas même de
» l ’avoir p a r lé e , & qu’ils ne s’apperçurent du
» changement que parce qu’ils ne s’entr’enten-
» doient pas tous comme auparavant. C eft ainfi
» que je conçois que s’eft fait ce changement ; &
» fuppofé la puiffance de Dieu fur fa créature, je
» ne vois pas en cela un grand myftère, ni pourquoi
» les rabins fe tourmentent tant pour trouver la
» manière de ce changement ».
C ’eft: encore donner fes propres imaginations
pour des raifons : la multiplication des Langues
a pu fe faire en tant de manières, qu’i l 11’eft pas
poffible d’en déterminer une avec certitude, comme
préférée exclufivement à toutes les autres. Dieu a
pu laiffêr fubfifter les mêmes mots radicaux avec
le s mêmes lignifications, mais en infpirer des dé-
clinaifons & des.conftruétions différentes; i l a pu
jfubftituer dans les efprits -d’autres idées à celles qui
auparavant étoient défîgnées par les mêmes mots,
altérer feulement la prononciation par Je change-
jnent des voyelles , ou par celui de confonnes homogènes,
fubflituées les unes aux autres, &c. Qui
eft-ce qui ôfera affigner la voie qu’i l a p lu à la
Providence de choifir, ou prononcer qu’elle n’en
a pas çhoifi ’plufieurs à la fois ? Q u i s enim cognovit
fenfum D om in ï, aut quis confiliarius e ju s f u i t ?
( Rom. xj. 34. j V
Tenons-nous-en aux faits qui nous font racontés
par l ’Efpiit faint. Nous ne pouvons point douter
que ce ne foit lui-même qui a infpiré Moïfe. Tout
concourt d’ailleurs a confirmer fon récit : le fpec-
tacle de la nature, celui de la fociété & des révolutions
qui ont changé fucceffiveulent la fcène du
inonde, les raifonnements fondés fur les obferva-
tions les mieux conftatées , tout dépofe les mêmes
vérités; & ce font les feules que nous puiffions
affirmer avec certitude , ainfi que les conféquences
q ui en fortent évidemment.
Dieu avoit fait les hommes fociables; i l leur
infpira la première La n g u e , pour être l ’inftrument
de la communication de leurs idées , de leurs
befoins, de leurs devoirs réciproques, le lien de
leur fociété., 4c Turtout du commerce de charité
& de bienveillance qu’i l pofe comme le fondement
indifpenfable de ce tte, fociété.
Lorfqu’ ii voulut enfuite que leur fécondité fervît
â couvrir & à cultiver les differentes parties de la
Jterre qu’ i l avoit foumife au domaine de l ’efpèce, G R AMM ^ E T Littérat. Tome IL
& qu’i l lent vit prendre des mefures pour réfiftec
à leur vocation & aux vues impénétrables de fa
Providence ; i l confondit la Langue primitive , les
força ainfi à fe féparer en autant de peuplades qu’i l
en réfiilta d’idiomes, & à fe difperfer dans autant do
régions différentes.
T e l eft le fait de la première multiplicaliori
des Langue s ; . & la feule chofe qu’il me paroi fie
permis d’y ajouter raifonnablement, c’eft que D ieu
opéra fubitement dans la Langue primitive des
changements analogues à ceux que les caufes naturelles
y auroient amenés par la fuite, fi les hommes*
de leur propre mouvement, s’étoient difperfés en
diverfes colonies dans les différentes régions de la
terre : car, dans les évènements mêmes qui font hors
de l ’ordre naturel , Dieu n’agit point contre la
nature, parce qu’i l ae peut agir contre fes idées
éternelles & immuables , qui font les archétypes
de toutes les natures. Cependant ceci même donne
lieu à une objeétiôn qui mérite d’être examinée; la
voici :
Que le Créateur ait infpiré d’abord au preaiier
homme & a fa compagne la première de toutes
les Langues , pour fervir de lien & d’inftrument
a la fociété qu’i l lui avoit plu d’établir entre eux;
que l ’éducation, fécondée par la curiofité naturelle
& par la pente que les hommes ont à l ’ imitation,
ait fait paffer cette Langue primitive de
générations en. générations ; & qu’ainfi elle ait
entretenu, tant qu’elle a fubfifté feule , la liaifon
originelle entre tous les defcendants d’Adam
d’Ève ; c’eft un premier point qu’i l eft aifé de concevoir
, & qu’i l eft néceffaire d’avouer.
Que les hommes enfuite, trop épris des douceurs
de cette foc iété, ayent voulu éluder l ’intention &
les ordres du Créateur, qui les deftinoit à peupler
toutes les parties de la terre; & q u e , pour les y
contraindre, Dieu ait jugé d propos de confondre
leur, langage & d’en multiplier les idiomes, afin
d’étendre le lien qui- les tenoit trop attachés les
uns aux autres; c’ eft un fécond point également at-
tefté , & dont l ’ intelligence n’a pas plus de difficulté,
quand on le cônfidère â part.
Mais la' réunion de ces deux faits femble donner
lieu à une difficulté réelle. Si la confufion desLangues
jette la divifion entre les hommes, n’eft-elle pas contraire
à la première intention du Créateur & au
bonheur de l ’humanité ? Pour diffiper ce qu’i l y a
de fpécieux dans cet;te objection , i l ne iuffit pas
d’envifager feulement d’une manière vague & indefinie
l ’affe&ion que tout homme doit à fon fem-
blable , & dont i l a le germe en foi-même. Cette
affection a naturellement, c’eft à dire, par une
fuite néceffaire des lois que le Créateur même a
établies, différents degrés d’ intenfité , félon la différence
des degrés de liaifon qu’i l y a entre un
homme & un autre. Gomme les ondes circulaires
qui fe forment autour d’une pierre jetee dans J. eau,
font d’autant moins fenfibles qu elles s eloignent
plus du centre de l ’ondulation, ainfi plus les rap*
r v ç c